60. Langue de vipère
Einar
Je pousse la porte de la taverne et cherche du regard Cnut qui m’a demandé de le rejoindre ici. Mes yeux se posent sur le gros fût d’Ale qu’est en train de ramener le propriétaire des lieux. Il le fait rouler devant lui et les clients déjà présents doivent se retirer vivement du chemin sous peine d’être écrasés ou de se prendre un coup du tavernier qui ne fait pas dans la dentelle. Et ça fonctionne car personne ne l’empêche d’arriver jusqu’au petit comptoir qui se trouve à l’angle de la pièce. Au centre, un feu brûle et la fumée s’élève par l’ouverture centrale de la maison. Ne voyant pas Cnut, je vais m’installer à une table au fond de la pièce et écoute distraitement les conversations des quelques autres personnes présentes. On voit que l’hiver arrive et que tout le monde est prêt ou presque pour le froid car en été, ce genre d’endroits est totalement désert. Là, quand on n’a rien à faire dans les champs ou chez soi, on peut venir se détendre avec ses amis.
Cnut me rejoint au moment où le tavernier me demande ce que je veux boire et nous commandons tous les deux une chope de l’Ale qu’il vient de ramener.
— Alors, quoi de neuf depuis qu’on est rentrés ? lui demandé-je en souriant. Tu as retrouvé tes petites habitudes ?
— Oui, ça fait du bien de rentrer à la maison ! Et toi ? J’ai entendu dire que ton frère et toi vous battez pour une femme, ça doit être sympa, l’ambiance, chez vous.
Je me demande qui a bien pu lui en parler. A moins que ce ne soit Bjorn qui ait déversé ses malheurs lors d’une beuverie entre camarades.
— Mais non ! Disons que Clothilde est bien mieux dans mes bras que dans les siens, je sais prendre soin d’elle. Et grâce à elle, j’ai un petit parfum de Normandie à la maison.
— J’espère qu’elle prend elle aussi bien soin de toi, ricane-t-il. Tu t’es installé dans ta maison, alors ? Elle est finie ?
— Oui, quasiment. Quelques finitions, mais rien de bien important. Et je peux t’assurer qu’elle prend soin de moi. Je suis peut-être bête mais je ne la vois pas du tout comme une esclave, ce qui n’est pas le cas de ma mère qui veut me trouver une épouse convenable. Moi, je te le dis, je n’ai jamais été aussi heureux que depuis que la Normande partage ma couche.
— L’ambiance doit vraiment être agréable aux repas de famille, se moque-t-il. Mon pauvre, ne te laisse pas faire, on n’a qu’une vie, et si la tienne te plaît avec la jolie Normande, fais-toi plaisir, ça passera à ta mère… Je te le souhaite, tout du moins.
— Je crois que j’échangerais tous les repas de famille du monde entier pour une simple nuit avec cette femme dans mes bras, Cnut. Tu n’imagines même pas tout le plaisir que je prends chaque soir.
— Eh bien, tu es envoûté, l’ami ! Pourquoi tu ne la libères pas pour la marier ? A moins que ta mère ait un droit de regard sur cette décision ?
— Si je la libère, comment je fais pour la protéger ? Là, personne ne va la toucher car tout le monde sait que c’est ma propriété. Une fois libre, vu que je ne suis pas encore prêt à me marier, je la mets en danger. Tu vois le dilemme ?
— Je vois, oui… Je comprends, mais tu sais que son statut n’arrête pas tout le monde. En général, on respecte ce fait, mais certains n’ont pas assez d’honneur pour ça.
Je soupire et nous commande deux nouveaux verres. Je m’arrange pour que la conversation dévie sur la politique et les nouvelles exigences du Jarl sur la part des récoltes qui lui reviennent de droit. Beaucoup moins passionnant que Clothilde et la relation avec ma famille, mais c’est un sujet plus consensuel. Nous nous quittons en rigolant bien et je reprends le petit chemin qui me mène chez moi. Chez nous devrais-je dire car Clothilde y a vraiment toute sa place. J’observe les maisons en bois et de chacune s’échappent des volutes de fumée qui témoignent de l’arrivée plutôt précoce du froid.
Je suis surpris en arrivant devant la maison de voir l’enclos des animaux ouvert et je m’apprête à le refermer quand je constate qu’une de nos vaches en est sortie et me nargue, placide mais décidée à manger l’herbe là où elle se trouve plutôt que celle du champ où elle devrait être. Je prends un bâton et lui donne quelques coups dans les flancs pour la faire bouger et retourner dans l’enclos, ce que je parviens à faire sans trop de difficultés finalement. Mais comment se fait-il que Clothilde n’ait pas refermé la porte ? Où est-elle ?
Alors que je termine tranquillement ma petite promenade, des cris retentissent depuis l’intérieur de ma maison, et je me précipite pour savoir ce qui arrive à Clothilde.
— J’arrive ! crié-je en courant.
Le spectacle qui s’offre à mes yeux lorsque je pénètre dans la pièce principale est assez effrayant. Clothilde a un couteau dans la main et s’est réfugiée derrière la table, son arme dressée et son regard fièrement tourné vers le Viking qui lui fait face. Il a dû essayer de profiter d’elle car le haut de sa robe est déchiré et son épaule est dénudée. Elle utilise la table comme bouclier et tourne autour pour empêcher son agresseur de lui sauter dessus. Mon sang ne fait qu’un tour et je bondis pour le repousser violemment d’un coup d’épaule qui le déstabilise.
— Mais tu te prends pour qui ?
Mon rugissement de colère se stoppe net quand je reconnais qu’il s’agit de mon frère qui se tient là, son épée à la main.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? demandé-je, mes yeux passant de l’un à l’autre pour essayer de deviner par leur attitude ce qu’il s’est joué avant mon arrivée.
— Ton frère est fou ! Il a encore essayé de profiter de moi !
— Oh ça va, hein ! grogne Bjorn. Ta petite prude et moi, on discutait tranquillement et elle s’est emballée quand je lui ai touché l’épaule.
— Ma petite prude comme tu dis est à moi ! Tu n’as pas à la toucher, crié-je en attrapant un tabouret que je lève devant moi comme arme improvisée. Et tu n’as pas à lui courir après dans MA maison, insisté-je alors qu’il n’a pas perdu son air légèrement goguenard.
— OK, calme-toi, frérot, j’ai dû mal comprendre… Rhadia m’a dit que vous aviez remis ça, tous les deux, ces derniers jours, et que tu te désintéressais de ta Normande… Je voulais juste lui tenir chaud.
Je fulmine encore plus en entendant ses propos et dois maintenant faire face aux yeux meurtris de Clothilde. Rhadia va me payer cette trahison, qu’Odin m’en soit témoin.
— N’importe quoi, Bjorn. Je ne sais pas si tu es en train de me mentir ou si Rhadia a vraiment réussi à te tromper, mais je peux t’assurer qu’avec Clothilde, tout va bien. Et vu comment elle m’épuise et me vide de toute mon énergie, je ne sais pas comment je ferais pour en voir une autre. Alors maintenant, tu dégages d’ici avant que je ne m’énerve réellement et te fasse comprendre ce qu’est un vrai Viking en colère.
— Tu doutes de ma parole ? s’étonne mon frère, l’air sincèrement troublé. Je t’assure que c’est ce qu’elle m’a dit pas plus tard que ce matin.
— Eh bien, retourne la voir et dis à cette langue de vipère que si elle se retrouve à portée de mon épée, je la lui coupe et je serai sans pitié. Laisse-nous tranquilles.
— Je transmettrai le message, soupire-t-il en levant les mains en signe d’apaisement alors qu’il recule déjà vers la porte. Bonne soirée à vous.
Je m’écarte et le laisse passer, m’assurant qu’il quitte bien les lieux avant de reposer mon tabouret et me tourner vers Clothilde. Je m’approche d’elle pour la prendre dans mes bras et suis surpris quand elle se dérobe et me lance un regard assassin.
— Mais qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Ce qui m’arrive ? Tu me poses vraiment la question ? J’ai encore failli me faire violer par ton frère, voilà ce qui m’arrive !
— Eh bien, laisse-moi te réconforter, alors ! Je veux juste te prendre dans mes bras, c’est tout, pourquoi tu te dérobes ainsi ?
— Me réconforter ? Je n’ai pas besoin d’être réconfortée, je veux me sentir en sécurité, Einar ! Ton frère me fait tellement peur que le simple fait de croiser son regard me fait trembler des pieds à la tête…
— Mais je suis intervenu ! Je suis là pour te protéger, voyons. Tu crois quoi ? Que je l’aurais laissé faire ?
— J’aurais pu le tuer, Einar… Si tu n’avais pas été là, je me serais servie de ce couteau, tu t’en rends compte ? Et si je n’avais pas réussi… si tu n’étais pas arrivé… c’est trop d’angoisses tout ça, soupire-t-elle.
— Je comprends que tu aies eu peur mais tu t’es très bien défendue. Viens, laisse-moi te prendre dans mes bras, tu as besoin d’être réconfortée.
— Si je ne l’avais pas vu arriver, je ne serais pas rentrée pour prendre le couteau et je n’aurais pas pu me défendre, murmure-t-elle en se blottissant contre moi.
— Tu es une vraie guerrière et tu as été très courageuse. Bjorn a compris que tu n’étais toujours pas à sa disposition et personne d’autre n’oserait t’approcher. Tu es en sécurité, ici. N’aie peur de rien.
— C’est facile à dire, pour toi, moi, je ne suis rien ici, à part pour toi… Tu crois que Rhadia a vraiment dit ça ?
— Je pense, oui. Elle serait capable de tout pour me reconquérir et te faire du mal. Tout ce qui l’intéresse, c’est de revenir dans mon lit et elle ne va pas reculer devant un mensonge si ça peut lui permettre de t’évincer. Mais ça n’arrivera pas, tenté-je de la rassurer.
— Cette femme est le Diable, marmonne-t-elle en nichant son nez dans mon cou, posant ses lèvres sur ma peau. Qu’est-ce que tu lui trouves ?
— Plus rien du tout. Tu es tout ce dont j’ai besoin, Clothilde. Je n’ai besoin de personne d’autre que toi.
Elle se serre encore plus contre moi et nous passons ainsi un long moment dans les bras l’un de l’autre sans parler. Je me dis qu’elle l’a vraiment échappé belle et je m’en veux de l’avoir laissée ainsi, sans surveillance et sans protection. Mais je ne peux pas non plus passer toute ma vie juste à ses côtés, même si les câlins avec elle sont toujours plus qu’agréables. Elle sait se défendre mais il va falloir que je réfléchisse à une solution pour encore mieux empêcher que de tels actes se produisent.
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