47. L’impasse normande
Clothilde
Si ma première idée était de baisser les yeux et faire profil bas au maximum, j’ai vite changé d’avis. Je ne sais pas si je pourrai me déplacer comme je l’entends sur ce camp, alors j’observe les lieux autant que je le peux. Et ce que je vois me déconcerte… C’est un vrai village qui s’offre à mes yeux. Une imposante bâtisse devant laquelle nous passons semble être le centre des habitations alentour. Des maisons en bois, à moitié enterrées, des toits qui descendent jusqu’au sol, sans parler de ce marché multicolore sur ce qui semble être la place principale. J’ai presque envie d’en rire. Ces types vendent des produits qui ont sans doute été volés ! Quelle plaisanterie… Je jure que si j’ai la possibilité de faire ce marché un jour, jamais je ne paierai pour l’un de mes fromages !
Je suis Marguerite, une petite bonne femme qui semble gentille comme tout, alors qu’elle m’explique un peu le fonctionnement de ce camp. Les Vikings ont l’air établis ici depuis des années pour avoir ainsi développé leurs habitations. Des enfants jouent et courent un peu partout, des femmes discutent entre elles. En revanche, il serait bon d’évoquer le temps qu’il fait ici. J’ai déjà froid et l’hiver n’est pas encore arrivé.
Je ne dirais pas non à me retrouver au creux des bras de mon Viking. Pourtant, je suis en colère contre lui. J’ai conscience qu’il n’a pas trop son mot à dire par rapport à son frère, et je comprends qu’il ne veuille pas s’imposer et créer des tensions entre eux. Mais me retrouver ici, dans un pays inconnu, avec des hommes qui nous ont envahis, asservis pendant des mois, ne me donne pas vraiment envie de sourire. Sans parler de Bjorn et de ce que je vais devenir… Sa femme ? Son esclave ? Y a-t-il seulement une différence entre les deux ?
Quand elle ouvre la porte de l’une des maisons, je plonge dans une pénombre relative mais pas désagréable. Un feu est allumé au centre de la pièce, des tentures sont étendues au fond. Une table imposante est encombrée de couvertures pliées, de fruits, d’une marmite et dans un coin de la pièce sont entassés des oreillers et coussins. J’ai une pensée pour les jumeaux et Isolde qui adoreraient s’installer ici en m’écoutant leur conter des histoires.
Je ravale ma tristesse et obéis à Marguerite en m’asseyant autour de la table qu’elle débarrasse. Une couverture atterrit sur mes épaules et je me retrouve rapidement devant un lait chaud, comme si elle cherchait à me réconforter. Autant dire qu’il faudra plus que ça pour que j’aille bien. Pour le moment, je ne rêve que de pouvoir me laver et profiter d’un long moment de solitude, en toute honnêteté. Je viens de partager un voyage avec une multitude d’hommes, des poules et une tempête, quand même !
— C’est votre maison, ici ? lui demandé-je alors qu’elle m’observe en silence, assise en face de moi.
— Non, c’est la maison de Tyra. C’est la mère d’Einar et de Bjorn et c’est ici qu’ils vivent aussi pour l’instant. Tu penses bien qu’on n’a pas le droit d’avoir une maison, on n’est rien.
— Et donc, à quoi avez-vous droit au juste ? Qu’est-ce qui m’attend ?
— Ils s’occupent bien de moi, tu sais ? Et… j’ai le droit de vivre ma vie, tant que je ne cherche pas à m’enfuir. Et tutoie-moi, entre Normandes, si loin de chez nous, il faut bien se soutenir.
— Ce n’est pas vivre sa vie que d’être arrachée à sa famille pour servir des barbares et finir violée, grincé-je.
— Ce n’est pas ce que j’ai connu, mais je te comprends. La transition est difficile, cependant tu verras, la vie ici n’est pas si difficile que ça. C’est un peu rude parfois, mais comme partout, on y vit de bons moments. Et tu aurais pu tomber dans une famille beaucoup moins bien placée socialement que celle-ci. C’est Bjorn qui t’a ramenée, c’est ça ?
— Oui, et excuse-moi d’avoir du mal à croire que devoir repousser Bjorn au quotidien pour qu’il ne me touche pas puisse être un bon moment. Je ne veux pas rester ici, et personne ne devrait pouvoir décider de ça pour moi, maugrée-je.
— Tu ne vas pas avoir beaucoup le choix, tu sais ? Si tu ne l’épouses pas, je doute que tu aies la chance que j’ai eue quand je suis arrivée ici. Tu risques de finir comme esclave sexuelle au plus offrant… Ce n’est pas une vie. Si j’étais toi, je ne ferais pas la difficile et puis, Bjorn est un joli garçon, tu ne trouves pas ?
— Comme si ça m’importait qu’il soit joli garçon, m’agacé-je. Il m’a volé ma vie ! Il m’a privée de ma famille ! Jamais je ne les reverrai, et tout ça, c’est sa faute !
Bien, on peut dire que cette fois, retenir mes larmes est juste impossible… Je crois que je viens vraiment de réaliser où je me trouvais et ce qu’allait devenir ma vie. Qui n’a plus rien d’une vie. Dire qu’il m’arrivait de me plaindre de passer mes journées à travailler à la ferme, de ne pas avoir une minute à moi à la maison à cause des petits, de ne pas pouvoir profiter du peu d’amis que j’ai… Aujourd’hui, je n’ai plus rien. Rien à part un homme qui ne rêve que de coucher avec moi, que je sois d’accord ou pas. Rien à part un homme qui m’a totalement chamboulée et à qui je me suis attachée, mais qui me laisse entre les griffes de son frère. Et rien à part une Normande qui, aussi gentille soit-elle, a semble-t-il accepté sa vie sans aucune envie de rébellion. Mais je ne pourrai jamais vivre comme ça, me laisser toucher par Bjorn comme si c’était normal, vivre ici en sachant que je n’ai aucune liberté de partir… Et c’est quoi, ensuite ? Regarder Einar se désintéresser de moi parce que j’appartiens à son frère ? Se marier avec une femme et faire des enfants ? L’avenir est radieux pour moi, je suis vraiment emballée…
— Les Vikings sont les plus forts, ils prennent ce dont ils ont besoin ou ce qu’ils veulent. On ne peut que l’accepter, Clothilde. Tu es en sécurité, ici, à part Bjorn, personne ne viendra t’embêter, ce n’est pas si terrible que ça.
Un rire tout sauf joyeux sort de ma bouche sans que j’aie envie de l’en empêcher. Pas si terrible que ça… Mais encore ?
— Si tout le monde part du principe que les Vikings sont les plus forts et qu’on ploie le genou dès qu’ils débarquent, évidemment qu’ils ne peuvent que l’être, soupiré-je en resserrant la couverture autour de moi. Remarque, peut-être que j’aurai la chance de mourir de froid cet hiver, au moins, ça m’évitera de passer ma vie avec Bjorn.
— Si tu veux, je lui parlerai. Peut-être qu’il acceptera de te laisser le temps de t’habituer à vivre ici avant d’exiger des choses de toi ? Je… je suis contente d’avoir une nouvelle amie ici et j’aimerais vraiment que tu sois heureuse dans ce beau pays.
— Je ne pourrai jamais l’être sans ma famille… mais merci pour l’accueil, Marguerite. Tu pourras dire à Bjorn qu’il va devoir se retenir pendant un temps, dans tous les cas, je risque de saigner dans les jours à venir. D’ailleurs… je n’ai pas d’affaires, rien. Est-ce que… Comment ça se passe, pour moi ?
— Oh, je vais lui dire, oui. Il faut qu’on aille voir Ygrit, si tu vas saigner. Elle pourra te donner les linges dont tu as besoin. C’est aussi elle qui aide pour les accouchements. Viens, on va y aller tout de suite, tu pourras participer un peu à la fête, si tu veux.
— Oh oui, feins-je la joie, c’est vrai que j’ai très envie de fêter mon arrivée !
Je m’excuse du regard en me levant et troque la couverture sur mes épaules contre un genre de cape en peau de bête qu’elle me tend. Au moins, le froid ne devrait plus mordre ma peau, bien que je me demande si cette sensation est uniquement dûe aux températures ou si mon désespoir n’est pas littéralement glaçant.
Je suis Marguerite hors de la maison et inspire l’air extérieur en me tournant en direction de la montagne. Pourquoi le paysage me semble-t-il si rassérénant alors que tout en moi bouillonne de colère et de tristesse mêlées ? Je voudrais que tout ceci ne soit qu’un cauchemar, me réveiller dans cette cabane, blottie dans les bras d’un Einar endormi à quelques heures de son départ… Je voudrais retourner en arrière et ne pas partir sous une impulsion, une envie aussi idiote… Tout ça pour un baiser. Un fichu baiser que je n’ai même pas eu.
Je suis docilement Marguerite, consciente que je dois faire profil bas pour le moment, et nous regagnons le centre du village. Je fais mes premiers pas au marché, constate qu’elle échange ce qui semble être de la farine contre quelques linges propres qu’elle glisse dans son panier. Suite à cela, elle m’emmène un peu plus loin comme si elle traînait son enfant, continuant à m’expliquer comment tout fonctionne ici. Elle me parle des femmes qui tiennent les stands, des enfants que nous croisons. Il n’y a pas d’hommes dans le coin, tous sont occupés ailleurs, et je comprends où lorsque nous débouchons de l’autre côté de la plus grande bâtisse du village, qu’elle appelle la halle. Une grande place est encombrée d’hommes et de femmes qui chahutent bruyamment autour d’un énorme feu. Tous entrent et sortent de cette halle dont le toit a des allures de coque de bâteau renversée, dans laquelle j’aperçois de nombreuses tables et des bancs, comme une grande salle commune accueillante malgré les visages durs et carrés des Vikings.
Instinctivement, mon regard cherche Einar et je me fustige d’être aussi faible. Pourtant, mon instinct me dit qu’il n’y a qu’auprès de lui que je serai réellement en sécurité, quand les regards des hommes que nous croisons me détaillent un peu trop à mon goût. J’ai l’impression d’être un agneau au beau milieu d’un champ de loups prêts à me dévorer. Je suis clairement sur les nerfs, à l’affût de tout geste qui pourrait me valoir des ennuis. De tout homme qui voudrait me prendre pour sa chose. Du regard de Bjorn susceptible de croiser le mien et de me rappeler à son bon souvenir. Je n’ai clairement aucune raison de faire la fête, et vu tous ces hommes autour de moi, il est hors de question que je m’éloigne de Marguerite. Je me demande pourtant si elle pourrait réellement m’éviter quoi que ce soit. Après tout, elle est une esclave, elle n’a pas son mot à dire, comme me l’a déjà fait remarquer le frère d’Einar…
Ici, l’ambiance est joyeuse, j’en conviens. Dans un autre contexte, j’aurais sans doute pu trouver ça agréable. Oui, faire la fête autour d’un feu peut être sympathique, manger et boire, danser, rire et s’amuser, c’est tentant. Sauf qu’ils fêtent la réussite de leur voyage. Ce voyage où ils ont tué des gens, des personnes que je connaissais, où ils nous ont asservis, volés, kidnappés. Non, il n’y a vraiment aucune raison pour que j’aie envie de faire la fête et je crois que Marguerite l’a bien compris, vu les regards qu’elle me lance une fois que nous sommes installées un peu à l’écart. Je ne sais même pas si j’ai hâte que cette mascarade se termine étant donné que la suite est une énorme interrogation pour moi… J’aimerais tellement retourner au beau milieu de la forêt, dans cette cabane où le temps s’est arrêté l’espace de quelques heures…
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