70. Enterrer la dispute

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Einar

Ce qui est bien avec le travail physique, c’est que ça occupe l’esprit. C’est ce que je me suis dit ce matin, une fois un brasier allumé, lorsque je me suis mis à déblayer la neige et à creuser la terre afin de pouvoir inhumer les deux corps des Vikings qui nous ont agressés et qui y ont laissé la vie. Mais j’avoue que malgré toutes les difficultés d’affronter ce sol gelé, mon esprit n’arrête pas de revenir vers Clothilde. L’atmosphère est glaciale et cela n’a rien à voir avec les températures. Je ne comprends même pas comment on en est arrivés là.

J’essaie de me concentrer sur ma tâche et d’éviter ainsi de laisser mon cerveau revenir à cette dispute qui me fait si mal au cœur mais j’ai du mal à ne penser qu’à ma pelle qui s’enfonce dans la terre. Ce à quoi je pense, au contraire, c’est à cette volonté immédiatement exprimée par Clothilde de retourner en Normandie, de partir avec cet enfant, ou ces enfants si on peut croire la vieille Astrid, sans se préoccuper de ce que je ressens. Je n’ai ni envie de la laisser partir, ni désir de voir mes enfants grandir sans moi ! Ne m’a-t-elle donc considéré que comme un mâle reproducteur qu’on utilise et qu’on jette ? C’est vrai que je l’ai libérée, qu’elle n’est plus une esclave et peut donc choisir avec qui elle vit mais je croyais vraiment qu’il y avait autre chose entre nous. Et puis, ces enfants, s’ils existent vraiment, c’est à deux qu’on doit décider de leur avenir, quand même.

Je me morigène intérieurement parce que je me suis arrêté en plein mouvement, énervé par toutes ces pensées, et me remets à creuser. Je galère car il faut sans cesse que j’aille raviver le feu et qu’un brouillard humide m’enveloppe et me frigorifie. Je reprends mon activité et râle encore quand je tombe sur un caillou qui semble accroché à la terre. Sans Clothilde, j’aurais juste laissé les deux corps pour les loups ou les autres charognards qui trainent dans la forêt mais elle a insisté et je n’ai pas pu lui refuser. J’avoue que je regrette un peu, là maintenant, parce qu’il faut que je creuse profondément pour y mettre les deux cadavres.

En temps normal, je ferais une petite pause et rentrerais pour aller discuter avec Clothilde, partager un câlin, une petite attention, mais ce matin, elle est restée mutique, enfermée dans un silence lourd et plein de reproches, comme si j’étais le seul responsable de sa grossesse. Ce n’est quand même pas ma faute si les Dieux ont décidé qu’elle porte mes enfants ! Ou si la potion de la guérisseuse n’a pas fonctionné. Et c’est moi qui devrais être fâché de la voir vouloir partir et s’éloigner ainsi de moi ! Bon, j’avoue que je le suis et que je n’ai pas non plus ouvert la bouche, mais il y a de quoi, non ?

Quand je pense avoir assez creusé, je m’extirpe de la fosse et m’approche des deux gisants dont la rigueur cadavérique est renforcée par le froid ambiant. La proximité du brasier a quand même dégivré un peu leurs vêtements et, avant de les emporter, je me permets de fouiller afin d’en savoir plus sur ces deux hommes qui sont morts loin de chez eux. Sur le premier, je ne trouve rien de particulier et je le tire jusqu’au trou où je le pousse. Je fais attention à ce que ses armes soient à proximité afin qu’il puisse les emmener au Valhalla si les Dieux l’acceptent puis vais m’occuper du second. Il semble être d’origine moins modeste et je découvre contre sa peau un collier brillant. Il est orné de différents motifs animaliers et cela ne fait que confirmer qu’il s’agit bien là de nos voisins du Nord. J’hésite avant de lui enlever sa chaîne mais me dis que je vais en avoir besoin pour prouver aux villageois qu’il faut se préparer à une offensive au printemps prochain. Je l’en débarrasse et le pousse à son tour dans le trou.

Je suis vraiment fatigué de tout ce travail physique mais je me force à continuer afin de reboucher le trou avant de m’arrêter. Cette journée, de toute façon, est à oublier. Et il vaut mieux que je reste dehors plutôt que de rentrer et me disputer avec Clothilde. Je ne sais vraiment pas quoi penser de son attitude. Est-ce le fait d’être enceinte qui la transforme ainsi ? Et si vraiment elle est enceinte et que la guerre éclate, comment je fais pour la protéger ici, en bordure de forêt à l’écart du reste du village ? C’est peut-être elle qui a raison… Elle serait sûrement plus en sécurité en Normandie…

Une fois que j’ai terminé de tout reboucher, j’adresse une prière silencieuse aux Dieux afin qu’ils accueillent ces deux guerriers morts en combattant et me dépêche de rentrer dans notre maison où je suis surpris de voir que Clothilde a cuisiné une marmite de soupe et qu’elle a préparé la table, comme si nous allions prendre notre repas ensemble. Elle m’accueille d’ailleurs avec un sourire et me tend une couverture pour que je puisse me réchauffer.

— Merci, Clothilde. Je suis gelé, avoué-je en m’approchant du feu au centre de la pièce pour essayer de me réchauffer un peu.

— Tu veux que je te prépare un bain ? Si tu me ramènes le baquet près du feu, je peux m’en occuper et ça te réchauffera…

— Peut-être tout à l’heure, mais j’ai besoin de force avant et la soupe a l’air bien chaude et ça sent bon. Merci de l’avoir préparée.

— C’est mon rôle ici, non ? Installe-toi… et rapproche la table du feu si tu as encore froid, ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre.

Je suis content de la voir ainsi, pleine de sollicitude à mon égard. Cela me réchauffe davantage que le feu de voir qu’elle a quitté son mutisme matinal et qu’elle semble vouloir faire la paix. Malgré ma fatigue, je pousse la table sans trop d’effort et m’installe alors qu’elle nous sert tous les deux.

— Merci Clothilde, sans toi, je ne pense pas que je pourrais survivre.

— C’est plutôt l’inverse qui est véridique, soupire-t-elle en s’asseyant à son tour. Tu as réussi à enterrer les corps ?

— Oui, c’est fait.

S’ensuit un silence pendant que nous dégustons la soupe mais il n’a pas la même tension que celui de ce matin. Ces petits échanges tout simples ont permis de nous rapprocher un peu, même s'il y a toujours une certaine gêne. Alors que j’hésite à aborder le sujet, c’est elle qui se décide à le faire.

— Ecoute, Einar, pour ce matin… Je suis désolée. J’ai réagi vivement, mais, la vérité, c’est que ta colère m’a fait peur. Je veux dire, pas dans le sens où j’ai eu peur de toi, juste… comme si tu ne voulais pas de ce ou ces bébés, que tu allais me repousser et me laisser me débrouiller. Je ne veux pas qu’on reste fâchés, mais j’ai besoin de savoir ce que tu penses de tout ça…

— Mais pourquoi veux-tu que je te repousse ? Au contraire, je n’ai surtout pas envie que tu t’éloignes ! L’idée que tu puisses vouloir repartir en Normandie et que je ne puisse plus te voir, c’est ça qui me fait mal, tu sais ? Moi, ce que je désire plus que tout au monde, c’est passer le reste de ma vie à tes côtés, avec notre ou nos enfants.

— Sauf que ta seule réaction a été de dire que tu n’étais pas prêt à être père. Ça m'a fait paniquer, soupire-t-elle. Évidemment que j’aimerais retrouver mon chez-moi, mais… tu es devenu mon chez-moi, toi aussi. J’ai juste… paniqué, j’imagine.

— Tu te sens prête, toi ? Je… Ce n’est pas parce que je ne suis pas prêt que je veux que tu partes. J’ai juste besoin d’un peu de temps pour me faire à l’idée, je crois. Et du temps, si tu restes avec moi, on en a, non ? Tu n’as même pas encore grossi du ventre.

— Non, je ne me sens pas prête, mais… j’ai déjà fait tout ça, avec mes petits frères, ma sœur, alors je sais que ça ira. Ce qui me fait peur, c’est surtout de le ou les mettre au monde…

C’est vrai que sa mère est morte en donnant naissance à ses frères et que cela doit grandement l’effrayer. Je n’avais pas pensé à ça et je me dis que ce n’est pas étonnant qu’elle réagisse ainsi. Sentant une bouffée de tendresse m’étreindre, je me lève et m’approche d’elle.

— Ne parle pas de malheur, Clothilde, dis-je en la serrant contre moi alors qu’elle se lève à son tour. Tout ira bien, tu verras. Déjà, on ne sait pas s’il y en aura un ou deux. Et puis, je n’ai jamais vu une femme avec autant de force que toi. Je t’aime et je ne laisserai rien t’arriver.

— Je t’aime aussi, mon Viking. Et je déteste quand on se fait la tête…

Elle lève alors son visage vers moi et je me perds dans la pureté de ses magnifiques yeux verts qui me font oublier que le reste du monde existe. Moi aussi, je déteste quand on se dispute ainsi et c’est tout naturellement que nos lèvres s’unissent et que nos corps se serrent l’un contre l’autre.

Qu'est-ce que j'aime lorsqu'elle noue ainsi ses bras sur ma nuque et qu'elle m'embrasse avec une telle passion ! J'adore sentir sa poitrine se lover contre mon torse et tout son être frémir lorsque mes mains la caressent. J'apprécie immensément la façon dont elle réagit quand je la soulève dans mes bras et qu'elle s'agrippe à moi comme si j'étais le seul au monde capable d'éviter qu'elle ne se noie. Et je suis aux anges lorsque notre étreinte se fait plus passionnée dès que je sens ses doigts glisser sous ma chemise pour caresser ma peau.

Fébrilement, nous nous déshabillons comme si cette dispute avait renforcé l'urgence de nous unir à nouveau. Je prends cependant le temps de caresser et embrasser son ventre toujours plat avant de confirmer avec plaisir la sensibilité accrue de ses seins. Et je pousse un puissant râle de jouissance lorsqu'enfin je me retrouve au plus profond d'elle, qu'elle se cambre pour répondre à mon désir et que sa passion épouse la mienne. Un tel amour est un véritable cadeau des Dieux et je suis convaincu que nous serons capables d'affronter tout ce qui viendra se mettre sur notre chemin.

— Je t'aime Clothilde et je te promets d'être toujours là pour toi, murmuré-je en l'enlaçant.

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