61. La glisse des sourires
Clothilde
L’air froid qui s’infiltre à travers la porte qu’Einar franchit me fait frissonner lourdement. Les températures ont drastiquement chuté, passant à la négative à longueur de journée et de nuit. Lorsque le vent est levé, j’ai l’impression de geler sur place à peine mon pied est-il posé à l’extérieur. Mais le paysage est splendide. Je ne reste jamais bien longtemps dehors, pourtant je sors chaque jour quelques minutes pour observer les montagnes couvertes de blanc au loin, les arbres qui nous entourent dans la même tenue, et les champs qui s’étendent à perte de vue, vierges de tout passage humain. C’est splendide, quand bien même on pourrait parfois croire que le jour se lève à peine tant le ciel est sombre.
Mon Viking se déleste de quelques couches de vêtements, se poste près du feu en se frottant les mains tandis que j’essore la robe que je viens de laver dans ma bassine. Je suis en train de l’étendre en hauteur lorsque ses mains réchauffées se posent sur mes hanches et qu’il colle son torse contre mon dos, déposant un baiser sur ma nuque. Le passage près du feu est devenu une étape obligatoire, je ne supportais plus ses mains gelées sur mon corps, et ça me fait toujours sourire de le voir faire avant de me saluer. Aujourd’hui, le bout de son nez est encore frais et sa barbe est humide, mais le contraste est plus agréable que dérangeant.
— Tout va bien au village ? Marguerite est en forme ? lui demandé-je tandis qu’il me serre contre lui.
— C’est un peu tendu. Tout le monde se plaint du froid. L’hiver est arrivé très tôt cette année et les esprits commencent à s’échauffer un peu. Ce n’est pas normal, un temps pareil.
— Il est là, il faut faire avec, de toute façon, soupiré-je. Ceux qui ronchonnent ne doivent pas avoir une bouillotte humaine comme moi, les pauvres !
— Tu veux me partager avec ces autres ? me taquine-t-il.
— Surtout pas ! ris-je. J’ai trop besoin de ta chaleur, je ne tiendrais jamais le coup sans toi, je vais être égoïste et te garder rien que pour moi.
Je me retourne au creux de ses bras et capture ses lèvres des miennes tandis qu’il me presse contre son corps chaud. Ses mains descendent sur mes fesses, me faisant frémir d’envie, mais il rompt notre baiser un peu trop rapidement à mon goût et affiche un sourire taquin en récupérant l’épaisse cape bien chaude qu’il m’a ramenée il y a quelques jours.
— J’ai déjà fait ma balade du jour, grimacé-je. Pourquoi veux-tu que je m’habille ?
— Je veux te faire découvrir quelque chose de merveilleux et que tu vas adorer, ma Belle. Prête pour une petite aventure ?
— Quelque chose de merveilleux ? Par ce temps ? Tu veux m’abandonner dans la forêt, c’est ça ? Tu en as déjà marre de moi ? plaisanté-je alors qu’il noue le vêtement sur mes épaules.
— C’est le temps parfait pour ce que j’ai en tête. J’espère que tu as de l’équilibre !
De l’équilibre ? Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Mon Dieu, il commence à me faire peur avec ses idées loufoques ! Et pourtant, je le suis après qu’il s’est couvert. Je remonte la capuche sur ma tête, grimace en sentant le froid s’insinuer sous mes vêtements, resserre les pans de la cape autour de moi et m'agrippe à la main qu’il me tend. La neige est encore tombée une partie de la nuit et mes pieds s’enfoncent profondément. Je n’ai jamais vu autant de neige de ma vie qu’ici. Évidemment, il nous arrive d’en avoir à la maison, mais jamais à ce point. Chez moi, ça fond dans les jours qui suivent, alors qu’Einar m’a dit qu’ici, on en a pour plusieurs semaines.
Ma main fermement accrochée à la sienne, nous nous éloignons du village et avançons avec lenteur. Mon Viking ne s’en plaint pas, même s’il doit parfois m’aider à m’en tirer. Il a beau peser bien plus lourd que moi, avancer dans de telles conditions semble dix fois plus facile pour lui que pour moi qui m’enfonce et peine parfois à ressortir de là. Ça le fait sourire plus qu’autre chose, et j’essaie de ne pas trop bougonner même si je commence à en avoir marre.
Des cris et des rires parviennent à mes oreilles quelques secondes avant que je repère le lac. Des enfants et quelques adultes sont en train de s’amuser à glisser sur la glace sur des planches de bois et, pour la première fois depuis que j’ai rencontré mon Viking, un sourire enfantin apparaît sur son visage lorsqu’il se tourne vers moi.
— Rassure-moi, tu ne comptes pas me faire glisser là-dessus ?
— Bien sûr que si ! C'est un vrai bonheur de l'hiver ! Tu vas voir, tu vas adorer !
Je ne suis pas sûre d’adorer me casser la figure sur cette surface froide, mais je ne dis rien et le suis jusqu’à ce qu’il me fasse asseoir sur un tronc d’arbre. Je l’observe accrocher à mes pieds ce qui me semble être des os longs et fins taillés avec de la ficelle, trouve le résultat plutôt laid mais ne dis toujours rien. Je sens que je vais me casser la figure et qu’il va bien se moquer de moi.
Je m’accroche fermement à son bras pour rester debout dès que mon premier pied atterrit sur la glace et manque déjà de finir les fesses par terre. Einar passe son bras autour de ma taille et me soutient, me faisant glisser avec lui. J’ai l’impression que mon équilibre est aussi précaire que celui d’un bébé qui tente de faire ses premiers pas. Mon bras libre mouline dans l’air dès que mon bassin part en avant ou vers l’arrière, et je pousse un cri ridicule quand je fais perdre l’équilibre à mon Viking et que nous finissons tous les deux sur les fesses.
— Tu veux me tuer, en fait, c’est ça ? bougonné-je avant d’éclater de rire.
— Mais non, répond-il en souriant. Il faut juste t'habituer et tu vas glisser toute seule. Fais-moi confiance, laisse-toi guider et tu verras, tu ne perdras plus l'équilibre. Et puis, penche-toi en avant plutôt qu'en arrière, ça aide aussi ! explique-t-il en se relevant comme si le sol n'était pas fait de glace.
Ben voyons, comme si c’était si facile que ça, tiens !
J’attrape les mains qu’il me tend et me relève à mon tour. Einar reste dans cette position et me tire doucement vers lui, reculant au fur et à mesure. Tout ceci semble tellement naturel venant de lui que j’en suis jalouse. Je me sens totalement ridicule, penchée en avant, les fesses relevées, et tente de me tenir plus droite alors que je trouve davantage mon équilibre.
Je me rends compte que je ne ressens même pas le froid tant je suis concentrée sur ma tâche, et gagne petit à petit en confiance. Evidemment, je déchante en chutant une seconde fois, manquant de m’écraser le nez sur la glace, et apprécie davantage la chute manquée lorsque j’atterris dans les bras de mon Viking. Dans tous les cas, passé le stress et la peur de me blesser, je commence à m’amuser. Il est certain que je ne finirai pas aussi à l’aise que lui sur la glace, mais je parviens tout de même à tenir debout et à glisser avec pour seul soutien sa main dans la mienne. Je suis fière de moi, autant que lorsque j’ai réussi ma première traite toute seule, il y a bien longtemps.
Einar prend la confiance aussi, de son côté, et m’entraîne dans son sillage, me fait parfois tourner sur moi-même. Son sourire ne le quitte plus et il n’en est que plus beau. Même si la neige s’est remise à tomber, le moment est tellement agréable que je lui demande de rester encore un peu pour profiter. J’aime le voir aussi serein, bien loin du Viking autoritaire que j’ai rencontré, de l’homme froid et intimidant qu’il peut parfois être.
Il finit par me laisser glisser seule et part de son côté. Je l’observe un petit moment, immobile au milieu de la glace, alors qu’il évolue avec assurance, puis tente de me débrouiller seule. Je suis plutôt fière de moi, je parviens à rester sur mes pieds même si je n’ai pas la grâce de la Montagne. Qui aurait cru qu’il pourrait être aussi à l’aise dans ces conditions ? Sa grande masse se déplace aisément, en contradiction totale avec ce que l’on pourrait imaginer.
Je manque de partir en avant quand il percute mon dos et m’enlace, m’entraînant dans sa balade. Ses mains fermement posées sur mon ventre me réchauffent instantanément de l’intérieur et son rire à mes oreilles me fait frissonner.
— Tu es mignon, on dirait un enfant quand tu patines, ris-je.
— Un enfant ? grogne-t-il en se pressant dans mon dos. Je suis trop grand pour ça !
Il me soulève alors dans ses bras et se met à tourner sur lui même sans me relâcher. Le vent souffle dans mes cheveux et je crois que c’est la première fois que je souris de la sorte depuis que je suis arrivée ici. La première fois que je me sens aussi libre, et cette sensation est revigorante.
Lorsqu’Einar me repose sur la glace, je lui fais face et noue mes mains derrière sa nuque, le faisant frissonner. Mon sourire ne m’a pas quittée et il m’observe avec cette tendresse toute particulière qu’il me réserve et qui fait battre mon cœur un peu plus fort dans ma poitrine. Je pose mes lèvres sur les siennes et apprécie sentir la chaleur de son corps contre le mien.
— Merci pour ce moment. Je ne suis pas sûre de devenir une patineuse talentueuse, mais… j’adore, ça fait un bien fou.
— J'adore te voir sourire ainsi. On revient ici quand tu veux !
— Moi aussi, j’aime te voir sourire comme ça, alors je crois qu’on va vite revenir.
Nous patinons encore quelques minutes avant que mes doigts commencent à vraiment geler, et rentrons finalement à la maison pour nous réchauffer alors que la nuit tombe sur ce paysage magnifique. Je suis reconnaissante à mon Viking de m’offrir ces petits moments de bonheur. La vie n’est pas facile ici, globalement mais surtout dans ma situation, et il fait tout pour que je me sente bien, maladroitement parfois, mais il fait son possible pour que j’aie la sensation d’être chez moi. Sans doute a-t-il conscience que ça ne sera jamais totalement le cas, mais ses attentions me touchent et j’espère que de mon côté je parviens à le rendre heureux. Et ce, même si je bougonne beaucoup à cause du froid, que je lui jette mon statut d’esclave au nez dès qu’une situation m’empêche de vivre comme je l’entends, ou encore que je colle mes pieds froids contre lui au lit alors qu’il déteste ça.
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