45. Mal de mer normand
Clothilde
L’eau s’étend à perte de vue et les vagues me retournent le cœur. J’ai l’impression que leur bâteau pourrait se retourner à chaque mouvement de la mer, j’ai l’estomac en vrac depuis le début du voyage ou presque, il y a deux jours. Je ne sais pas comment je suis parvenue à ne pas encore vomir le peu que j’ai dans l’estomac, mais je suis recroquevillée sur le sol du drakkar pour ne pas voir l’horizon. Je prie pour que le temps reste calme, mais le vent se lève et je commence à avoir peur.
Je n’en reviens toujours pas d’être ici. J’ai eu envie de pleurer toutes les larmes de mon corps en voyant ma terre s’éloigner. J’ai pensé à Isolde, à mes frères, mon père… J’ai eu envie de sauter par-dessus bord pour fuir, et puis j’ai eu envie de hurler. Contre Bjorn qui pense pouvoir me soumettre comme il l’entend. Contre Einar, qui l’a laissé faire. Contre moi-même, pour avoir agi sans réfléchir, simplement pour un baiser de cet homme qui, après m’avoir pris ma vertu, n’a pas hésité à partir, comme si ce que nous avions vécu n’était pas important, n’avait pas plus de sens que simplement deux corps qui s’unissent.
Et puis j’ai commencé à me sentir mal. Les balancements du drakkar m’ont donné le tournis, et depuis hier soir, je suis assise à la même place, mes genoux remontés sous mon visage, espérant que ce voyage se termine au mieux et rapidement.
J’ai beau être dehors, en pleine mer, j’étouffe, et ça n’a rien à voir avec la dizaine de poules qui m’entourent. Elles sont le seul réconfort qui me ramène un peu à la réalité. J’en suis à caresser des poules pour passer le temps, pour me changer les idées et pour trouver un minimum de réconfort dans cette situation vraiment terrible. L’avenir est tellement incertain pour moi, aujourd’hui ! Que va-t-il advenir de moi ? Est-ce que Bjorn va prendre un malin plaisir à abuser de moi ? Ou m’abandonner à ses hommes ? Ces incertitudes me pèsent et me poussent même parfois à espérer que le voyage s’éternise… ou s’achève de manière tragique pour que je n’aie pas à subir je ne sais quoi.
Bjorn n’est heureusement pas trop pressant avec moi. Il m’a même apporté une couverture, cette nuit, ainsi que de quoi manger. Mon estomac n’a pas voulu accepter quoi que ce soit d’autre que de l’eau jusqu’à présent, et même ça, ça m’a rappelé que tout autour de moi se trouve de l’eau. Beaucoup d’eau. Trop, d’ailleurs. Si je suis à l’aise à l’extérieur, je n’ai certainement pas le pied marin, loin de là.
Je me crispe en sentant une nouvelle vague nous percuter. Les hommes devant moi rament à allure régulière et sont impressionnants de synchronisation. Ils fatiguent, cela se voit, mais ne lâchent pas l’affaire pour autant, alors qu’il y a peu de doute, vu le ciel qui s’assombrit et les mouvements du bâteau bien plus appuyés, que la navigation est plus difficile.
Einar m’a un peu parlé de leurs Dieux, et je suis à deux doigts de prier Thor pour qu’il apaise cette eau qui pourrait nous engloutir en quelques secondes et mettre fin à nos vies. Pourquoi ces hommes s’infligent-ils ces voyages si longs et dangereux pour quelques fromages et bijoux ?
Une vague plus forte que les autres me retourne l’estomac et j’inspire profondément pour tenter de me calmer. La sensation est terrible et c’est comme si les bords du bâteau se refermaient sur moi, si bien que je me lève comme je le peux pour me prendre en plein visage une bourrasque de vent. C’est presque libérateur, à cet instant, sauf que j’ai à présent vue dégagée sur l’océan qui a perdu son calme. Je ne doute pas que cela pourrait être bien pire, mais il y a une différence entre observer cette étendue d’eau depuis le sable et se retrouver dessus.
Je prends appui sur le rebord de l’embarcation pour me maintenir à peu près stable. J’essaie d’éviter de regarder autour de moi, mais fermer les yeux empire les choses. C’est un cauchemar. Ma vie est devenue un véritable cauchemar ! Comment ai-je pu passer d’une soirée merveilleuse dans les bras d’un Viking charmant à ça ? Et surtout, pourquoi n’a-t-il pas davantage insisté pour me sortir de là ?
Je sens une main attraper fermement mon bras en même temps que mon corps bascule brusquement en avant. Mes pieds ont quitté la terre ferme, ou plutôt la cale, devrais-je dire, si c’est ainsi que cela s’appelle, mais je suis ramenée en arrière et mon dos cogne contre un torse dur. Mes jambes me lâchent, mais je ne chute pas brusquement, je suis accompagnée dans ma descente et finis assise au sol. J’ai un mouvement de recul en constatant qu’il s’agit de Bjorn, mais il ne fait pas un geste déplacé, il m’observe en fronçant les sourcils avant de me tendre ma couverture.
— Merci, soufflé-je en m’enroulant dedans, tremblante comme une feuille.
— Il faut pas se pencher. Dangereux.
— Il fallait me laisser chez moi, je n’aurais pas été en danger, marmonné-je.
— Tu es trop belle, je ne peux pas te laisser. Tu feras une jolie épouse.
Je soupire et pose mon menton sur mes genoux. Malheureusement pour moi, Bjorn ne bouge pas et reste assis à mes côtés.
— Chez vous aussi, on ne tient pas compte des sentiments des gens et des femmes en particulier, alors ? demandé-je finalement.
— Tu es une esclave, tu n’as pas de sentiment. Je t’ai trouvée, tu es à moi, c’est tout.
— Ça ne vous suffit pas d’avoir débarqué chez nous, de m’avoir privée de ma famille pendant des semaines, menacée ? Pourquoi faut-il qu’en plus vous m’emmeniez avec vous ? Des esclaves, vraiment ? Je… C’est inhumain comme traitement.
— Nous avons gagné, nous prenons. Pourquoi tu discutes ?
— Parce que c’est injuste ? Parce que j’avais une vie ? Parce que… vous ne pouvez pas comprendre, soupiré-je, apparemment, vous n’êtes pas capable de ressentir quoi que ce soit, vous.
— Je sais que j’ai envie de toi. Tu verras, tu vas aimer toi aussi. Dès qu’on est à Swede, tu seras heureuse.
— Le seul endroit où je serai heureuse, c’est auprès de ma famille. Et comment ça se passe si moi je n’ai pas envie de vous, hein ? Vous allez quand même en profiter ? Je suis sûre que ça vous excite d’obliger les femmes à… coucher avec vous.
— Tu dis des bêtises. Toi aussi aimer ça, tu verras. Tu es vraiment trop jolie.
— Moi aimer ça ? Oui, sans doute, mais avec un autre homme… Pourquoi m’y obliger si je n’en ai pas envie ?
— Un autre homme ? me demande-t-il, surpris. Tu vas l’oublier, c’est tout.
— Je ne suis pas sûre qu’il soit possible d’oublier un Viking, soufflé-je.
Quand bien même il décide de repartir contrairement à son ami, ou qu’il me laisse entre les griffes de son frère fou…
— Un Viking ? Oh ! Runolf est un coquin ! Et lui, il est resté en Normandie ! s’esclaffe le grand blond à mes côtés. Tu verras, moi, je suis mieux que lui.
Je lève les yeux au ciel et ne lui réponds pas. Bjorn est à côté de la plaque, mais cela signifie qu’Einar et moi avons été discrets. Serait-il plus indulgent s’il savait que je parle de son frère ? Je n’en suis pas convaincue, alors je me garde bien de lui faire part de cette information. Je me demande si je pourrai m’enfuir, une fois arrivée chez eux. Il est hors de question qu’il fasse de moi son épouse ou qu’il m’utilise comme bon lui semble. Je préfère encore que notre embarcation chavire plutôt que d’avoir à vivre sur une terre inconnue, sans avoir de droit de parole.
Bjorn finit par se lever et s’éloigner, ce qui me soulage quelque peu. Pendant un instant, j’ai cru qu’il avait éventuellement un cœur, que je pourrais l’atteindre et m’en sortir, mais il faut croire que ce n’est pas le cas.
Le problème avec la mer, c’est qu’elle se calme aussi vite qu’elle s’emballe. Mon mal de mer ne s’apaise pas, et il empire même lorsque le vent retrouve de la vigueur. Si pour commencer, la voile a été tendue, les Vikings l’ont rapidement rabattue tant les bourrasques sont violentes. Je crois que j’aime trop la vie, finalement, et je regrette d’avoir pensé qu’il vaudrait mieux que nous chavirions. Thor semble en colère contre ses disciples et je pourrais trouver cela satisfaisant si je ne me trouvais pas avec eux.
Quand la pluie et le tonnerre se joignent à la fête, l’angoisse monte en moi. J’ai l’impression que la mer se déchaîne et que leur Dieu n’est pas vraiment d’accord avec leurs actes. Il faut croire qu’ils ont dû le contrarier. Toujours est-il que le bâteau tangue dangereusement au point que j’en ai le tournis. Les poules s’affolent dans leur cage de fortune, les hommes tentent tant bien que mal de ramer, Bjorn crie des ordres qui n’arrivent pas jusqu’à moi, et de mon côté, je pense à Einar, espérant qu’il ne va rien lui arriver… Finalement, j’ai presque hâte que nous débarquions… Il vaut mieux prendre les événements les uns après les autres, je verrai ce que je peux faire une fois là-bas.
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