39. Les visiteurs
Clothilde
Je suis en train de remplir la mangeoire derrière la fromagerie de foin lorsque j’entends arriver un cheval au galop. Je me dépêche de terminer ma tâche et sors de l’enclos, veillant à bien le fermer, avant de gagner l’avant de la ferme. La déception qui m’étreint est à la hauteur de la grisaille du jour lorsque je constate que le visiteur n’est malheureusement pas Einar mais Thibault. Je n’ai aucune envie de le voir, d’autant plus que nous avons pu mesurer son courage à sa réponse catégorique et négative de quitter sa cachette lorsque mon père a décidé de revenir à la ferme. Peut-être a-t-il finalement retrouvé un peu de ce courage ces derniers jours ? Cela ne change pas grand-chose à mon avis à son propos, en tout cas.
— Thibault, le salué-je alors qu’il attache son cheval. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Bonjour, ma mie. Je suis venu m’excuser de mon comportement. J’ai réfléchi et je réalise maintenant que j’ai été bête d’essayer de te forcer la main. J’aurais dû attendre que les Vikings s’en aillent, mais bon, comme c’est pour bientôt, je vais patienter pour le mariage.
J’ai envie de lui dire qu’il peut rêver pour que je l’épouse, mais peu importent mes émotions à ce propos, je n’aurai pas le choix, alors il ne sert à rien d’envenimer les choses.
— Eh bien, merci pour ces excuses, Thibault… Tu peux retourner te cacher, maintenant.
— Me cacher ? Mais de quoi parles-tu ? Si j’avais eu de l’aide, je me serais battu contre ces chiens qui viennent piller notre pays ! Tu le sais bien ! affirme-t-il, bravache.
Je ne peux retenir un rire narquois. Bien sûr, j’y crois totalement… Ça se ressent totalement dans son attitude, tiens ! Je n’ai malheureusement pas le temps de lui répondre parce que je vois du coin de l'œil un Viking approcher. Runolf semble tout à coup très énervé et Marguerite le suit au petit trot, du moins elle essaie.
— Voyons voir ton courage, soufflé-je, le sourire aux lèvres, tandis que le Viking se plante devant lui et l’attrape par le col pour l’éloigner de moi.
— Toi partir ! Maintenant ! Moi, pas chien.
Thibault se défait de la prise mal assurée de Runolf et se retourne. Je le vois s’assurer qu’il n’y a personne d’autre avant de se redresser un peu.
— Tu n’es pas encore parti, toi ? Tes camarades vont filer sans toi, si tu restes ici à déshonorer nos femmes, l’agresse-t-il.
— Toi déshonorer femme, gronde le Viking. Moi rien faire si femme pas d’accord !
Il ne lui laisse pas le temps de répondre et lui colle son poing dans la figure, faisant hurler Marguerite de surprise. Je lui attrape le bras et la fais reculer tandis que le regard de Thibault vire au noir. Après la surprise, c’est la colère qui l’inonde, et il se jette sur Runolf qui parvient à esquiver son poing, lui décochant un nouveau coup, dans le ventre, cette fois.
— Toi partir maintenant !
— Je n’ai pas d’ordre à recevoir d’un Viking, gronde-il sans toutefois esquisser un geste, toujours un peu sonné du coup qu’il s’est pris. C’est toi qui vas partir bientôt, et je ne vais pas m’abaisser à me salir les mains en t’affrontant. Tu n’en vaux pas la peine, grimace-t-il en se dirigeant vers son cheval.
Il a la lèvre en sang et sa joue est déjà rougie. Je pense qu’il a surtout peur de s’en prendre un autre, et ça me convient bien. Si je ne suis pas une adepte de la violence, je crois que je suis prête à fermer les yeux, à cet instant, et à applaudir Runolf.
— Clothilde, reprend-il avant de partir. Je reviens dès que la voie est libre. Bientôt, tu seras libérée de leur barbarie, promis.
Je n’ai vraiment pas hâte que ce moment arrive, mais je me retiens de faire tout commentaire. J’avoue même appréhender le départ des Vikings, et pas seulement parce qu’Einar va partir, non… Aussi parce que vivre avec cet homme va être un cauchemar pour moi.
— Au revoir, Thibault.
Je tourne déjà les talons et entraîne Marguerite dans la maison pour une pause bien méritée. Elle a tendance à ne pas faire très attention à elle, quand elle n’est pas occupée à folâtrer avec son Viking, et j’ai le souvenir de ma mère qui s’épuisait malgré ses grossesses, jusqu’à souffrir sur la fin. Je ne veux pas qu’il en soit de même pour elle.
Je lui sers de l’eau et m’installe à côté d’elle pour m’hydrater également.
— Il fait chaud aujourd’hui, tu devrais te reposer plutôt que de travailler.
— Mais non, il faut bien que le travail avance. Et puis, je ne peux pas rester à rien faire, quand même.
— Ne rien faire, peut-être pas, mais au moins ralentir la cadence. Tu te dépenses beaucoup, entre tes petits interludes avec Runolf et la ferme, souris-je.
— Des petits interludes ? Tu rigoles, se moque-t-elle. C’est encore mieux depuis que je suis enceinte. Je crois que d’avoir un gros ventre, ça renforce les sensations ! Tu devrais essayer !
— Essayer ? Ben voyons, m’esclaffé-je. Mon père serait ravi…
—Ton père devrait arrêter de régenter ta vie. De toute façon, quand ton Thibault apprendra que tu n’es plus pucelle et que c’est ce beau Viking qui a tout pris, tu en seras débarrassée. C’est plus qu’une question de jours.
Je détourne le regard sans répondre immédiatement. Einar et moi ne sommes pas allés jusque là, même si nous en avons envie. Pour un “barbare”, il est vraiment très respectueux… Il a compris que je ne devais pas aller aussi loin pour mon avenir… Pourtant, ce n’est pas l’envie qui nous manque. Contrairement à Thibault, le Viking me donne envie de me lancer, d’aller au bout des choses, de découvrir les joies du sexe, comme Marguerite qui semble plus épanouie que jamais.
— On n’en est pas là, marmonné-je en nous resservant de l’eau. Einar… Je crois qu’il est suffisamment respectueux pour ne pas compromettre mon mariage avec Thibault… Ou il s’en fiche, mais s’amuse bien en attendant de repartir.
— Comment ça, il s’amuse bien ? Tu veux dire quoi par là ? Et ça te va de ne pas te compromettre avec lui ?
— Je pense à ma famille… Et pour Einar, je ne sais pas… Je me dis que je suis une distraction agréable. Une pucelle qui découvre tout, ça doit l’amuser.
— Tu rigoles ? Tu dois le rendre fou de désir, le pauvre. Il n’est pas humain, ce n’est pas possible ! Il fait comment pour résister ? Moi, à ta place, j’aurais déjà craqué ! Enfin, c’est pour ça que moi, je suis enceinte et pas toi.
— Mais je ne veux pas être enceinte ! J’ai déjà dû m’occuper de mes frères et ma sœur, je… je ne veux pas revivre ça si vite.
Même si, j’en conviens, il est possible que j’aie déjà imaginé être dans cette position.. Ce qui m’a fait me dire que mon attachement pour Einar était un peu trop important.
— Je n’ai pas dit ça ! rit-elle. J’ai dit que moi, vu les muscles de ton Viking, j’aurais craqué direct ! D’ailleurs, si tu n’en veux pas, ça ne me dérangerait pas de m’occuper de lui aussi. Ou les deux en même temps… Je suis folle, s’esclaffe-t-elle.
— Mon Dieu, Marguerite, mais tais-toi ! Tu ne vis pas assez dans le péché comme ça ?
— Oh tu sais, un petit peu plus ou un peu moins… Tant que Runolf s’occupe de moi, tout me va. Tu sais que mon père a dit que si on s’installait dans un village Viking, il viendrait aussi ? Ça ne le dérange pas que je vive dans le péché si je suis heureuse. J’adore mon papa. Et vu qu’il est boulanger, il peut vraiment aller vivre n’importe où.
— Eh bien, mon père ne réagirait pas comme ça, lui, c’est certain, soupiré-je en me levant au son d’un nouvel arrivant qui me fait sourire. Einar est ici, en pleine journée ! Papa va être ravi !
Evidemment, c’est ironique. Mon père a bien remarqué qu’il y avait une certaine proximité entre lui et moi et il n’apprécie pas du tout.
Runolf est déjà à ses côtés avant même que j’ouvre la porte, et le visage calme de mon Viking se métamorphose rapidement. La colère déforme ses traits lorsque j’approche pour les interrompre.
— Bonjour… Tu viens tôt pour le lait.
— Je vais le tuer ! Il est reparti dans sa cachette ? me demande-t-il sans avoir besoin d’expliquer de qui il parle.
— Oui, il est reparti, soupiré-je. Le tuer ne servirait pas à grand-chose, tu sais ?
— Il a insulté Runolf ! Et il te manque de respect, il ne mérite pas de vivre, me répond-il froidement. Je vais lui montrer si on est des chiens.
— C’est juste… un pauvre type qui s’est cru fort pendant quelques minutes. Lâche l’affaire, Einar… Il ne mérite pas ton attention.
— Il va te faire du mal si je m’en vais sans m’occuper de lui. Je vais le tuer, ce monstre.
— Einar… soufflé-je en attrapant l’une de ses mains. Qu’est-ce que tu fais ici si tôt ?
— Le départ approche, il faut que Runolf vienne informer mon frère que tu t’es enfuie. Sinon, Bjorn va venir te chercher. Et toi, il faut que tu te caches, me répond-il tristement.
— Déjà ? Je… D’accord, bafouillé-je en détournant le regard. Le temps est passé trop rapidement…
— Oui, le temps passe toujours vite… Je… Tu es sûre que je ne dois rien faire pour Thibault ?
Honnêtement, j’aimerais pouvoir échapper à ce mariage, mais…
— Sûre, oui. J’aurais l’impression que tout est ma faute, je ne veux pas… avoir sa mort sur la conscience, Einar…
— Je comprends… Enfin, j’essaie. Il vaut mieux que je vous laisse, Bjorn ne sait pas que je suis venu ici. J’aimerais rester mais ce n’est pas possible…
— Est-ce qu’on se voit, ce soir ? lui demandé-je timidement.
— Je vais venir, oui. Je ne voudrais pas rater ce moment.
Je regarde autour de nous et, constatant qu’aucun membre de ma famille n’est dans les parages, je me hisse sur la pointe des pieds pour poser mes lèvres sur les siennes. Le contact, bien que bref, n’en est pas moins agréable et je souris niaisement.
— A ce soir alors.
Je l’observe remonter sur sa monture alors qu’il me lance un regard qui m'embrase littéralement tout le corps. Oui, j’ai vraiment hâte d’être à ce soir et le reste de la journée va être affreusement long.
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