63. T’en vas pas comme ça !
Clothilde
Je pose sur la table près du lit deux bols de soupe de légumes bien chaude avant de rejoindre Einar qui a installé des couvertures à-même le sol pour nous faire un petit nid douillet. Il me recouvre immédiatement d’une peau de bête et d’un épais couvre-lit en laine, quand bien même je n’ai plus tellement froid, hormis aux pieds. Assise contre le mur près du lit, je déguste cette soupe sans avoir réellement faim, mais le mari de Blanche a vraiment besoin de se réchauffer et l’odeur nous a donné envie de déguster encore un peu de notre repas du soir. Mon Viking a encore quelques frissons de temps à autre. Je ne saurais dire combien de temps il a passé dehors, mais cela m’a paru être une éternité alors que je l’attendais ici. J’ai imaginé les pires scénarios possibles, et quand Blanche a débarqué, tremblante, les yeux larmoyants et totalement paniquée, je me suis demandé si je reverrais un jour Einar.
Le vent soufflait lourdement lorsque je suis sortie, incapable de laisser ma Montagne seule par ce temps. Il voulait de l’aide ? J’étais la seule disponible dans le coin. Oh, il y a bien la maison du vieux Gunnar, mais le bonhomme boite tellement que je n’étais pas certaine qu’il puisse rejoindre mon Viking.
Nous mangeons en silence, seul le bruit des bourrasques de vent ou celui du feu qui crépite trouble le calme dans la maison. Un soupir d’aise m’échappe quand je me blottis contre Einar. J’ai vraiment eu peur de ne jamais le revoir. Et lorsque je l’ai aperçu sous cette branche, ma peur s’est intensifiée brutalement, devenant angoisse. L’envie de le libérer de sa prison glacée était viscérale, je n’ai pas réfléchi, mon instinct a pris le dessus et je m’étonne moi-même de ce que j’ai fait, mais il était impensable que je rentre sans lui.
— Encore merci d’être venu, Einar. Je n’étais pas sûre que quiconque ait entendu mon appel à l’aide.
C’est au moins la dixième fois que Blanche remercie mon Viking, et il lui offre à nouveau un sourire rassurant avant qu’elle observe son mari avec tendresse. Erick, lui, est un peu plus bourru, mais il a quand même pris le temps de remercier Einar une fois ses esprits repris. Il est en moins bonne forme que ce dernier, Blanche a dû soigner sa cuisse blessée par l’arbre qui a chuté, mais il reprend doucement des couleurs.
— Est-ce que vous voulez manger encore un peu ? demandé-je. Vous avez besoin de quelque chose ?
— Non, merci, on abuse déjà assez de votre hospitalité, répond Blanche timidement. Vous nous avez sauvé la vie, c'est bien suffisant. Dès que la tempête se calme, nous repartirons. Enfin, si la jambe d'Erick le permet.
— On vous accompagnera si nécessaire, mais vous n’abusez pas, ce n’est pas grand-chose.
Je ne leur avouerai pas, mais ils ne seraient pas là si ça ne tenait qu’à moi. J’ai un peu honte d’avoir voulu empêcher Einar d’aller les secourir, mais pour ma défense, j’ai vraiment eu peur qu’il lui arrive quelque chose. Et ça a été le cas, après tout !
— Que faisiez-vous dehors par ce temps ? continué-je.
C’est vrai, ce n’était pas bien malin de sortir dans cette tempête, de se mettre en danger et d’en faire de même avec les autres en sonnant cette fichue corne.
— Clothilde, me réprimande gentiment Einar, cela ne nous regarde pas, voyons…
— Non, elle a raison de poser la question, l'interrompt Blanche. Vous devez nous prendre pour des fous… C'est juste que… nous étions en train de fuir la colère des Dieux.
Je jette un coup d'œil à mon Viking qui fronce ses sourcils fournis en resserrant son étreinte autour de moi.
— Fuir la colère des Dieux ? Qu’est-ce qui vous fait dire qu’ils le sont ? questionné-je. S’engouffrer dans la tempête, c’est un peu comme se jeter dans la gueule du loup, non ?
— On a vu les lumières divines, reprend Erick après un silence. Ce n'est jamais un bon signe et au village, tout le monde les a vues aussi. On a préféré partir avant que ça ne dégénère vraiment.
— Les lumières divines ? Mais pourquoi ce ne serait pas un bon signe ? l'interroge mon Viking.
Il se tourne vers moi et voit que je n’ai pas compris de quoi il s’agit. Il reprend à mon intention.
— Régulièrement, le ciel s’éclaire ici. Je n’ai jamais vu ça en Normandie, tu ne dois pas connaitre. Mais ici, quand les Dieux veulent communiquer avec nous, ils éclairent la nuit de lumières vertes et dorées. Ce sont des messages que seuls les initiés peuvent comprendre, mais en aucun cas, ce ne sont des mauvais signes, sinon, tous les ans, des catastrophes nous arriveraient.
— D’accord. Je… Non, nous n’avons pas ça, chez moi. Mais pourquoi fuir si ce ne sont pas de mauvais signes ? Je ne comprends pas.
— Mais si, ce sont de mauvais signes ! Les Dieux sont en colère ! Les lumières divines ont annoncé la tempête qui s’est abattue sur nous. Le froid en est le signe premier ! s’emporte Erick. Et je ne suis pas le seul à penser cela ! Si nous ne faisons rien, nous ne survivrons pas à l’hiver ! C’est pour ça que nous nous sommes enfuis ! Il faut s’éloigner de la source du mal divin !
— Tais-toi donc ! tonne Einar. Tu dis n’importe quoi ! Tu as failli mourir à cause de tes bêtises ! Et tu as failli nous emporter avec toi !
Mon Viking s’est tendu contre moi et son énervement est palpable. Le pire ? Je le trouve affreusement sexy lorsqu’il est comme ça. Et je suis ravie que cet état ne me soit pas destiné, aussi.
— Il se passe des choses au village que les Dieux n’approuvent pas, poursuit Erick sans se soucier de la colère d’Einar. Je suis désolé de vous avoir mis en danger, mais nous ne voulons pas être punis pour quelque chose que nous ne cautionnons pas.
— Que se passe-t-il au village ? s’enquiert Einar plus calmement. Vous vous rendez compte que sans Clothilde et moi, vous seriez morts dans la neige ?
— Ton frère est en train de discréditer le Jarl et tout ceci va mal finir. Cela fait des années que le village est prospère, que nous vivons dans la paix, et Bjorn est en train de tout gâcher !
— Qu’est-ce qu’il est en train de gâcher ? Il y a des tempêtes tous les ans, ce n’est pas mon frère qui est responsable des lumières ou de la neige, si ?
— Il a contrarié les Dieux, c’est évident ! Mais je comprends que tu puisses le défendre, c’est ton frère, soupire Erick. L’hiver est arrivé plus tôt, il est plus froid, ce n’est pas normal. Qui sait si, finalement, nous aurons assez pour y survivre dans ces conditions ? Blanche et moi sommes du côté du Jarl et nous avons peur que ton frère s’empare du pouvoir pendant l’hiver. Il pourrait très bien chercher à se débarrasser de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui.
— Mon frère ne ferait jamais ça ! Il est l’héritier du Jarl. Qu’aurait-il à gagner à ne pas attendre ? Tu… Clothilde, il faut que j’aille voir ce qu’il se passe au village. Si mon frère défie les Dieux, qui sait ce qu’il va nous arriver ?
Einar est déjà en train de se lever et j’ai un moment d’absence, le temps d’analyser ses paroles ou de vraiment les comprendre. Il est sérieux, là ?
— Attends, t’es malade ou quoi ? m’époumonné-je en le rejoignant près du feu où il enfile déjà un manteau. Arrête ça tout de suite ! Il est hors de question que tu sortes maintenant, Einar !
— Tu as entendu ce qu’ils ont dit ? Mon frère va faire n’importe quoi si je n’y vais pas pour le raisonner ! Il faut que j’aille lui faire entendre raison. Je ne peux pas rester ici sans rien faire. Leur histoire de lumières divines, je n’y crois pas, mais sur le reste… tu sais comme il est impulsif !
— Mais je m’en fiche qu’il soit impulsif ! Là, c’est toi qui agis sans réfléchir. Tu veux te tuer, c’est ça ? Te retrouver coincé une fois dans la tempête ne t’a pas suffi ? Tu ne peux pas sortir maintenant !
— Elle a raison, intervient Blanche. Ne soyez pas fou comme l’a été mon mari. Cela ne mène à rien.
— Mais…, commence-t-il avant que je ne l’interrompe à mon tour.
— Non, pas de “mais”, Einar. On n’y voit rien dehors. Si tu sors, impossible que tu arrives au village. Cette idée est stupide ! Mort, tu ne serviras à rien. Bjorn a une mère, pour l’amour du ciel ! Tu ne peux pas accourir dès qu’il fait n’importe quoi.
Mon Viking soupire et détourne le regard en lissant sa barbe d’une main. Un air las s’imprime sur son visage. Je comprends son besoin de protéger son frère, d’essayer de le raisonner, mais pas ce soir, pas dans ces conditions.
— Bjorn est un homme, Einar. Peu importe ce que tu tenteras, il est aussi buté et sûr de lui, de ses choix, de ses envies. Tu ne pourras pas toujours le raisonner, ni le faire passer avant toi-même. Sortir dans ces conditions ? Lui-même ne l’approuverait pas. Et je fais quoi, moi, sans toi ? Je ne te laisserai pas sortir cette nuit, même si je dois m’enchaîner à toi pour t’en empêcher.
— Tu as raison, finit-il par admettre en enlevant son manteau. Sortir dans ce temps, ce serait une folie et… je ne veux pas prendre le risque de te laisser seule ici. Je… on va attendre que la tempête passe et on ira au village dès qu’on pourra. C’est ce qu’il y a de mieux à faire.
Le soulagement qui m’assaille est tel que je lui saute au cou et m’enroule autour de lui. Ses mains s’arriment à mes fesses et son petit sourire en coin me fait fondre. Je resserre mes jambes autour de ses hanches et le gratifie d’un rapide baiser qui semble le frustrer autant que moi alors qu’il me ramène sur notre couche de fortune.
Erick a quand même jeté un sacré froid dans la maison et nous décidons de dormir plutôt que de poursuivre cette conversation. Je crois que ça vaut mieux comme ça, parce que mon Viking est encore perturbé par ce qu’il a entendu au sujet de son frère. Je ne sais pas ce que Bjorn est encore allé faire, mais je le crois suffisamment intelligent pour agir dans l’ombre, si bien que je ne comprends pas vraiment comment Erick peut affirmer haut et fort qu’il cherche à évincer le Jarl. Jusqu’à présent, il s’est montré un bras droit parfait, selon Einar.
Einar qui peine à s’endormir, d’ailleurs… Et je ne peux que comprendre à quel point ne pas savoir ce qu’il se passe avec son frère le dérange, puisque je me pose chaque jour ces questions concernant ma famille.
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