73. La guerre des petits noms
Clothilde
J’attise le feu avant de pendre mon ragoût au-dessus puis vais jeter un œil à l’extérieur depuis la fenêtre de la porte. Le soleil a fait son apparition aujourd’hui, rendant la neige éblouissante. Les pas d’Einar, parti pour la journée, ainsi que ceux de Marguerite, venue me rendre visite cet après-midi, y sont dessinés, mais ceux de mon futur époux ne font que quitter la maison. Pourtant, la nuit est en train de tomber et j’ai largement eu le temps de faire toutes mes tâches de la journée durant son absence. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
Bjorn et lui sont partis chasser tôt ce matin et il pensait rentrer dans l’après-midi, il faut croire qu’ils se sont laissés emporter par leur activité. Du moins, j’espère qu’il ne s’agit que de cela, mais je ne peux m’empêcher de m’inquiéter de le savoir encore dehors alors que le ciel s’assombrit, que le vent se lève et que la température diminue.
Je tourne en rond dans cette maison. Tout ce qui peut être nettoyé l’a été, tout ce qui peut être plié, rangé, jeté, récuré, l’est également. Je n’ai jamais tenu une maison aussi propre. A la ferme, je n’avais pas le temps de tout briquer, entre la traite, la fabrication de crème, de beurre ou de fromage, la vente et les petits, mon temps était précieux. Malheureusement, ici, une fois nos vaches et nos poules nourries, le lait et les œufs récupérés, la maison rangée et le repas préparé, les journées comptent trop d’heures si je suis seule comme c’est à présent le cas. Heureusement que Marguerite a passé un moment ici. Je devrais vraiment me remettre au tricot, mais j’ai déjà confectionné de quoi réchauffer toute la maisonnée, ces dernières semaines. Et je ne parle pas seulement d’Einar et moi. Il y a à présent, dans la malle où je range mes affaires, un petit coin réservé aux vêtements destinés au petit Viking qui pousse dans mon ventre. Ventre qui n’est clairement plus aussi plat qu’avant, et je commence à me dire que la guérisseuse n’a pas fait fausse route. Je ne me souviens pas que le ventre de ma mère ait poussé si vite lorsqu’elle attendait Isolde… En revanche, en ce qui concerne les jumeaux, difficile d’oublier qu’elle peinait à se lever et à bouger convenablement alors qu’elle était loin d’en arriver à les mettre au monde.
J’en viens à avoir hâte que ce bébé pointe le bout de son nez. Ce ou ces, d’ailleurs, parce que je sais qu’au moins, mon temps sera bien plus occupé. Bien sûr, impossible d’occulter cette peur qui prend racine chaque fois que j’y pense. Je ne peux évidemment pas m’empêcher d’imaginer le pire, et je n’ai aucune envie de laisser ce bébé sans mère.
Repartie dans mes pensées moroses, je suis bien contente de voir la porte de la maison s’ouvrir et mon Viking s’engouffrer dans la maison. Il semble gelé, maintenant sa cape chaude autour de lui en s’accroupissant directement près du feu. Si même lui a froid, autant dire que je me serais transformée en lac de glace à ses côtés !
— Eh bien, il fait si froid que ça ? le questionné-je en me collant dans son dos, frissonnant au contact de ses vêtements glacés.
— Il ne fait pas chaud, pour moi, ça va… mais pour cette petite boule de poils, c’est différent, me répond-il en ouvrant un peu sa pelisse.
J’ai un hoquet de surprise en découvrant un joli pelage gris qui gesticule doucement jusqu’à ce qu’un museau sorte de la petite ouverture qu’Einar vient de créer, et je me redresse rapidement pour aller chercher une couverture dans la chambre.
— Il faut le frictionner, Einar ! l’interpellé-je en revenant vers lui. Qu’est-ce que c’est ? Mon Dieu, je me souviens avoir trouvé l’un de nos agneaux nouvellement né dans la neige, pauvre bête, nous avons mis des heures à le réchauffer !
Je pose la couverture tout près du feu pour la réchauffer un peu et m’agenouille près de lui en tirant un peu plus sa pelisse. Je tombe nez à nez avec deux petits yeux noirs apeurés tandis que la boule de poils tremble de froid. Il est trop mignon et mon petit cœur fond comme neige au soleil.
— C’est un petit loup… Sa mère était morte à côté de lui. Bjorn voulait le laisser à la Nature mais j’ai insisté pour le récupérer. Et je te l’ai ramené en cadeau. Il a l’air si fragile… On va lui donner une maison, hein ?
Je jette un regard à mon Viking, concentré sur son petit protégé, et soupire niaisement. Toujours aussi étonnant, cet homme qui semble s’être déjà attaché à son nouveau compagnon.
— Eh bien, il faut croire qu’il a trouvé sa nouvelle maison, oui, souris-je en lui tendant la couverture, qu’il s’empresse d’enrouler autour de l’animal. Quel âge peut-il avoir, à ton avis ? Est-ce que… du lait tiède, ce serait bien pour lui ? Ou de la viande ? Mon Dieu, je n’ai aucune idée de ce qu’un loup peut manger, Einar !
— Il est encore petit, je dirais quatre ou cinq mois. Et pour savoir ce qu’il veut, il faut essayer, me répond-il en souriant. De la viande, il ne dira pas non, je pense. Mais ne le gâte pas trop non plus, sinon il ne se détachera plus de toi !
Pour l’amour du Ciel, cet homme peut-il être moins sexy ? Le voir ainsi, un bébé loup dans ses bras, préoccupé par son état, et ce petit sourire en coin… Si la situation n’était pas possiblement critique pour le louveteau, je lui sauterais dessus, à cet instant. Au lieu de quoi je me lève pour récupérer un morceau de viande dans notre ragoût du soir, le place dans une gamelle et le laisse refroidir derrière Einar, à côté d’une seconde gamelle pleine d’eau, en me réinstallant à ses côtés.
— Je crois que j’aimerais bien qu’il reste attaché à moi, il est… trop mignon. Et puis, ça a bien marché avec toi, je te prépare de bons petits plats et tu reviens même avec des cadeaux, ris-je en caressant la tête du petit loup.
— Tu me compares à ce petit loup ? s’étonne-t-il avant de sourire. Tant mieux si tu es contente. J’avais peur que tu n’en veuilles pas. Je suis soulagé. Et il va falloir lui trouver un nom maintenant. Tu as des idées ?
— Pourquoi est-ce que je n’en aurais pas voulu ? lui demandé-je avec incompréhension.
— C’est un animal sauvage… Et il va grandir, tu sais ? Il va falloir passer du temps à l’élever, l’éduquer… Je… je ne sais pas comment vous êtes, vous, les normands avec les loups mais ici beaucoup de gens pensent que c’est trop dangereux, qu’ils sont naturellement méchants. Moi, je suis convaincu qu’il est encore petit et qu’il va être adorable.
— Quand j’étais petite, Maïeul et moi, on voulait éduquer des grenouilles, souris-je. Bon, ce n’est pas un animal dangereux, d’origine, mais j’adore les animaux, tu sais ? Je crois que j’abonde dans ton sens… Nous verrons ce que ça donne… En attendant, ce petit père n’a plus de mère et il nous a trouvés, nous. Bienvenue dans la famille, mon mignon. Ou ma mignonne ? Comment veux-tu que nous lui trouvions un nom si nous ne savons pas si c’est un mâle ou une femelle ?
— C’est un mâle, je pense. Tu vois comme il te regarde ? C’est clair qu’il est amoureux ! pouffe Einar à mes côtés. On pourrait l’appeler Eldon, non ? C’est joli, tu ne trouves pas ?
Je souris en le voyant si léger, son air presque enfantin adoucissant les traits parfois durs de son visage. Le louveteau, lui, a arrêté de trembler et sa tête repose sur l’avant-bras de mon Viking. Et il m’observe, c’est vrai, mais peut-être est-ce simplement parce que j’ai coupé la viande tout à l’heure et qu’il distingue son odeur sur mes mains malgré leur lavage.
— Eldon ? Hum… Je ne sais pas. Si tu décides de son nom, j’ai la primeur pour notre enfant ? tenté-je de l’amadouer en prenant mon air le plus angélique.
— Ah non, on choisit ensemble ! Tu me proposes des marchés pas du tout justes, là !
Je ris en attrapant la boule de poils pour la déposer devant les gamelles, qu’il s’empresse de renifler avant de se mettre à dévorer la viande. Je m’installe dos au feu, rejointe par Einar qui passe son bras autour de mes épaules, et nous observons “Eldon” se rassasier avec appétit.
— Eldon… Pourquoi pas… Enfin, je ne sais pas, ça ressemble un peu trop à Einar, tu sais ? Ou tu l’as fait exprès ? Pourquoi pas Léon ? Ou… Gaspard ?
— C’est quoi, ces prénoms ? C’est le genre de noms que tu veux donner à nos fils ? Tu veux que tous les autres enfants se moquent d’eux ou quoi ? Si tu n’aimes pas Eldon, tu penses quoi de… Knot ?
— Ce sont des prénoms qui se donnent chez moi, que veux-tu. J’ai bien conscience que ce n’est pas Viking, grimacé-je, mais nos enfants n’auront déjà pas grand-chose de normand, alors, pourquoi pas ?
— Vous avez de drôles d’idées pour les prénoms, dis-donc. On va s’amuser quand on va devoir choisir pour nos enfants ! Parce que Léon, c’est… juste imprononçable pour quelqu’un qui ne parle pas ta langue !
Je lâche un soupir blasé. Évidemment que nos enfants n’auront pas un nom normand… Déjà qu’ils ne seront pas avantagés en m’ayant comme mère, alors il est hors de question qu’ils soient en plus malmenés à cause de leur nom… Seulement, ils vivront, apprendront tout comme leur père… Et mes origines, à moi, dans tout ça ?
— Je crois que peu importe leur nom, m’avoir pour mère sera déjà un motif de moqueries, non ? soufflé-je alors que le louveteau vient nous renifler.
— Non, non, ce ne seront pas les seuls, ni les premiers, tu sais ? Et puis, s’ils sont grands comme moi, ils ne risqueront rien. Pour le petit loup, comme c’est ton cadeau à toi, je vais te laisser choisir, d’accord ?
— Que dirais-tu de Nuage ? lui demandé-je dans ma langue. Il a la couleur d’un nuage qui apporte la pluie.
— Nouage ? essaye-t-il de prononcer. Tu veux ma mort à chaque fois que j’essaie de dire son nom ? rigole-t-il avant de réessayer : Nu-a-ge ! J’ai réussi !
— J’aime encore plus ce petit nom quand c’est toi qui le prononces.
Je souris en me relevant pour aller m’installer plus confortablement sur la banquette qu’Einar a fabriquée et sur laquelle reposent plusieurs couvertures. Mon Viking finit d’ôter ses couches de vêtements chauds pour l’extérieur et me rejoint, récupérant au passage notre petit protégé qui l’observait, assis à côté de mes jambes. Il le dépose sur mes cuisses et passe son bras autour de mes épaules en baillant, preuve que sa journée en forêt a été longue et éreintante.
— Et donc… pour notre enfant, des idées ? lui demandé-je en caressant le doux pelage du louveteau qui s’installe confortablement sur moi.
— Il faudrait trouver un nom qui soit similaire dans nos deux langues. Tu penses quoi de Sylvia si c’est une fille ? Cela rappellera un peu les forêts où nous passons beaucoup de temps.
Je lui fais une grimace pour signifier que je ne suis pas fan et souris niaisement lorsqu’il pose sa main sur le petit renflement de mon ventre, plus visible lorsque je suis assise que sous le tissu ample de ma robe en position droite.
— Je ne sais pas… Je n’aime pas trop, désolée. Dans tes ancêtres, quelque chose de joli ? Je sais que les Vikings ne sont pas censés être doux, mais j’aimerais bien un prénom simple et doux.
— Notre langue n’est pas très douce par rapport à la vôtre, réfléchit-il. Dans mes ancêtres, il y a une Liina. C’était la grand-mère de mon père, une prêtresse dont on parle encore aujourd’hui et dont le nom voulait dire “douce”. Cela pourrait être joli, non ?
— Liina, répété-je. J’aime beaucoup ! C’est… parfait ! Tu aimes, toi ? Ce n’est pas simplement pour me faire plaisir, hein ?
— Non, c’est vraiment joli. Et si c’est un garçon, par contre, là, je n’ai pas beaucoup d’idées…
— Comment s’appelait ton père ? Tu ne voudrais pas lui donner son nom ?
— Il s’appelait Ivar. Ce n’est pas trop doux, même si c’est un beau prénom. Tu aimes bien ?
C’est vrai que ça glisse moins facilement à l’oreille, mais je suis d’accord avec lui, c’est un joli prénom. Et puis, c’est une belle façon de se souvenir de ses ancêtres, de donner un prénom déjà présent dans la famille. Moi-même, je porte le prénom de ma grand-mère, morte quelques années avant ma naissance.
— Ça me plaît assez. Si tu veux donner ce nom à notre enfant en souvenir de ton père, je suis d’accord.
— C’est fou de penser que bientôt, nous serons parents… Je ne suis pas sûr de vraiment réaliser, tu sais ?
Je noue mes doigts aux siens sur mon ventre et dépose un baiser sur sa mâchoire barbue. C’est fou, même assis, il me surplombe et je me sens prisonnière volontaire de cet homme, en sécurité, protégée.
— Tu as raison, c’est difficile de réaliser, même pour moi alors que mon corps change. Je comprends que ce soit encore plus difficile pour toi… Je sais que tu ne te sens pas prêt, mais je t’ai vu avec les enfants, au village, je suis sûre que tout ira bien.
— Oui, tout ira bien. Et c’est vrai que ton corps change. Tu es de plus en plus belle, tu sais ?
— Tu dis ça parce que j’ai les seins plus gros ? ris-je, faisant redresser la tête du louveteau qui s’était endormi. Ou c’est de savoir que ton enfant pousse dans mon ventre ?
— Mais les deux, voyons ! répond-il avant de se pencher et de m’embrasser.
Je dépose délicatement Nuage à mes côtés et monte sur les genoux de mon Viking pour l’embrasser à mon tour avec plus de vigueur. Une chose est immuable : je suis folle amoureuse de lui et si, jusqu’à présent, l’idée de devenir mère me terrifiait, savoir que lui et moi avons conçu un enfant me réjouit et me donne foi en l’avenir. Créer notre propre famille est un sentiment puissant et profondément réjouissant.
Annotations