66. La vieille bique face à la donzelle

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Einar

Depuis mon fauteuil, j’admire Clothilde qui est en train de tresser ses cheveux, vêtue seulement de son vêtement de nuit mais aussi près que possible du feu central qui la réchauffe quand elle n’est pas dans mes bras. Elle me fait face et m’adresse un sourire lumineux qui semble éclairer la pièce encore plus que ce brasier qui m’apparaît si terne à ses côtés. Je ne résiste pas à la tentation qu’elle représente et me relève, bondis même afin de la serrer contre moi. Elle noue ses bras autour de mon cou et je me mets à la dévorer littéralement. Je mordille sa joue, ses lèvres puis je descends dans son cou que je parcours de mes dents jusqu’à ce qu’elle pousse un petit gémissement qui témoigne du fait qu’elle adore le traitement que je lui inflige.

— Tu es bientôt prête ? Si on veut avoir le temps de discuter avec Bjorn, il ne faut pas qu’on tarde trop.

Nous avons en effet décidé d’un commun accord d’aller affronter le problème et d’officialiser sa libération dès que possible. Cnut a certes été témoin mais tant que Bjorn n’est pas au courant, il peut faire ce qu’il veut. Et s’il m’arrivait quelque chose, Clothilde serait en grand danger.

— Si tu m’interromps sans cesse, je vais mettre deux fois plus de temps à me préparer, tu sais ? rit-elle en passant sa robe par-dessus sa tête.

— Il faut que tu sois deux fois plus efficace alors, car je ne compte pas arrêter ces interruptions ! rétorqué-je en la prenant une nouvelle fois dans mes bras pour l’embrasser.

— Dis-moi encore que tu m’aimes, chuchote-t-elle contre mes lèvres. S’il te plaît…

— Je t’aime, Clothilde ! murmuré-je en plongeant mes yeux dans les siens. Tu es si belle que c’est un crime de ne pas profiter de cette journée pour t’aimer encore et encore.

— Oh, Einar, soupire-t-elle, le sourire aux lèvres. Je t’aime. Mais si tu ne me lâches pas, jamais nous n’irons au village.

Je m’écarte à regrets de ces magnifiques yeux d’un vert si pur que j’ai l’impression de me perdre dans une forêt dès que je m’y plonge, et nous finissons par prendre la route, emmitouflés dans plusieurs couches de laines et de peaux afin de lutter contre le froid tellement vif à cette saison. Difficile de parler avec toutes ces protections mais nous n’avons pas besoin de mots pour voir que nous sommes heureux de faire ce trajet ensemble, que nous avançons d’un même pas et dans une même direction.

Lorsque nous parvenons au village, j’ai l’impression que toute cette gaieté s’envole car l’ambiance ici, semble tendue. Des gardes ont été postés à l’entrée du village et on dirait qu’une nouvelle guerre se prépare. A cette saison, cela semble pourtant peu probable. Mais qu’est-ce qui prend à mon frère de faire cette démonstration de force ? Devant chez lui, un villageois est posté, un jeune un peu foufou que je ne pensais même pas en âge de tenir une arme. Il tente de s’interposer et de m’empêcher d’entrer mais je le repousse d’un coup d’épaule bien senti.

— J’ai le droit d’aller voir mon frère ! Tu ne me reconnais donc pas ? Et toi, ajouté-je en me tournant vers mon frère qui s’approche, tu fais quoi, là ? Tu crois être en sécurité avec des gardes à peine sortis de l’enfance ?

— Je fais ce qui est nécessaire, marmonne Bjorn. Qu’est-ce que tu veux, Einar ?

— Il faut qu’on discute, Bjorn. Et ça tombe bien que Maman soit là aussi, parce qu’il faut qu’on parle. Sérieusement. C’est à propos de Clothilde, conclus-je en passant au normand afin d’insister sur le fait qu’il faut qu’elle soit incluse dans notre conversation.

— Très bien, mais je n’ai pas toute la journée, alors venez-en au fait, soupire-t-il en faisant signe au garde de nous laisser passer.

Nous pénétrons dans la maison et je me saisis du bras de Clothilde que je sens tendue à mes côtés pour la réconforter. Je m’amuse de voir Bjorn s’installer sur la chaise ornementée réservée au Jarl comme s’il cherchait à dominer la situation.

— Quel accueil chaleureux ! Le pouvoir te tourne-t-il déjà la tête ?

Ma remarque ne lui plait pas mais a au moins le mérite de lui arracher un sourire. Il sait que je suis bien le seul à pouvoir ainsi afficher mon insubordination.

— Peut-être autant que le sexe avec elle te monte à la tête à toi, mon frère.

— Je ne te le fais pas dire, Bjorn. Mais bon, tu es pressé, je ne vais pas te raconter tout ce que je vis avec elle, je suis venu vous annoncer que j’ai officiellement libéré Clothilde hier. Cnut pourra en témoigner, c’est une femme libre qui est avec moi.

— Pardon ? Et de quel droit ? gronde-t-il en me fusillant du regard.

— Du droit du propriétaire, tu t’en doutes. Désormais, tu dois la considérer comme n’importe quelle femme Viking ici. En tant que Jarl, il t’appartient que le droit soit respecté.

— C’est hors de question ! Je suis le premier propriétaire de cette femme, tu ne peux pas la libérer comme ça !

— Je peux tout à fait le faire et tu le sais. Tu peux crier tant que tu veux, ça ne changera rien à la réalité des faits.

— Tu rêves si tu penses que je vais valider ça, Einar ! Je t’ai expliqué hier que je voulais la récupérer. Tu peux n’en faire qu’à ta tête, je m’en moque totalement. Cette femme finira ici, avec moi.

— Et moi, je te dis que tu vas vite arrêter de rêver si tu ne le valides pas.

Je m’avance vers lui en essayant de maîtriser la colère que je ressens et je reprends plus calmement.

— Et je te préviens, Bjorn. Je vais être clair avec toi. Soit tu acceptes cette libération, soit tu verras ce dont je suis capable quand je suis en colère. Et ton petit siège sur lequel tu as posé tes fesses, il ne sera plus longtemps le tien, si tu vois ce que je veux dire.

— Einar, serais-tu en train de menacer ton frère ? intervient ma mère, la mine sombre.

Je note que Bjorn n’a pas réagi à mes menaces et me tourne vers ma mère avant de m’adresser à elle.

— Un Jarl qui ne respecte pas le droit ne mérite pas d’être Jarl, c’est tout ce que j’ai dit. Je crois qu’il a compris, n’est-ce pas, cher frère ?

— C’est toi qui n’as pas respecté ton frère en premier, je te rappelle, poursuit-elle. Tu lui as volé son esclave !

— Maman, marmonne Bjorn. C’est quoi la prochaine étape, mon frère ? Tu vas me prendre ma place aussi ?

— Je ne suis pas intéressé par ta place, je veux juste que tu respectes le droit et les coutumes de notre pays. Clothilde est libre, admets-le et respecte la. C’est tout ce que je désire.

— Respecter une esclave ? rit ma mère. Tu as perdu la tête, ce n’est pas possible !

— Maman ! Très bien, Einar, je te la laisse. Si tes seules attentes sont de pouvoir sauter une Normande comme tu l’entends, grand bien te fasse…

J’échange un regard satisfait avec Clothilde qui me prend la main et sourit. Elle a l’air soulagée même si elle n’est pas totalement convaincue. Alors que je vais remercier mon frère de ses propos, c’est ma mère qui me surprend en nous attaquant à son tour.

— Eh bien, on dirait que j’ai enfanté deux imbéciles. Un qui ne pense qu’à son pouvoir, l’autre qu’à son entrejambe. C’est du grand n’importe quoi et vous le savez aussi bien que moi. Une esclave, même avec un visage d’ange, reste une esclave. On l’utilise, on en profite, mais jamais on ne la libère ! Ça ne s’est jamais vu dans notre village. A mes yeux, cette chose ne sera jamais qu’une chose. On s’en sert et on la jette quand on n’en veut plus.

Je suis abasourdi par ce qu’elle sort, comme ça, tout naturellement. Tout ce fiel qui sort de sa bouche me laisse sans voix. Elle ne peut pas réellement penser ça, si ? Clothilde, quant à elle, ne semble pas être dans le même état de choc que moi car c’est à son tour de s’avancer vers son adversaire, en l’occurence, ma mère, et de s’adresser à elle avec force et fermeté.

— Cette chose est un être humain que votre fils avide de pouvoir a enlevé contre son gré, intervient-elle avec calme et fermeté. Et cette chose, comme vous l’appelez, a un cerveau qui vous a été bien utile pour empêcher votre ancien Jarl d’emprisonner ou de tuer votre petit garçon chéri. Le respect n’a jamais tué personne, vous savez ? Ce n’est pas parce que vous êtes aigrie que vous pouvez vous venger sur les autres. Marguerite a passé des années à votre service, élevé vos enfants, et tout ce que vous lui accordez, c’est le droit de manger à votre table. Est-ce que vous vous êtes demandé, un jour, ce qu’elle pouvait éprouver d’être arrachée à sa famille ? De ne pas pouvoir se marier et avoir ses propres enfants ? La vérité, et avec tout mon respect, Madame, c’est que pour aussi peu considérer l’être humain, vous ne pouvez être qu’une vieille bique égoïste pour refuser la liberté à une femme et la laisser vivre ce que vous avez eu la chance de vivre parce que vous êtes du bon côté des choses.

Mon frère et moi restons tous les deux la bouche ouverte. Clothilde vient vraiment de traiter ma mère de vieille bique ? Et dans notre langue, en plus ? Là, je ne sais pas comment je vais faire pour la défendre. Mes yeux se portent sur ma mère qui a levé les sourcils et semble pondérer ce qu’elle vient d’entendre. Le silence s’éternise et personne n’ose le briser, même pas Clothilde qui affronte du regard Maman sans baisser la tête. On peut dire qu’elle profite de sa liberté, là. Enfin, ma mère fait un petit bruit et je me demande si la colère va lui faire avoir une attaque mais non, le bruit se reproduit et je comprends qu’elle essaie de se retenir de rire avant de se lâcher totalement et d’éclater d’un rire sonore et puissant.

— Eh bien, je crois que je vais devoir retirer ce que j’ai dit. C’est bien la première fois depuis très, très longtemps que quelqu’un se permet de me parler ainsi. Et j’avoue que ça me plait. Énormément, même. Vieille bique ? C’est vraiment ça que tu penses de moi, jeune damoiselle pas encore formée ? Eh bien, je dirais que là, tu as raison. J’aime les gens qui ont du caractère et qui en font preuve au moment opportun. Einar, je te le dis, tu as bien choisi ta Normande et elle mérite d’être libre. Une jument qui montre une telle force, on ne la bride pas, on la libère et on l’admire courir. Bienvenue dans notre village, Clothilde la libre.

— Merci, Madame, sourit Clothilde alors que ses joues se parent de rouge.

— Eh bien, si tout le monde est d’accord, il faut qu’on fête ça ! Bjorn, tu as une bouteille d’hydromel ?

— Ben voyons ! Tu voles mon esclave et tu veux profiter de mon hydromel, en plus ? bougonne-t-il.

— Allez, fais pas ton misérable, lui dit Maman. On est une famille et on reste unis ! Buvons pour fêter ça ! J’ai un fils qui est Jarl et l’autre qui est amoureux, c’est déjà bien, non ?

Il fait contre mauvaise fortune bon cœur et se lève enfin de sa chaise. Il jette un regard peu amène en direction de Clothilde mais finit par aller chercher une bouteille dans sa réserve et nous nous retrouvons tous autour d’un bon godet qui nous réchauffe le cœur. Je crois que Bjorn a compris que ça ne servait à rien d’insister et mon cœur est en joie que Clothilde puisse désormais vivre sans peur. C’est un miracle que la vieille bique ne se soit pas plus rebiffée que ça !

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