68. Le trio infernal
Einar
— Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Clothilde est assise en face de moi et s’est arrêtée de manger. Elle me sourit alors que je me suis attaqué à mon omelette. Ce matin, comme les autres, nous nous sommes réveillés en nous câlinant et je suis allé nourrir les quelques bêtes que nous avons pendant qu’elle faisait cuire les œufs. On dirait qu’elle se fait au rythme de vie qui n’est somme toute pas aussi différent de celui qu’elle avait en Normandie. Depuis que je l’ai demandée en mariage, nous n’avons pas réabordé la question et nous faisons comme si tout est normal et sans ambiguïté alors que je ne sais pas du tout ce qu’elle ressent au fond d’elle. Est-ce qu’elle n’est pas sûre de l’amour que je lui porte ? Est-ce qu’elle a peur qu’une fois mariée, je lui reprenne sa liberté ?
— Pour rien en particulier. Disons que j’aime t’admirer, sourit-elle. Je te trouve très beau, que veux-tu, je suis sous le charme.
— Vraiment ? C’est donc à ça que ressemble l’amour ? Tu sais qu’il faut que tu arrêtes, sinon on va être en retard dans nos tâches du jour… Dès que j’ai repris assez de force, tu me donnes envie de te sauter dessus.
— Arrête d’être aussi mignon et j’arrêterai de te regarder comme ça, ma Montagne… Je fais des efforts, tu sais ? Je ne suis pas assise sur tes genoux non plus, alors que j’en meurs d’envie.
— Eh bien, réponds à tes envies, alors ! ris-je tandis qu’elle se lève.
Elle s’arrête cependant brutalement en entendant nos deux vaches meugler au même moment. C’est assez inhabituel et n’arrive que quand elles sentent la présence de quelqu’un à proximité. Immédiatement, je suis sur mes gardes et bondis pour récupérer mon bouclier et mon épée. Je jette un coup d'œil en entrouvrant la porte en me disant que je m’alarme pour rien mais c’est tellement rare d’avoir des visiteurs ici que je suis toujours vigilant quand une personne s’approche. Mieux vaut s’inquiéter sans raison que mourir avant d’avoir pu réagir.
Je sens la présence de Clothilde dans mon dos alors que j’observe le chemin en silence. Tout a l’air calme et, alors que je m’apprête à ranger mes armes, j’entends le craquement d’une brindille dans la forêt, vraiment pas loin de la maison. Je fais signe à ma belle de rester en retrait et me glisse à l’extérieur pour aller voir ce qui vient déranger notre quiétude.
J’essaie de me déplacer aussi discrètement que possible car l’agitation de nos poules me confirme qu’il y a quelque chose qui cloche. Je longe le mur de la maison et tombe sur un homme de stature moyenne, son arme à la main. J’ai de la chance car il me tourne le dos et est occupé à faire signe au loin. Quand je suis la direction de ses gestes, je constate qu’il est accompagné de deux compagnons qui sortent des sous-bois pour s’élancer vers notre maison. Je ne réfléchis pas davantage en comprenant qu’il s’agit là de voleurs ou de brigands, ou pire d’émissaires d’un village voisin qui viennent nous attaquer. Mon instinct prend le dessus et je sais que si je n’agis pas rapidement, j’aurai du mal à me débarrasser des trois en même temps.
Je n'attends pas une seconde de plus et assène un violent coup de bouclier sur la nuque de celui qui est proche de moi. Il s'effondre et je l'enjambe pour me mettre dos au mur et affronter les deux qui s'avancent avec prudence, clairement impressionnés par mon apparition soudaine.
— Ordures ! Que venez-vous faire ici ? crié-je en les défiant avec mon épée.
Ils s'échangent un rapide regard et se décident à foncer ensemble vers moi. Je pare un coup avec mon bouclier et l'autre avec mon arme et me réjouis de voir que la neige les ralentit assez pour ne pas me mettre trop en infériorité. Nous entamons alors une valse d'échanges de coups qui ne mènent à rien. A deux contre un, ils utilisent leur avantage et cherchent à me fatiguer. L'un d'eux finit d'ailleurs par me toucher au bras et je ne peux retenir un cri de douleur qui les rend encore plus furieux.
Je suis obligé de reculer un peu et j'écarquille les yeux en apercevant la silhouette de Clothilde se dessiner à mes côtés.
— Clothilde, non !
Mes deux agresseurs sont aussi surpris que moi devant cette femme qui se lance dans le combat, armée d'un simple couteau de cuisine. Il est long, certes, mais insuffisant. Cependant, elle parvient assez à les déconcentrer pour m'offrir une ouverture dont je profite immédiatement. Je transperce l’homme qui est le plus près de moi alors que l’autre saute sur Clothilde qui parvient à l’éviter en faisant preuve d’une agilité assez incroyable. Voyant cependant qu’il arme à nouveau son bras pour la frapper, je pousse un rugissement qui lui fait tourner la tête vers moi. Et cette fois, c’est Clothilde qui profite de son inattention pour lui sauter sur le dos et s’accrocher à lui. Elle parvient à suffisamment le gêner pour que je le désarme d’un coup puissant sur son bras. Il essaie alors de s’emparer de ma belle et furieuse Normande pour s’en servir comme bouclier, mais elle parvient à lui échapper et je le calme net en posant mon épée sur sa gorge. Il cherche une échappatoire mais visiblement ne trouve rien car il finit par lever les mains en l’air et s’agenouiller devant nous.
— Ça va ? Tu n’as rien ? demandé-je en parlant normand à Clothilde qui répond elle aussi dans sa langue.
— Je vais bien… Et toi ? Tu es blessé au bras ?
— Ça ira, une é.. égratignure ? C’est ça, le mot, je crois. On fait quoi de lui, alors ? Je l’achève ? Il le mérite amplement !
— Quoi ? Tu penses ? Tu… tu ne devrais pas lui demander d’où il vient ? Ce qu’il veut ? S’il y en a d’autres ?
Elle a raison, je me suis laissé emporter par ma colère et ma rage et ne pense plus clairement. Il faut qu’on sache pourquoi ils nous ont attaqués. Et prévenir le village, éventuellement. Je me tourne vers le Viking qui semble pétrifié, je ne sais pas si c’est de peur ou de froid.
— Pourquoi vous nous avez attaqués ? Qui t’envoie ? Parle et tu auras la vie sauve.
— Je n’ai rien à dire… Je suis mort si je vous parle, alors maintenant ou plus tard…
— Plus tard, tu as toujours une chance de survivre. Vu ton accent, tu viens de Norskstadt. Vous êtes des éclaireurs, on dirait. Une offensive se prépare ?
— Je ne sais pas, je suis les ordres.
— Facile à dire, ça, insisté-je en appuyant mon épée un peu plus fort pour faire perler le sang. Tu es sûr que tu ne veux pas me parler ? Parce que si tu attends d’être questionné au village, je te promets que tu vas regretter ne rien avoir dit.
— Je n’ai rien à dire, répète-t-il, la voix tremblante.
— Bien, on va t’emmener au village, on verra ce qu’ils réussiront à te faire dire. Attache-le, Clothilde, s’il te plait. Et serre fort, il est rusé, il va essayer de s’enfuir si on lui en laisse l’opportunité.
— Je sens que Bjorn va bien s’amuser, soupire Clothilde en récupérant une corde sur le tas de bois pour se mettre à la tâche.
Je la laisse l’attacher puis nous le faisons rentrer, le temps de mettre un bandage sur ma plaie et de récupérer nos vêtements chauds. Je grimace un peu en enfilant mon manteau car j’ai une belle estafilade sur le bras, mais j’ai connu pire.
— Allez, en route, finis-je par dire une fois que je me suis assuré que les liens étaient serrés comme il faut. Et je t’assure que tu as intérêt à réfléchir sur le chemin. Parce qu’une fois devant mon frère, le Jarl, si tu ne parles pas, tu risques de souffrir. Clothilde, tu es prête ? On y va ?
— Je te suis, soupire-t-elle avant de reprendre en normand. Tu es sûr que c’est une bonne idée de l’amener à Bjorn ?
— Il faut qu’on prévienne le village qu’une attaque est possible. Et avec lui, Bjorn ne pourra pas dire que c’est dans notre imagination.
Elle soupire et nous prenons le chemin du village. Je suis surpris de la passivité de notre prisonnier qui se contente de marcher entre Clothilde et moi. Il faut dire qu’il n’y a pas beaucoup d’alternatives pour lui et je suis vigilant afin de ne lui laisser aucune opportunité de nous échapper. Une fois au village, je vais dans la maison du Jarl qu’occupe désormais Bjorn et m’introduis sans m’être annoncé.
— Bjorn, tu es là ? J’ai une surprise pour toi. Une mauvaise surprise, je crois.
— Qu’est-ce que tu veux ? me demande-t-il en sortant de sa chambre, torse nu.
— Eh bien, je t’amène ce triste messire qui a essayé de nous trucider avec deux de ses compagnons. Sans Clothilde, je crois que tu n’avais plus de frère.
— Quoi ? s’étonne-t-il. Mais… c’est arrivé ce matin ? Et où sont les deux autres ? Tu vas bien ?
— Ça va, juste une future cicatrice sur le bras. Les deux autres sont morts. Et lui, tout ce que j’ai réussi à savoir, c’est qu’il a l’accent de Norskstadt. Je pense que ce sont des éclaireurs et qu’ils préparent une attaque. Il faut que tu fasses quelque chose pour nous protéger, Bjorn.
— Pour vous protéger ? Et que veux-tu que je fasse, au juste ? Tu es un grand garçon, la preuve, tu t’en es sorti !
— Il faut envoyer un groupe pour empêcher ce type d’attaques ! Tu imagines s’ils étaient venus en mon absence ? Qu’est-ce qu’il serait arrivé à Clothilde ?
— Tu viens de me dire qu’elle t’a aidé et je me souviens de son coup de genou, je suis sûr qu’elle est tout à fait capable de se défendre toute seule. Je ne peux rien faire pour vous protéger et tu le sais.
— Et tu vas laisser ces hommes du Nord nous menacer sans rien faire ? Tu sais qu’ils sont sûrement en train de préparer une attaque, là ?
— On va piéger les alentours pour les ralentir et placer quelques sentinelles, mais je ne peux rien faire de plus. Les attaquer sans préparations serait stupide, surtout par ce temps.
— Et le prisonnier, alors, j’en fais quoi ?
— On va s’occuper de lui, sourit-il avant d’interpeller ses gardes qui rappliquent dans la seconde. Emmenez-le, il est l’heure de s’amuser !
J’ai un petit pincement de cœur en le voyant se faire emmener sans délicatesse, mais me dis que c’est peut-être le seul moyen de convaincre mon frère de se mettre dans l’action et de faire le nécessaire pour nous protéger. Clothilde semble partager mon point de vue mais elle aussi reste silencieuse.
— Réfléchis, Bjorn. S’il y a une attaque, ce sera terrible. Il vaut mieux essayer de l’empêcher…
— Je n’ai pas besoin que tu me dises ce que j’ai à faire, je te remercie, grogne-t-il en me fusillant du regard.
— C’est toi, le Jarl, en effet. Réfléchis et fais ce qu’il faut pour le village… Et pour ton frère si ça t’intéresse encore un peu. Nous, on rentre. Tu viens, Clothilde ?
— Oui, rentrons. Heu… Einar ? Que fait-on des corps sur nos terres ? grimace la jolie brune. Je ne suis pas sûre que ce soit un très bon engrais pour les récoltes à venir…
— Je vais m’en occuper… soupiré-je en me disant qu’avec le froid qu’il fait, ça ne va pas être facile. Ne t’inquiète pas. Rentrons, on a fait ce qu’on avait à faire ici.
Annotations