43. Devant la queue du loup
Clothilde
C’est un rayon de lumière perçant à travers les planches de bois de la cabane pour s’échouer sur mon visage qui me réveille. Le soleil est en train de se lever et un frisson me traverse lorsqu’un petit courant d’air l’accompagne. J’ai eu beau me rhabiller une fois Einar parti, j’ai eu froid toute la nuit. Comment maintenir mon corps à bonne température lorsqu’il est pétri de tristesse et d’un sentiment terrible d’abandon ? Quand il a été niché contre celui d’un autre, répondu à ses sollicitations, chauffé sous ses attentions ?
J’ai beau savoir que cette nuit n’aurait jamais dû avoir lieu, il m’est impossible de regretter quoi que ce soit, quand bien même mon corps est un peu endolori, ce matin. Je me lève et m’étire, remets ma cape qui m’a servie de couverture durant la nuit, et prends le temps d’écouter les bruits environnant. Les oiseaux se réveillent en même temps que le soleil et piaillent un peu partout. De légers bruits de bois qui craque me prouvent que les animaux vaquent à leurs occupations. Il manque quelque chose dans ce quasi silence : la voix à la fois rauque, virile et douce de mon Viking, sa respiration contre mon oreille, ses souffles et ses soupirs. Ces quelques heures en sa compagnie resteront gravées dans ma mémoire éternellement.
J’ai faim tout en étant certaine de ne rien pouvoir avaler, ce matin, mais je me décide à rentrer à la ferme en prenant garde à ce qu’aucun Viking ne m’y attende. Le chemin me paraît à la fois trop long et trop court… J’ai besoin de retrouver ma famille, d’être entourée, mais j'ai aussi envie d’être seule pour encaisser les derniers événements. Einar part dans la matinée et je ne le reverrai jamais. Mon estomac gronde et ce n’est plus de faim, il manifeste seulement mes émotions, en lien direct avec mon cœur malheureux.
Lorsque j’atteins la maison, je prends le temps de vérifier qu’il n’y a personne d’autre que ceux qui y vivent. Je me cache même sous la fenêtre qui donne sur la pièce de vie et veille quelques minutes avant de faire le tour du bâtiment pour entrer. Tout le monde est attablé pour le petit déjeuner et Isolde saute du banc sur lequel elle est installée pour m’étreindre. J’accepte de bon cœur cette marque d’affection et soupire en croisant le regard de Runolf. C’est injuste… Lui reste tandis que mon Viking repart. Je sais qu’il veut retrouver sa mère et je le comprends, si j’étais éloignée des miens, je ne pourrais pas imaginer ne pas rentrer, mais l’entendre me dire que s’il n’avait pas sa famille, il serait bien resté auprès de moi m’a donné des idées auxquelles je n’aurais jamais osé penser jusqu’alors. J’ai rêvé de ça, de nous, nous installant dans une ferme environnante, d’Einar qui construirait notre maison, d’un ventre arrondi, d’enfants jouant avec lui, de moi, me blottissant dans ses bras dans un vrai lit, le soir alors que nous sommes exténués par une dure journée de labeur.
— Comment ça s’est passé ? Ils n’ont pas été trop désagréables avec vous ? questionné-je mon père en embrassant les jumeaux.
— Ils étaient pressés. Heureusement que tu étais partie, ils ont fouillé toute la maison et posé plein de questions à Runolf. Mais si j'ai bien compris, tu n'as plus à t'en faire. Ils repartent dans la journée, avec les marées.
— Oui… d’ici quelques heures, il ne restera qu’un Viking dans le coin, soufflé-je.
Je m’installe à table et mon regard ne parvient pas à se détourner de Marguerite et Runolf qui discutent à voix basse et se dévorent du regard. Ils sont vraiment adorables, tous les deux, mais ce matin, le tableau qu’ils me proposent ne m’est pas du tout agréable. La vérité, c’est que je suis jalouse, atrocement jalouse, même. J’aimerais qu’Einar soit installé à mes côtés, qu’il me fasse rire comme Runolf fait rire Marguerite, qu’il me couve de ce même regard attendri et protecteur, qu’il…
Je crois que tourner la page sera très difficile pour moi. D’ailleurs, je ne suis absolument pas prête à laisser mon Viking partir. Je sais que je ne peux pas lui demander de rester et je ne le ferai pas, mais j’ai besoin de le voir une dernière fois. Si cette nuit était magique dans ses bras, elle me laisse tout de même le goût amer de l’abandon, le trop peu… Perdue dans mes pensées durant ces heures où je cherchais le sommeil en grelottant de froid, je me suis même demandé s’il avait été sincère avec moi. Après tout, il a obtenu ce qu’il voulait, nous avons couché ensemble, non ? Et puis je me suis fustigée, m’interdisant de gâcher ces souvenirs qui n’appartiennent qu’à nous. Nos adieux déchirants, ses joues humides, pareilles aux miennes, tout ceci me prouve qu’il s’est réellement attaché à moi.
Je me relève finalement après n’avoir avalé que quelques gorgées de lait, me couvre à nouveau de ma cape sous les regards interrogateurs de la tablée.
— J’ai quelque chose à faire, je repars, je n’en ai pas pour longtemps, mens-je avec aplomb.
— Fais attention, ils ne sont pas encore partis, m'avertit Runolf, toujours attentionné.
— Je serai vigilante, promis. A tout à l’heure !
Je suis presque étonnée qu’il me laisse partir aussi facilement. Ou peut-être qu’il lit un peu trop bien en moi et qu’il a compris que ma tristesse était telle qu’il me fallait tenter ma chance pour un dernier baiser. Peu m’importe, je ne demande pas mon reste et sors de la maison sans attendre, me retrouvant, en quelques foulées, à nouveau dans cette forêt qui est témoin de nos derniers moments ensemble.
Einar étant le bras droit de son frère, j’imagine qu’il se trouve déjà près des drakkars pour assurer le chargement de leur récolte sur nos terres et me dirige vers le bord de mer. Je remercie au passage la nature qui me permet de parcourir ce chemin à l’abri des arbres pour ne pas être repérée, surtout qu’étant petite, je maudissais cette forêt qui me faisait peur.
Lorsque j’arrive à l’orée du bois, l’étendue d’eau me fait m’arrêter et je la contemple durant quelques minutes. Dire que les Vikings vont disparaître dans ce paysage qui me semble infini, retrouver leurs terres après un long voyage incertain… quand moi je n’ai jamais quitté ces terres, n’ai fait que visiter quelques villages alentour.
Je recule un peu lorsque je vois des chevaux arriver sur le sable à une centaine de mètres de moi, me mettant à l’abri des regards. Un groupe décharge des charrettes et j’essaie désespérément de trouver Einar dans cet amas d’hommes musclés aux visages particulièrement souriants, ce matin. Certains semblent se taquiner, plaisanter, la bonne humeur est de rigueur en ce jour de départ. Mais Einar, lui, est absent. Et s’il avait fait un détour par la ferme pour me voir une dernière fois ? Mon Dieu, j’espère ne pas l’avoir manqué !
Je sursaute quand une main se pose sur ma bouche et me débats tandis qu’on me tire en arrière. J’aurais aimé qu’il s’agisse de mon Viking et, aux yeux que je croise lorsqu’on me retourne sans ménagement, j’aurais pu le croire durant un tout petit instant. Malheureusement pour moi, il s’agit de son frère qui affiche un sourire fier et prédateur. Quelle idiote ! Pourquoi ne l’ai-je pas entendu arriver ? Que fait-il ici ? Comment m’a-t-il trouvée ? La panique s’insinue en moi et je regrette d’avoir encore agi sans réfléchir. J’aurais dû rester à la ferme, pourquoi ai-je tant voulu voir encore une fois Einar alors que nous nous sommes fait nos adieux ?
Bjorn m’attrape par le bras avec rudesse et m’entraîne déjà sur le sable tandis que je me débats comme je peux.
— Lâchez-moi ! crié-je en tentant de desserrer sa prise de ma main libre. Laissez-moi tranquille !
— Mes hommes sont des incapables, mais je suis content de t'avoir trouvée. Je vais enfin découvrir ce que tu caches sous cette robe de paysanne.
Non, non, non, pitié, pas ça ! Pourquoi ne repart-il pas en me laissant tranquille ? N’a-t-il pas suffisamment bousculé nos vies comme ça ? J’en viens à prier pour qu’Einar débarque et me sauve une fois encore.
— Vous l’avez déjà découvert et il semble que ça ne vous a pas laissé un souvenir très marquant, mens-je. Pourquoi vouloir réessayer ?
— Ne commence pas à discuter ! J’ai envie de toi et on n’a pas beaucoup de temps avant le départ. Et aujourd’hui, au moins, j’ai toute ma tête, continue-t-il alors que je me débats dans ses bras.
— Et si je n’en ai pas envie ? Vous n’avez donc aucun respect pour les femmes ? Je doute que vous aimeriez qu’un homme traite votre mère ainsi ! m’agacé-je alors qu’il me pelote les fesses en me maintenant contre lui.
— Tu n’es pas ma mère ! Arrête de parler d’elle ! Je ne te permets pas ! rétorque-t-il en m’assénant une claque qui me met à terre.
Je grimace et geins de douleur, mais la colère fait son apparition au passage. Quitte à me faire malmener, autant dire ce que j’ai sur le cœur au passage.
— Oh j’ai bien conscience de ne pas être votre mère, croyez-moi, je ne vous aurais pas élevé comme ça, aussi brutal et irrespectueux envers les femmes, cinglé-je alors qu’il me reluque sans aucune gène.
— J’aime les femmes qui me résistent, indique-t-il avant de prononcer des mots en Viking dont je ne peux que comprendre l’intention en le voyant défaire ses braies.
J’essaie de me relever mais, dans la précipitation, me prends les pieds dans ma robe et chute à nouveau sur les fesses. Je détourne les yeux pour ne pas me retrouver face à ce que je ne veux pas voir, quand le son d’un cor me fait sursauter. Bjorn grogne son mécontentement en se rhabillant et je soupire discrètement de soulagement. Soulagement qui ne dure pas bien longtemps puisqu’il me saisit par le bras pour me relever et m’entraîne vers les drakkars.
— Qu’est-ce que vous faites ? m’affolé-je en recommençant à me débattre.
— Tu viens avec moi. Un bijou comme toi, je ne l’abandonne pas ! rigole-t-il en me maîtrisant sans trop de difficultés.
— Non, non, je ne peux pas ! J’ai une famille, je vous en prie, je ne peux pas les abandonner !
— Tais-toi, je ne veux pas abîmer ton visage, gronde-t-il en levant un poing menaçant vers moi.
— Allez-y, je préfère encore ça que de partir, marmonné-je, provocante. Il faudra que vous m’expliquiez comment deux frères peuvent être aussi différents l’un de l’autre.
Nouveau grognement de la part du Viking qui m’observe quelques secondes avant de me tirer brusquement en avant. Je n’ai pas le temps de réagir davantage qu’il me fait monter sur l’un de leurs bâteaux, et je me rends compte que j’ai vraiment fait n’importe quoi, rien que pour un baiser. Mon père, mes frères et ma sœur vont paniquer en ne me voyant pas rentrer, ils ne comprendront pas ce qu’il se passe… Et moi, je prie comme rarement pour que ma Montagne me sorte de là au plus vite, parce que sans lui, je doute de pouvoir partir avant qu’ils ne prennent la mer.
Annotations