77. Insomnie salvatrice
Clothilde
Je me retourne doucement sur notre couche en grimaçant et m’étire en tentant de ne pas réveiller Einar. La tâche est plutôt ardue étant donné que mon Viking ne laisse pas passer dix secondes avant de se coller dans mon dos pour m’enlacer. Ma bouillotte personnelle prend son rôle très à coeur, même en pleine nuit et encore endormi.
Mes nuits sont difficiles depuis deux semaines environ. Mon ventre s’est bien arrondi et j’ai du mal à trouver une position confortable déjà dans notre lit douillet, alors autant dire que sur cette épaisseur de peaux de bêtes, c’est encore pire. Je crains la fin de ma grossesse tout comme j’ai bien peur que nous devions trouver des prénoms supplémentaires pour un deuxième bébé. Je grossis bien trop pour qu’il n’y en ait qu’un.
Après quelques minutes de plus à chercher un sommeil qui m’a fui, je repousse délicatement le bras d’Einar qui m’entoure et me lève avec peine. Je m’habille chaudement à la lueur des quelques bougies restées allumées dans la Halle et sors en silence prendre l’air et me dégourdir les jambes.
Le village est plutôt silencieux, mais ce n’est pas une grande surprise puisque tout le monde doit dormir. Je ne m’éloigne pas trop de l’entrée, sachant pertinemment que mon Viking n’apprécierait pas que je prenne des risques, mais faire des ronds pour marcher me donne rapidement le tournis et je décide de longer la halle en allant jusqu’au bout du bâtiment. Je ne m’aventurerais pas à en faire le tour et garde l’entrée dans mon champ de vision, mais me stoppe brusquement en entendant discuter derrière une des maisons qui le bordent. Je sens mon coeur s’emballer sous le stress de me retrouver dans une situation délicate.
Je suis d’ailleurs sur le point de faire demi-tour pour rentrer le plus discrètement possible quand j’entends le prénom de mon Viking. Je me colle contre la maison, curieuse de savoir ce qui se dit.
— Vous êtes sûrs que c’est une bonne idée ?
— Pourquoi pas ? On ne sait pas pourquoi ils sont réellement ici. Ils ont tué deux des nôtres et méritent d’en payer le prix.
Mon sang se glace dans mes veines en entendant ces propos. Que préparent-ils au juste ?
— Quand donne-t-on l’assaut ? Est-ce que tout le monde est prêt ?
— Il ne faudrait pas tarder. Ils sont nombreux et il vaut mieux les attaquer avant qu’ils ne se réveillent. On attend Igar et on y va, non ?
Je n’arrive pas à croire qu’ils aient pris cette décision alors que nos échanges se passent plutôt bien depuis que nous sommes arrivés. Et je ne traîne pas à regagner la halle, trébuchant dans ma précipitation et priant pour qu’ils ne m’aient pas entendue.
Quand j’arrive à l’intérieur, je constate qu’Einar dort encore malgré mon absence et m’agenouille à ses côtés en le secouant sans aucune douceur, affolée.
— Einar, il faut qu’on s’en aille, tout de suite ! Allez, debout !
— Mais qu’est-ce qui te prend ? On ne peut pas partir comme ça ! gronde-t-il en se redressant.
— Ils vont nous attaquer ! Ils veulent nous tuer ! Oublie la politesse, il faut qu’on parte.
— Comment tu sais ça ? s’inquiète-t-il en portant le regard sur la porte d’entrée.
— Je… je n’arrivais pas à dormir, alors je suis allée marcher un peu et j’ai entendu une conversation. Je t’en conjure, Einar, il faut que tu me croies, je suis sûre de ce que j’ai entendu !
— Je te crois, Clothilde. Mais hors de question qu’on parte comme des lâches. On va leur montrer à qui ils s’attaquent. Et qu’ils ne se plaignent pas après si certains d’entre eux y laissent la vie. Réveillons tout le monde mais chut, pas un bruit.
Je n’ai pas le temps de lui répondre ou de le contredire qu’il est déjà debout et attrape ma main pour m’aider à en faire de même. Pourquoi est-ce que tout doit se terminer en combat chez les Vikings ? La peur me noue le ventre alors que nous réveillons les autres dans un silence presque religieux. Voir tous ces hommes être prêts à se défendre en quelques secondes, ou à attaquer d’ailleurs, est aussi impressionnant qu’effrayant.
— Alors, on fait quoi, Einar ? demande Cnut lorsque nous nous retrouvons tous ensemble, prêts pour la suite.
— On leur réserve le plus bel accueil qui soit. Mettez les couvertures en boule pour qu’ils pensent qu’on est en train de dormir. On va se cacher là, le long des murs, et une fois qu’ils pénètrent dans la pièce, on leur bondit dessus. Et si possible, on essaye de les garder en vie. Mais pas de quartier s’ils se rebellent. Grâce à Clothilde, on a l’effet de surprise pour nous, on va en profiter.
— Pourquoi les garder en vie ? s’étonne l’un d’eux.
— Parce qu’il faut bien finir cette guerre un jour et que si on continue à s’entretuer, quelqu’un aura toujours une raison de reprendre le combat, explique Einar à voix basse.
Un signe de tête de sa part et tout le monde se disperse tandis qu’il m’entraîne au fond de la pièce.
— Donne-moi de quoi me défendre, Einar, s’il te plaît… Juste au cas où.
— Il ne t'arrivera rien, j'en fais le serment, me répond-il en me tendant néanmoins son grand couteau.
— Je sais, souris-je en l’embrassant rapidement. J’ai confiance en toi. Mais fais en sorte qu’il ne t’arrive rien non plus, d’accord ?
— Avec toi à mes côtés, j'ai mon étoile qui me protège. On va régler cette situation avant même que le soleil ne se lève.
Je ne suis pas sûre d’être capable de le protéger, mais je lui souris avec toute l’assurance dont je suis capable pour masquer ma peur. Einar m’embrasse avant de s’éloigner, se rapprochant de l’entrée de la Halle. Tout le monde patiente pendant ce qui me semble être une éternité, et lorsque les Vikings du Nord entrent en douce dans la pièce, je retiens ma respiration. Il reste très peu de bougies allumées, si bien que je me demande comment nous parvenons encore à voir quoi que ce soit et comment mes compagnons peuvent distinguer l’ami de l’ennemi une fois l’attaque lancée. Étant suffisamment loin pour ne pas être inquiétée pour le moment, j’observe tout ce qui se passe en tentant de ne pas perdre ma Montagne des yeux. Le silence est brisé par des cris et des menaces, l’ennemi n’a pas du tout le même objectif que nous et les épées fendent l’air sans hésitation, mais les nôtres se montrent moins agressifs et plus stratégiques. Nous sommes moins nombreux mais organisés, si bien qu’après quelques minutes de combat, les hommes du Nord sont agenouillés au centre de la pièce, désarmés et encerclés.
Je me retrouve de mon côté occupée à bander le bras de Cnut, entaillé durant la bataille. A défaut de me battre, j’ai au moins la sensation de servir à quelque chose.
— Est-ce qu’il y a d’autres blessés ? lui demandé-je en nouant le tissu, le faisant grimacer.
— Trois ou quatre, mais rien de grave. On peut te dire merci pour ça.
— Ce sont les mini-Vikings qui m’empêchent de dormir qu’il faut remercier, souris-je. La vie ne tient vraiment qu’à un fil… Si je n’étais pas sortie, nous serions sans doute morts, c’est fou.
— Elle est belle, l'hospitalité des gens du Nord, tonne Einar près de nous. Vous mériteriez qu'on vous coupe la tête, tous autant que vous êtes. Même votre Jarl s'y est mis…
Cnut et moi nous taisons et nous tournons vers lui. Je crois percevoir une pointe de fierté dans le regard de l’homme que je viens de soigner. Einar et lui sont amis et il est l’un des seuls qui me traite comme une personne lambda, sans faire de différence entre moi et les autres.
— Nous ne faisons que défendre nos terres et nos biens, gronde le Jarl.
— Nous sommes venus en paix et vous nous donnez la guerre. Cela doit cesser. Et toi, ta traîtrise ne te permet plus d'être le Jarl. Nous prenons le contrôle de la ville.
— Quoi ? s’insurge l’intéressé en se levant. C’est hors de question ! C’est chez nous ici, vous n’avez aucun droit !
— C'est toi qui as perdu tout droit en préparant cette nouvelle attaque, gronde Einar en lui mettant son épée sur la gorge. Tu es sûr que tu veux encore protester ?
— Qu’est-ce qui me prouve que vous ne comptiez pas faire la même chose de votre côté, hein ? Personne ne s’abaissera à vous obéir, ici !
— Personne ? Vraiment ? demande Einar en se tournant vers les hommes restés à la porte. Je suis sûr qu’il y a ici des gens raisonnables qui veulent la paix entre nos villages. Je me trompe ?
Le silence répond à mon Viking. Personne ne le contredit et nous pouvons même constater que certains acquiescent discrètement. Je peux comprendre, il est impressionnant et intimidant, même pour moi qui le connais intimement et ai accès à l’homme qui se cache derrière la montagne, celui qui sourit lorsque je l’enlace par surprise, qui m’offre un regard tendre quand il pose sa main sur mon ventre, qui sait se montrer doux et tendre.
— Je refuse de céder ma place ! grogne le Jarl, arrêté par celui à ses côtés lorsqu’il tente de se redresser.
— Ne fais pas n’importe quoi, lui intime-t-il. Tu sais que c’est une option à envisager pour le village. Nous sommes trop isolés.
— Et alors ? On peut se débrouiller seuls !
— Tu sais bien que non ! Nous manquons de tout, ici ! s’énerve le second avant de se tourner vers Einar. Nous coopérerons, mais ne faites de mal à personne, nous ne cherchons qu’à survivre.
— Nous ne sommes pas venus pour tuer, je le répète, nous sommes venus en paix. Tu acceptes de prêter serment et de prendre la place du Jarl ? Lui, on va l’emmener avec nous, je ne lui fais plus confiance après tout ce qu’il a entrepris pour nous nuire.
— J’accepte, répond-il précipitamment. Je veux juste que ma femme et mes enfants soient en sécurité et puissent manger à leur faim, je m’en fous totalement qu’on soit sous votre autorité ou je ne sais quoi.
— Traître, marmonne le Jarl, visiblement hors de lui.
— Toi, plus un mot, ou je te tranche la gorge, gronde Einar qui appuie son épée un peu plus sur son cou. On va laisser ici quelques hommes qui s’assureront que tout va bien. S’il leur arrive quoi que ce soit, nous reviendrons et le village sera rasé. D’accord ?
Le futur nouveau Jarl acquiesce en se levant et tend la main à Einar qui met quelques secondes à la lui serrer, l’observant avec attention. Ce soir, nous l’avons échappé belle et mon Viking a fait preuve d’un sang froid remarquable. Parfois, je trouve que nous formons une bonne équipe, tous les deux, et j’avoue que l’idée de nous avoir tous sauvé la vie me rend un peu fière, tout de même. Il va falloir que j’arrête de me plaindre d’avoir du mal à dormir à cause de ma grossesse, en tout cas, parce que sans ça… Paradis, Enfer, Valhalla ou que sais-je ? C’était ce qui nous attendait…
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