74. L’Assemblée de l’arroseur arrosé
Einar
Nuage me saute dessus à peine ai-je franchi le seuil de la maison. C’est fou à quelle allure il grandit. Depuis qu’il est arrivé chez nous, il y a deux mois, il a déjà pris en force et il semblerait qu’il finisse par être immense et imposant, bien loin de la petite créature chétive que j’ai ramenée à la maison suite à la découverte dans les bois. Je souris et prends le temps de le caresser quelques instants avant de me redresser et me rapprocher de Clothilde qui est occupée à tricoter. Elle s’y est mise depuis quelques semaines et je pense qu’elle fait ça bien. J’admire ses doigts serrés sur les aiguilles et la laine et m’amuse de la voir si appliquée à sa tâche.
— Coucou ma chérie, tu as l’air bien concentrée ! Arrête de tirer la langue, ça ne va pas aider à faire une plus jolie couverture ! me moqué-je gentiment.
— Je te mets au défi de faire de même sans tirer une tête bizarre, tiens ! rit-elle. Tu as fait tout ce que tu souhaitais, c’est bon ?
— Non, il me reste une chose à faire qui est très importante, dis-je en me penchant vers elle. Je n’ai pas embrassé la femme que j’aime.
— Tu as raison, c’est d’ailleurs un sacrilège de ne pas avoir commencé par ça… Même Nuage a eu droit à des salutations en bonne et due forme, soupire-t-elle en agrippant ma nuque pour m’embrasser.
J’adore ces petits moments de complicité où nous nous retrouvons. Chaque jour, chaque instant en sa compagnie, je le savoure et l’apprécie à sa juste valeur. Surtout qu’avec les températures qui se réchauffent, je pense de plus en plus à ces hommes du Nord qui doivent attendre avec impatience de pouvoir venir nous attaquer. Et j’ai l’impression que le malheur va nous frapper sans que nous ayons fait quoi que ce soit.
— Me voilà pardonné ? demandé-je en essayant de dissimuler le fait que je sois soucieux.
— Pas encore… Il me faut un autre baiser en compensation, je crois.
Je m’exécute avec plaisir avant d’aller humer le bon ragoût qu’elle a préparé. Je m’installe à table et la regarde se lever, le ventre déjà bien arrondi. Je suis de plus en plus sûr qu’elle attend des jumeaux, ce n’est pas possible autrement. Quoique, je ne suis pas un spécialiste non plus.
— Après manger, je vais aller au village, Clothilde, me décidé-je subitement. Il faut que je voie Bjorn et qu’on discute avec les habitants. Si on ne fait rien, dans quelques semaines, on va se faire attaquer et on ne sera pas prêts.
— C’est donc ça qui t’inquiète, soupire-t-elle en me servant. Tu as cette petite ride typique sur le front quand tu es préoccupé, beau Viking. Penses-tu que ton frère va davantage t’écouter aujourd’hui ?
— Il va être obligé d’écouter le village, je vais demander la tenue d’une assemblée ! Et il faudra que je sois convaincant si je veux qu’ils me suivent tous.
— D’accord. Est-ce que tu veux que je t’accompagne ?
— Parce que si je dis non, tu vas rester sagement ici ? demandé-je en levant les sourcils.
— Qui sait, je suis peut-être devenue sage et docile durant la nuit, sourit-elle. Est-ce que je peux t’être utile ou non ? Je doute que mon avis puisse avoir un quelconque poids, mais si les femmes sont acceptées à ce type de regroupement, j’aimerais bien y assister.
— Viens, tu es intelligente et je vais avoir besoin de tout le soutien possible, soupiré-je, anxieux de voir comment tout cela va se passer.
— Einar… Il n’y a rien de plus important pour une personne que de se sentir en sécurité. Je suis certaine que ton frère a passé sous silence l’attaque que nous avons subie. Arrête de t’inquiéter, je pense que beaucoup vont prendre peur et vouloir agir pour ne pas être pris au piège…
J’espère qu’elle a raison et essaye de mettre de côté tous mes soucis le temps de partager le repas avec elle. A peine terminé, nous prenons le chemin qui mène au village et j’annonce à Bjorn dès que je suis arrivé mon intention de convoquer une assemblée. Il comprend rapidement qu’il ne peut me le refuser et c’est comme ça que je me retrouve à ses côtés devant tous les villageois, ravis de cette occasion de se rassembler même si je les vois surpris de constater que je suis celui à l’origine de cette réunion.
— Bonjour à tous ! s’exclame mon frère, faisant taire l’assemblée. Je suis content que vous ayez bravé le froid pour nous rejoindre. L’hiver a été rude et nous a contraints à limiter les retrouvailles, mais je suis heureux de vous voir en pleine santé. Ce sera l’occasion de boire un verre tous ensemble une fois tout le monde rassuré, alors remercions Einar d’avoir souhaité nous réunir, même s’il connaît déjà ma position à propos du sujet qu’il souhaite aborder avec vous.
Eh bien, ça commence bien s’il fait sentir ainsi son désaccord alors même que je n’ai pas encore pris la parole.
— Effectivement, j’ai souhaité vous réunir car je suis très inquiet pour l’avenir de notre village, attaqué-je d’entrée pour planter le décor. Une menace plane sur nous et nous fermons les yeux comme si tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. J’ai besoin que vous preniez la mesure du danger qui nous menace !
— Une menace ? De quoi tu parles, Einar ? intervient Soren, l’un des anciens.
— Je parle de la tribu au Nord de la forêt. Au début de l’hiver, ils ont envoyé des éclaireurs qui s’en sont pris à moi et à ma compagne, Clothilde la Normande. Nous en avons tué deux et le troisième, nous l’avons amené à Bjorn. Dis-leur ce que tu as appris, mon frère !
Des murmures se sont fait entendre quand j’ai dit le mot “tué” et désormais, un silence presque mystique s’est fait dans la salle.
— Il n’y a pas eu d’autre attaque depuis, reprend Bjorn. Nous en avons conclu qu’il s’agissait d’un groupe autonome, sans quoi d’autres éclaireurs seraient venus, c’est certain.
— Ce n’est pas tout ce qu’il t’a appris ! grondé-je. Nous sommes en assemblée, tu leur dois la vérité, Bjorn !
— Oh, je t’en prie, Einar ! Cesse donc de vouloir affoler tout le monde ! C’était il y a des mois et rien de plus ne s’est produit ! Tu veux vraiment déclencher une guerre en allant attaquer ? s’énerve-t-il.
— Qu’as-tu appris ? insiste Cnut, toujours là pour me soutenir, à mon grand soulagement.
— L’homme que nous avons interrogé a simplement voulu nous faire peur ! Il était désespéré et cherchait à survivre en nous faisant entrer en négociation, gronde Bjorn en me fusillant du regard. Cette soi-disant offensive n’était qu’un prétexte pour piocher dans nos réserves !
— Oui, expliqué-je. Cet homme a évoqué le fait qu’ils ont eu de mauvaises récoltes dans le Nord. Et qu’ils n’ont pas bénéficié de l’expédition comme nous avons pu le faire. Pour se refaire, ils envisagent de nous attaquer ! Il faut qu’on se prépare à la guerre ! les alarmé-je.
— Personne n’est venu les chercher, je tiens tout de même à vous le rappeler ! poursuit Bjorn.
— Mais ils appartiennent à un groupe bien plus conséquent, Einar en a eu la preuve, intervient à son tour Clothilde. Et ce groupe voudra se venger. N’est-ce pas ce que vous, vous feriez ? Ce que vous avez déjà fait ?
— Elle a raison, dit une voix à l’arrière sans que je sache qui parle.
— Il faut qu’on agisse avant qu’il ne se passe quelque chose. Bjorn, c’est ton devoir de Jarl de nous protéger. Il faut prendre en compte cette menace !
— Vous voulez vraiment prendre le risque de déclencher une guerre sur des suppositions ? nous interroge Bjorn, le visage grave. Ne pensez-vous pas que nos familles ont assez souffert durant la dernière ?
Un silence agité s’est installé dans la salle. Chacun parle avec son voisin, tout le monde y va de son avis. Bjorn semble hésiter sur la conduite à tenir et c’est la voix de Clothilde que l’on entend à nouveau et que tout le monde écoute.
— Ces hommes n’étaient pas là pour se promener. Ils n’ont pas hésité à nous attaquer. A attaquer Einar à trois contre un. Vous comptez réellement rester là, à attendre qu’ils arrivent pendant que vos enfants jouent sur la place, que vos femmes font le marché ? Je n’ai aucune envie d’une guerre, croyez-moi, mais je n’ai pas non plus envie d’être égorgée dans mon sommeil ou de voir le sang de vos enfants peindre la neige. Sans parler d’aller les attaquer, n’y a-t-il pas possibilité d’envoyer quelqu’un pour discuter ? Bjorn, en tant que Jarl, tu as le respect de toutes les communautés, pourquoi ne pas aller au Nord pour mettre les choses au clair ?
Une nouvelle fois, elle me surprend par son intelligence et son courage à s’afficher ainsi devant tous les autres. Elle est libre désormais, elle a tout à fait le droit de parler et de s’exprimer mais de là à le faire avec tant d’aplomb, c’est assez incroyable. Et elle a réussi à décontenancer Bjorn qui ne sait pas quoi lui répondre. J’en profite pour insister sur la solution qu’elle propose.
— Oui, Bjorn, tu pourrais mener une mission diplomatique mais avec force et autorité. Cela suffirait sûrement à les calmer. Je trouve que c’est une bonne idée, moi.
— Moi ? s’étonne-t-il avant de lâcher un petit rire. La diplomatie n’est pas ma première qualité, tout le monde le sait ici. Tu serais bien plus efficace que moi pour ça, mon frère.
Je le regarde, surpris, car je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il renvoie vers moi la charge de cette mission.
— J’ai tué deux des leurs ! Ce ne serait pas raisonnable que j’y aille ! Tu imagines s’ils l’apprennent ? Je n’en ressortirais pas vivant.
— Ils n’ont aucun moyen de l’apprendre, puisque justement, ils sont morts ! Et puis, c’est toi le plus inquiet d’entre nous. Si tu y vas, je suis sûr que la mission sera menée avec tout l’engagement nécessaire pour éviter ce conflit qui serait terrible.
Dans la salle, je n’entends que des gens qui sont d’accord avec Bjorn alors que Clothilde me jette un regard un peu désespéré. Mais cette fois, elle ne trouve rien à dire pour me faire échapper à cette mission que je ne souhaite aucunement.
— Bjorn, ce serait tellement mieux que ce soit toi qui y ailles, tenté-je une dernière fois. Si tu y vas, ils comprendront que l’on ne rigole pas et qu’ils ont intérêt à nous écouter.
— Non, je n’ai aucune compétence pour négocier quoi que ce soit. Je suis un guerrier, je n’ai aucune patience, et tout le monde le sait ici. Toi, tu arrondis les angles et tu es plus diplomate. En plus, tu es le frère du Jarl, ça montre aussi bien qu’ils ont intérêt à nous écouter. Tu es la personne parfaite pour aller au Nord, sourit-il, fier de se venger.
Toutes les personnes présentes à l’Assemblée approuvent plus ou moins vocalement et je sais que je ne vais pas pouvoir y échapper. Non seulement, je n’ai pas vraiment réussi à provoquer une action contre les Vikings du Nord mais en plus, je me retrouve à devoir aller parlementer avec eux. S’ils sont vraiment en train de préparer la guerre comme je le crois, je vais être bien reçu…
Annotations