75. Le beau et fier diplomate
Clothilde
Je m’assieds sur un rocher en soufflant comme un boeuf et souris en voyant Einar me rejoindre pour m’apporter de quoi boire et manger. Oui, j’en conviens, l’accompagner n’était pas l’idée du siècle. Je me traîne un peu et me rends compte que je n’ai plus le même souffle maintenant que je suis enceinte. Je me rappelle à présent de ma mère, essoufflée de suivre le troupeau lorsqu’elle attendait les jumeaux, et je comprends mieux sa fatigue. Pourtant, je ne me voyais pas laisser mon Viking partir au Nord comme ça, sous prétexte que son frère le lui ordonne, pour aller négocier ou au moins rencontrer leur jarl. J’ai bien conscience que je ne lui servirai sans doute à rien, mais je ne voulais pas rester seule au village. L’hiver m’a prouvé que l’ennui pouvait être omniprésent, même à deux, alors passer plusieurs jours seule me semblait insurmontable.
Le cortège est composé d’une vingtaine de personnes et ce n’est pas rien. C’est même plutôt rassurant, en cas de pépin, soyons honnêtes. Einar et moi, seuls, ne ferions pas long feu si nous sommes mal reçus. Dans cette configuration, nous pourrons au moins nous défendre ou espérer survivre en fuyant, même si je commence à me dire que je vais davantage être un poids plutôt qu’autre chose.
Ma Montagne s’accroupit devant moi, toujours aussi protectrice, et m’observe alors que j’avale plusieurs gorgées d’eau. Ses mains posées haut sur mes cuisses, je sens ses doigts se faufiler sous mon épaisse cape pour caresser mon ventre rebondi, l’air de rien. C’est discret, comme souvent en public, j’imagine que les Vikings n’apprécient pas vraiment se montrer attentionnés et sentimentaux envers leur femme… Certains ne se gênent pas pour copuler à proximité, mais les câlins, eux, sont rares en compagnie d’autres personnes.
— Je vais bien, souris-je. Cesse donc de me regarder comme si je risquais de me briser à chaque pas. Je porte un enfant, je ne suis pas impotente.
— Tu as l’air fatiguée quand même, note-t-il. Tu me dis si tu veux que je te porte sur mon dos comme un bébé, hein ?
— Ça va aller, ris-je. Je doute que ce soit très pratique avec mon ventre, de toute façon. Je suis un peu fatiguée, mais nous marchons depuis tôt ce matin, c’est normal.
Je ne lui dirai pas que les deux autres femmes présentes dans notre groupe semblent elles aussi plus fatiguées que tous ces hommes musclés aux grandes jambes qui ne tiennent absolument pas compte de nos jambes plus petites et donc de notre rythme moins soutenu. Nous tenons le coup et suivons la cadence, nous n’avons pas vraiment le choix. Honnêtement, je ne pensais pas que les hommes nous laisseraient venir, mais lorsque Bjorn a argumenté en disant qu’avoir des femmes dans le groupe montrerait aux hommes du Nord que nous ne venons pas pour attaquer, simplement pour discuter, le groupe a validé l’idée sans rechigner.
— Tu crois qu’on arrive bientôt ? continué-je en mordant dans le morceau de pain qu’il m’a apporté.
— Encore une bonne heure de marche, d’après le prisonnier. On y sera avant la tombée de la nuit. Heureusement qu’on est partis avant l’aube.
Aucune trace de fatigue sur son beau visage, c’en serait presque frustrant alors que de mon côté, je tire la langue. J’acquiesce et me relève en grimaçant. J’ai mal aux pieds, au dos, aux cuisses, mais je ne dis rien. De toute façon, cela ne changerait rien si ce n’est du côté d’Einar qui se montrerait encore plus prévenant alors qu’il l’est déjà bien trop. Oh, c’est agréable d’être chouchoutée, je ne dis pas le contraire, mais si les Vikings n’aiment pas montrer de signes de faiblesse, il en est de même pour moi.
Alors je reprends ma marche comme le reste du groupe, je serre les dents malgré le poids supplémentaire que je porte depuis quelques mois. Et effectivement, il nous faut une bonne heure pour voir l’ombre d’un bâtiment se dessiner au loin. La neige a fondu et les champs sont boueux autour du village, les maisons fument et il y a peu de monde à l’extérieur. Il faut dire qu’il fait encore froid et qu’il est trop tôt pour préparer les champs à la culture.
Nous sommes interceptés avant même d’entrer dans le village. A une cinquantaine de mètres du premier bâtiment, quatres hommes armés se plantent devant notre groupe et Einar me jette un œil avant de fendre la foule pour se positionner à l’avant. Je me faufile à sa suite mais reste en retrait alors qu’il prend la parole.
— Mes amis, nous venons en paix ! Je suis Einar, le frère de Bjorn, notre Jarl. Il m’envoie afin de parlementer, sans aucune autre intention. Mais si vous nous agressez, nous n’hésiterons pas à nous défendre, ajoute-t-il d’une voix calme et déterminée.
Les hommes nous observent en silence un moment, suspicieux. Ils prennent le temps de détailler chacune des femmes présentes, au passage, et j’hésite entre rester cachée sous ma cape ou mettre en valeur mon ventre pour appuyer les propos de mon Viking. Je n’ai pas le temps de prendre une décision que leurs regards se durcissent lorsqu’ils tombent sur le prisonnier, pourtant resté en retrait à l’arrière de notre groupe.
— Tu viens en paix, mais l’un des nôtres est attaché et amoché ?
— Quand on nous attaque, on paie le prix. Vous auriez fait pareil si l’un des nôtres était venu vous agresser. Nous vous le ramenons en vie, c’est déjà ça, non ? Et si nous sommes là, c’est aussi parce que vous avez fait ce premier pas. Je dois parler au Jarl, vous m’ennuyez avec vos questions inutiles. Ma question est simple : vous nous laissez voir votre chef ou je dois forcer le chemin pour aller lui parler ? Nous venons en paix, je vous le rappelle. Mais quand on nous amène la guerre, nous sommes tout à fait en mesure d’y répondre aussi, conclut-il en sortant son épée nonchalamment, mais avec un air bravache qui me donne des frissons.
Les quatre hommes se crispent mais font en sorte que leur réaction soit peu visible. Ils se regardent tour à tour et le plus grand des quatre fait signe à mon Viking de le suivre. Il grimace lorsqu’il nous voit tous reprendre notre marche mais ne dit rien, et nous nous retrouvons légèrement encadrés alors que nous entrons dans le village.
L’organisation semble similaire à celle du village d’Einar, tant au niveau des bâtiments que de la population. La halle est aussi grande que la nôtre, mais les tables moins nombreuses. Il doit y avoir moins de monde qui vit ici, tout semble plus calme lorsque nous sommes invités à nous asseoir. Malgré les circonstances, je pourrais soupirer de bonheur lorsque mes fesses touchent le bois du banc sur lequel je m’installe, juste derrière mon Viking, légèrement en décalé pour pouvoir observer son beau visage capable d’être aussi inexpressif en public que l’inverse lorsque nous sommes en tête-à-tête. C’est d’ailleurs impressionnant de voir comme il peut se contrôler.
Nous restons plusieurs minutes dans un silence qui devient pesant, nous poussant à nous interroger sur les intentions du groupe du Nord, quand un homme entre, suivi par plusieurs autres, et va s’installer sur le siège du Jarl sans nous adresser un regard ou un mot. Il doit avoir le même âge que mon père, ses cheveux sont longs et rassemblés en une natte collée sur son crâne. Il est tatoué sur le visage et son regard sombre comme la nuit contraste avec la blancheur de sa peau et la blondeur de ses cheveux. Il porte de nombreux anneaux en or à ses doigts, et sa tenue montre qu’il n’est pas un simple Viking.
— Je vous souhaite la bienvenue, lance-t-il finalement. Vous avez fait un long voyage, peut-être préférez-vous vous reposer avant que nous discutions ?
— Nous sommes venus parlementer, pas nous reposer, énonce tranquillement Einar qui se redresse et fait quelques pas pour s’approcher du Jarl, montrant ainsi qu’il est présent sans toutefois menacer clairement le chef de ce village ennemi.
— Eh bien, nous sommes des hôtes respectables, Einar. C’est bien vous, j’imagine ? En plus, vous avez des femmes dans votre groupe, peut-être souhaitez-vous manger quelque chose ?
— Je suis bien Einar, le frère de Bjorn. Nous acceptons avec plaisir votre offre de nous sustenter, je reconnais bien là votre hospitalité, le flatte-t-il doucement avant de continuer avec plus de fermeté. Et je pense que nous avons des explications à vous demander concernant les éclaireurs que vous avez envoyés. Malheureusement, seul un a survécu et nous vous l’avons ramené sain et sauf. Est-ce que vous avez vraiment le désir de nous attaquer ou bien ces pauvres malheureux n’ont pas compris vos ordres et intentions ?
Le Jarl ne répond pas immédiatement et fait signe à une jeune femme que je n’avais pas vue, qui disparaît rapidement. Lui semble réfléchir à ce qu’il va dire, où il instaure une certaine tension volontaire pour nous montrer que c’est lui qui décide…
— Nos éclaireurs ont été missionnés pour observer votre village. Pourquoi les avoir tués ?
— Si je suis là, c’est qu’ils ont échoué dans leur attaque, répond froidement Einar. Leur observation a été particulièrement violente et je suis content de voir qu’ils n’étaient censés que nous observer. Il faudra expliquer aux prochains que pour observer, on utilise ses yeux, pas ses armes.
— Des armes ? Vraiment ? Et qu’est-ce qui peut bien m’assurer que mes hommes ont désobéi, dites-moi ? N’est-ce pas une excuse pour venir nous attaquer et nous voler ?
— Le survivant parlera. S’il est honnête, il vous racontera comment ils s’en sont pris à nous. Et vous pensez qu’on viendrait vous attaquer avec des femmes dont une enceinte ? Nous sommes venus en paix. En colère mais sans volonté de continuer cette lutte qui ne mènerait à rien.
C’est ce moment que choisissent plusieurs femmes pour entrer, des plats, des gamelles et des bouteilles à la main. Elles installent tout sur l’une des tables libres et commencent à nous servir tandis que le Jarl fait à nouveau durer le suspens.
— Bien, reprend-il finalement en se levant. Servez-nous à boire, il faut que nous trinquions à cette charmante visite amicale. Vous resterez bien avec nous durant quelques jours ? Il est trop tard pour discuter de sujets sérieux, et le faire à table est très mal vu chez nous. Mangeons, buvons, dormons, et nous pourrons nous rencontrer à la première heure demain tous les deux pour mettre les choses à plat. Qu’en pensez-vous, Einar ?
— Parfait. Buvons à la santé de nos deux villages et à la paix future.
Einar et le Jarl sont rapidement servis et ce dernier lève son verre avant de le cogner contre celui de mon Viking, qu’il invite ensuite à sa table. Rapidement, d’autres membres du village entrent dans la halle pour s’installer. Tout le monde commence à se mélanger, bien que je perçoive la méfiance de tout un chacun. D’ailleurs, si Einar est concentré sur son échange avec le Jarl, nos regards se croisent fréquemment, chacun gardant un œil sur l’autre même si le visage du Viking reste de marbre.
Au premier abord, l’accueil est plutôt chaleureux. Reste à savoir si cela va durer ou si c’est un moyen de nous endormir ou tout du moins de nous faire baisser la garde.
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