69. Double peine

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Clothilde

Einar sort de la maison sans plus un regard pour son frère et je dois trottiner pour pouvoir le suivre. Je manque de trébucher plusieurs fois sur le chemin glissant tandis que mon Viking rumine dans son coin, faisant à peine cas de ma présence derrière lui. Il est en colère et c’est perceptible, même de dos. Évidemment que Bjorn n’allait rien faire pour nous, que croyait-il ? Les rondes seront forcément organisées plus près du village, et les maisons davantage excentrées ne seront pas protégées. C’est logique après tout, il fait froid, il faut des hommes pour protéger le centre, et faire faire des rondes demande de la main d'œuvre.

Je ne sais pas par quel miracle je parviens à rejoindre Einar, peut-être s’est-il décidé à ralentir le pas, mais je glisse mon bras sous le sien, essoufflée, et lui souris presque timidement tandis que nous nous éloignons de la halle.

— Être en colère ne changera rien, tu sais ? Nous avons des guetteuses plutôt douées, on va s’en sortir sans lui.

— Il ne veut même pas protéger et défendre son frère… alors que j’ai toujours tout fait pour lui. Tu ne peux pas savoir ce que ça me fait de la peine…

— Il pense comme un Jarl, pas comme un frère, soupiré-je. Peut-être qu’il va y réfléchir et revenir sur ses positions, ne le condamne pas trop vite, il tient à toi, malgré son comportement…

— Je ne crois pas, non. Nous sommes seuls et si d’autres viennent, nous serons seuls à les affronter. L’unique chose positive, c’est qu’après la disparition de ces éclaireurs et vu le temps qu’il faut, nous devrions être tranquilles jusqu’à la fonte des neiges.

— Je voudrais que tu m’apprennes à me battre, Einar. Je… j’aurais aimé pouvoir faire plus pour t’aider.

— Tu as été parfaite, tu sais ? Et je ne suis pas sûr que tu puisses faire plus… Allez, cessons de perdre du temps et rentrons à la maison. On n’a plus rien à faire ici.

— A vrai dire, puisque nous sommes au village, j’aimerais passer voir la guérisseuse, si tu le veux bien. Je n’ai toujours pas saigné, alors…

Il hésite un instant avant de répondre et je comprends qu’il se demande si c’est une bonne idée ou s’il vaut mieux rentrer au plus vite.

— Je ne suis pas sûr qu’elle puisse vraiment t’aider, mais si ça peut te rassurer, allons-y, oui.

Je hausse les épaules et le suis alors qu’il bifurque sur un chemin perpendiculaire à celui que nous empruntions, et nous ne mettons pas bien longtemps à gagner la vieille bâtisse de la guérisseuse. Elle nous sourit lorsqu’elle nous ouvre la porte et nous invite à entrer. J’ai envie de lui faire ravaler son rictus en pensant que sa potion n’a sans doute servi à rien. Je n’ai jamais eu autant de retard, je ne vois pas comment je pourrais ne pas porter d’enfant, d’autant plus que je trouve mes seins plus lourds et sensibles et que je me sens fatiguée alors que je ne fais pas grand-chose de mes journées.

— Bonjour, Astrid… Je voulais savoir si votre potion pour… enfin, celle que vous m’avez donnée, était vraiment efficace. Je crois que je porte un enfant, du moins, certains signes me font penser que c’est le cas, soupiré-je.

— Je ne peux rien contre la volonté des Dieux, sourit la vieille femme. Tu veux que je regarde et te confirme si c’est bien le cas ? De quels signes parles-tu ?

La volonté des Dieux… Magnifique. Et mon Dieu, à moi, qu’est-ce qu’ils en font ? Jamais il ne voudrait que j’enfante hors mariage, dans ces conditions…

— Je… j’aurais dû saigner il y a au moins quinze jours, je me sens plus fatiguée que d’ordinaire et… j’ai la poitrine plus sensible, gonflée. Est-ce que vous pouvez savoir si c’est vraiment le cas ?

— Laisse-moi voir, en effet… Einar, laisse-nous quelques instants, s’il te plaît, je travaillerai mieux si tu ne me regardes pas avec ces yeux remplis de méfiance.

— Je ne pars que si Clothilde me le demande, rétorque-t-il, attendant que je donne mon avis.

Je noue mes doigts aux siens en souriant. C’est vrai qu’il fait une sale tête, mais il est tellement adorable, prêt à bondir sur cette pauvre femme qui lève les yeux au ciel en constatant que je ne lui demanderai pas de partir. Elle approche en lui lançant un regard d’avertissement, puis pose ses mains sur mon ventre et le palpe à plusieurs reprises. Je grince des dents lorsqu’elle pose ses paumes sur mes seins et les palpe à leur tour, et dois faire une tête bizarre en l’entendant prononcer des mots incompréhensibles tandis qu’elle repose ses mains sur mon ventre. J’ai l’impression qu’elle récite une incantation, son visage proche de mon ventre, comme si elle pouvait savoir grâce à la magie si je porte un enfant ou non.

Je jette un coup d'œil à Einar qui semble encore plus dubitatif que moi, et la voix de la guérisseuse nous surprend tous les deux, plus forte, plus enjouée que lorsqu’elle récitait ses balivernes.

— Eh bien, les Dieux ont parlé et dans sept lunes, tu seras mère ! Et je crois même que tu le seras doublement ! Quelle bonne nouvelle, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que tu racontes encore, vieille folle ! s’énerve Einar en s’approchant de nous. C’était quoi, cette potion que tu lui as donnée ? De l’eau avec un peu d’herbes, c’est ça ? Tu te moques de nous ?

— Je dis que les Dieux ont parlé, Einar, c’est tout. Je ne peux rien contre leur volonté, tu le sais bien. Il y a deux petits Vikings qui naîtront lorsque les journées seront les plus longues, aucune potion n’aurait pu l’empêcher.

— C’est toi qui parles trop ! Tu te moques de nous juste pour te débarrasser de nous, c’est ça ? Tu changes d’avis en fonction du vent ou quoi ? Je vais te faire avaler toutes tes potions, moi.

Je peine à sortir de ma torpeur. Cette conversation n’est qu’un bruit lointain pour moi, même si je perçois l’énervement d’Einar, en contraste total avec le calme d’Astrid. Et puis, les mots se font petit à petit un chemin dans mon cerveau.

— Deux ? soufflé-je. Des jumeaux ?

— C’est ce que j’ai vu, oui. Mais les Dieux peuvent encore changer d’avis. Qui sait ce qu’ils ont en tête ?

— Tu ne sais rien du tout, tu inventes tout le temps ! Tu parles d’une guérisseuse, grommelle Einar en la regardant avec animosité.

— Merci, Astrid. Nous allons te laisser avant qu’Einar ne te saute dessus, soupiré-je en passant mon bras sous celui de mon Viking. Allons-y…

Je peine à entraîner ma Montagne à l’extérieur, son corps tout tendu ne m’aide pas et il ne fait d’abord pas vraiment d’effort. Une fois dehors, nous restons l’un comme l’autre muets et prenons le chemin de la maison. Il fait froid, j’ai hâte de pouvoir me réchauffer près du feu et je ne suis pas sûre de pouvoir bénéficier de la chaleur humaine du Viking, si j’en crois sa première réaction. En attendant, j’ai l’impression que le chemin s’éternise et que l’ambiance s’alourdit au fur et à mesure que nos pas nous portent à la maison. Je commence à réellement m’inquiéter, son attitude me déconcerte totalement.

— Un problème ? lui demandé-je finalement alors que je peux enfin me débarrasser de quelques couches de vêtements.

— Cette femme ne sait pas ce qu’elle dit. Elle invente tout et son contraire juste pour éviter qu’on ne se rende compte qu’elle dit n’importe quoi.

— Je n’ai pas souvenir de lui avoir dit que j’avais des frères jumeaux… Ce serait quand même un sacré hasard qu’elle parle de deux bébés, non ? Et puis… elle aurait dû me dire que je ne portais pas d’enfant pour que ses potions restent crédibles, non ?

— Tu vas voir qu’elle va finir par dire que c’est grâce à ses foutues potions qu’il y a non pas un bébé mais deux ! Ce sont des balivernes et tu le sais comme moi !

— Je peux savoir pourquoi tu t’énerves comme ça ? Qu’il y ait un ou deux bébés, ça ne change rien, je sens bien que mon corps change. C’est… Je pense vraiment que je porte ton enfant, guérisseuse ou pas.

— C’est peut-être parce que tu n’as pas bien pris sa potion, marmonne-t-il en faisant la moue. Je ne suis pas prêt à être père, moi.

Parce qu’il pense que je suis prête à être mère, peut-être ? C’est quoi, ce retournement de situation ? Quand je lui ai parlé de mes doutes quant à cette grossesse, il semblait pourtant heureux… Et là… Il lui suffit de quelques petits mots pour me briser le coeur.

— Je veux rentrer en Normandie, lui dis-je froidement en lançant une bûche dans le feu.

— Ne dis pas de bêtise, tu sais bien que ce n’est pas possible. Pourquoi tu veux partir tout à coup ?

— Pourquoi ? Tu me poses réellement la question ? As-tu vu ta réaction ? Qu’est-ce que tu crois, que ça me donne envie de rester avec toi, de te voir en colère parce que je porte ton enfant ? Je veux retrouver ma famille. Mon père m’en voudra certainement, mais il sera là pour moi, au moins, et mes frères, ma sœur aussi. Tu n’es pas prêt à être père ? Il fallait agir en conséquence, mais j’ai compris, c’est bon, je ne t’oblige à rien.

— Tu n’as plus envie de rester avec moi ? Eh bien, laisse-moi te dire que tu n’es pas obligée de rester. Mais pour le retour en Normandie, ne rêve pas, Bjorn ne te laissera jamais rentrer. Tu restes en Swede, que ça te plaise ou non.

— Tu ne comprends rien… ou c’est plus facile de ne pas chercher à comprendre ? Tu sais quoi ? Laisse tomber. Je vais aller me reposer, je te laisse vaquer à tes occupations, je vais prendre soin de moi toute seule et quand tu seras décidé à assumer, préviens-moi, soupiré-je en tirant la tenture pour m’engouffrer dans notre chambre.

Je l’entends bougonner de l’autre côté mais ne me préoccupe plus de lui. Sa réaction me déçoit et me peine plus que de raison. S’il n’est pas prêt à être père, je ne le suis pas davantage à devenir mère. Mais voilà, lorsqu’on couche ensemble, c’est le risque. Il ne se plaignait pas de la potion de la guérisseuse lorsque je lui ai dit qu’il pouvait ainsi jouir en moi, après tout. Il n’a jamais remis ça en question, alors qu’il assume, lui aussi.

Je m’allonge sur notre lit alors que j’entends la porte grincer et soupire en posant une main sur mon ventre. Je ne suis pas sûre de croire Astrid, mais mon cœur a fait une embardée lorsqu’elle a parlé de deux bébés, et je n’ai pu que penser à mes frères, mais aussi à mon père et ma mère. Une partie de moi se réjouit de poursuivre cette tradition familiale, quand l’autre ne peut s’empêcher de me rappeler que ma mère est morte en mettant au monde des jumeaux. Je suis à la fois terrifiée et légèrement euphorique, mais la déception de voir Einar réagir de la sorte m’étreint également. C’est une nouvelle que nous aurions dû fêter tous les deux. J’aurais aimé qu’il me rassure, qu’il comprenne tout ce qui peut me passer en tête à cet instant, mais c’est sans doute trop demander. Oui, j’aurais juste voulu qu’il soit heureux à l’idée que je lui donne un fils ou une fille, au lieu de quoi j’ai l’impression de n’être plus qu’une femme qui va lui devenir inutile maintenant qu’il va devoir la partager avec un enfant. Est-ce que je me suis totalement trompée sur lui ?

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