40. Derniers raids avant le départ
Einar
Je regarde la cour du château et me demande comment nous allons réussir à mettre tout ça dans nos drakkars. Certes, nous avions prévu de nombreux tonneaux et rangements, mais j’ai l’impression qu’avec toutes ces marchandises, on risque d’avoir des bâteaux très difficiles à manoeuvrer et je plains les hommes qui vont devoir ramer pour faire avancer le navire. Cela promet de gros efforts mais nos familles et le Jarl vont être contents, cette expédition est une de nos meilleures réussites. Moi, je le suis beaucoup moins. Je trouve ce départ un peu précipité, non seulement parce que je pense que nous aurions pu récolter encore plus de choses avant de rentrer mais aussi et surtout parce que je ne sais pas comment je vais faire pour me passer de mes visites quotidiennes à Clothilde. Nous en restons uniquement aux échanges de baisers et aux caresses, mais qu’est-ce que ces petits moments me font du bien !
J’inspecte tout ce qui a déjà été ramené et m’approche de Bjorn qui est à présent parfaitement remis et qui a totalement repris sa place de leader. Je me demande ce qu’il va se passer quand on va rentrer et s’il va s’opposer au Jarl comme il semble vouloir le faire. Il estime avoir la légitimité nécessaire pour prendre sa place même si j’ai essayé de l’en dissuader.
— Tu as encore accéléré les préparatifs, là. Tu comptes lever l’ancre dans combien de temps ?
— On va pouvoir partir d’ici deux jours, trois maximum. Tout a été rangé, il ne reste plus grand-chose à faire.
— J’ai entendu dire que tu allais faire un dernier raid avant de partir, c’est quoi, cette histoire ? Tu ne crois pas que c’est dangereux et qu’on a déjà assez comme ça ?
— Il faut bien s’amuser un peu avant de partir, non ?
Je soupire et me demande comment notre mère a pu faire deux garçons aussi différents.
— Fais attention à toi, ce serait bête d’être à nouveau blessé ou pire, juste avant le retour.
— Tu es bien trop sage pour profiter de la vie, Einar. Le goût du risque…
Notre attention est détournée par un cavalier qui apparaît au loin, en bas de la colline. Plusieurs de nos hommes se préparent à l’accueillir en sortant leurs armes mais quand il reconnaissent qu’il s’agit de l’un des nôtres, tout le monde retourne vaquer à ses occupations. Je joue la surprise lorsque je vois Runolf débarquer et me précipite à sa rencontre.
— Mais, que fais-tu là ? demandé-je en essayant d’avoir l’air le plus surpris possible. Il y a un problème à la ferme ?
Mon ami joue lui aussi parfaitement son rôle, même si je ne suis pas sûr que nous soyons observés. Il vaut mieux faire attention pour rien que de jouer avec le feu.
— Oui… Enfin, j’imagine. La fermière est partie, j’ai fouillé les environs mais je n’arrive pas à la trouver.
— Comment ça, partie ? Tu l’as laissée s’enfuir ? Mais tu étais censé la surveiller ! le grondé-je aussi fermement que je le peux. Il faut en référer à Bjorn. Et vite !
— Je fais ce que je peux, je suis seul à la ferme, Einar. Je suis désolé, j’ai fait au mieux.
Je réprime un sourire et lui fais signe de me suivre. Nous avons décidé de tenter le coup et de prétendre que Clothilde s’est enfuie pour essayer de décourager mon frère de venir la chercher. Nous avons convenu hier soir qu’elle pouvait encore rester à la ferme mais se tenir prête à aller se cacher si des Vikings viennent à sa recherche. Nous surjouons sûrement un peu l’annonce, mais il y a des hommes partout et une connivence entre nous pourrait tout de suite être rapportée à Bjorn qui nous accueille, déjà prêt à partir pour son raid.
— Bjorn, attends, Runolf vient de m’informer que Clothilde, la jolie brune que tu convoites, a disparu ! Elle n’est plus à la ferme.
— Quoi ? Mais comment c’est possible ? s’agace-t-il en fusillant Runolf du regard. Qu’est-ce que tu fais de tes journées, toi, pour qu’elle puisse partir comme elle l’entend ?
— Je bosse à la ferme, je ne peux pas tout le temps la surveiller, répond-il calmement. Souhaites-tu que je lance des recherches ? Elle ne doit pas être loin, encore, je suis venu dès que j’ai vu qu’elle n’était pas à la traite ce jour. J’ai interrogé sa sœur qui m’a expliqué qu’elle avait disparu pour ne pas devenir ton esclave.
— Sa sœur ? Et elle a quel âge, cette sœur ?
— Trop jeune pour toi, à peine une dizaine d’années. Elle est morte de peur qu’on ne la tue pour venger le départ de sa sœur mais je l’ai rassurée en disant qu’on ne tuait pas les enfants.
Il ne va quand même pas se rabattre sur Isolde ? Ce n’est vraiment qu’une enfant et j’admire le sang-froid de Runolf qui répond calmement aux questions.
— Bien. Prends des hommes avec toi et partez à sa recherche rapidement. Je la veux sur un drakkar avec nous.
— Si je fais ça, qui va s’occuper de la ferme ? s’inquiète mon ami.
— Tu veux que je prenne la tête de ce groupe pour la retrouver ? lui demandé-je avec le fol espoir de pouvoir les éloigner le plus possible d’elle.
— Non, il faut que tu restes pour t’occuper des derniers préparatifs ici. Et toi, Runolf, retourne à la ferme une fois l’équipe partie à la recherche de la fermière. Y a-t-il quelqu’un ici qui prend les choses au sérieux ? Il vaut mieux pour toi qu’on la retrouve !
— Comme tu voudras, Bjorn, dis-je doucement avant d’entraîner Runolf à l’écart.
Nous sortons alors que mon frère aboie des ordres afin de constituer un groupe et d’emmener les autres pour leur petit raid de départ dont je ne comprends pas bien l’utilité. Il a l’air en colère pour la soi-disante disparition de Clothilde mais trop occupé à aller faire la guerre pour vraiment s’en préoccuper. C’est ce que j’indique à Runolf alors qu’il me regarde dans l’expectative pour savoir ce que je souhaite qu’il fasse.
— Emmène-les loin de la ferme, sur une fausse piste. Pourquoi pas là où se cache cet abruti de Thibault ? Mais surtout, tu la protèges, hein ? On ne fait pas tout ça pour rien, quand même ! Et dis lui que je passe quand même la voir ce soir. Qu’elle te dise où elle va si elle doit partir.
— Tu sais que tu es fou ? me lance-t-il, visiblement inquiet.
— Ecoute, dans deux ou trois jours, on ne sera plus là. Tu n’auras plus qu’à t’inquiéter pour toi. Il va falloir que tu quittes la ferme, je pense…
— C’est prévu. J’ai pu discuter avec des hommes installés dans un village voisin, ils sont d’accord pour nous accueillir. Le père de Marguerite va même se joindre à nous.
J’avoue que je l’envie un peu et que si je n’avais pas ma mère au pays, j’envisagerais sérieusement de faire comme lui et de m’installer ici avec Clothilde. Mais ce n’est pas possible. Et je ne sais même pas si la jolie brune désire vraiment ça…
— Bien, fais attention à toi. Et à Elle, aussi. Bonne chance, Runolf, je te fais confiance.
— Tu peux compter sur moi, Einar. Et je lui transmettrai le message. A plus tard !
Je le regarde s’éloigner pour aller rassembler une petite troupe, inquiet comme je l’ai rarement été. J’enrage de ne pouvoir librement me rendre à la ferme pour la protéger. Il faudrait que je m’oppose clairement à mon frère, que je lui dise que cette femme, il faut qu’il abandonne l’idée de la retrouver, mais à quoi bon ? Le connaissant, si je lui en parle, cela ne ferait que renforcer sa motivation à la retrouver et à la mettre dans son lit. Comme il l’a fait avec Rhadia, juste pour prouver qu’il est meilleur que moi. Je ne sais pas si Clothilde lui cèderait, j’ose espérer qu’elle lui résisterait, mais une partie de moi reste insécurisée à ce sujet. Et si elle tombait sous son charme ? Et si je devais vivre le reste de mes jours en les voyant vivre le parfait amour ?
Runolf est à peine parti avec ses hommes que Bjorn débarque à son tour dans la cour. Lui aussi a rassemblé tous les volontaires qui sont armés jusqu’aux dents. Ils ont tous eu le temps de bien se préparer et leurs armures brillent au soleil. Je dois vraiment m’être trop attendri ces derniers temps car je ne comprends absolument pas leur soif de se battre et d’aller causer la mort parmi ces villageois qui n’ont rien demandé. Combien de Clothilde et d’Isolde vont se retrouver violées, sans parents ou mortes ? Combien de Marguerite vont finir leur vie prisonnières ? Il est évident que dans ce raid, l’objectif est, au-delà du pillage, de ramener quelques esclaves pour satisfaire tous leurs besoins charnels. D’un côté, je me dis que si mon frère ramène une autre villageoise, Clothilde serait sauvée, de l’autre, je ne peux m’empêcher de me demander de quel droit nous agissons ainsi. La loi du plus fort ? La règle du conquérant ? Qu’Odin, Thor et les Dieux me viennent en aide, j’en suis à remettre en cause tout ce qui fait de nous des Vikings.
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