81. La fiancée déracinée
Clothilde
— Marguerite, cette robe est… C’est une merveille, soufflé-je en caressant le tissu qui épouse mes formes.
Si ses talents pour le tricot ne sont plus à prouver, je ne la savais pas aussi douée pour manier le tissu. Elle est parvenue à coudre la robe parfaite après que nous avons trouvé une bonne longueur d’étoffe de couleur crème. Elle m’a raconté qu’ici, le blanc n’était pas forcément la couleur d’une mariée quand, de mon côté, je voulais inclure quelques touches de mes traditions. Evidemment, se marier en blanc lorsque l’on est enceinte n’est pas non plus envisageable, alors il a fallu faire en fonction. Ce tissu vient de chez moi, il a été ramené lorsque le groupe est rentré, c’est tout un symbole, non ?
Bref, je suis fan de cette robe. Elle n’est pas trop longue, tombe juste à mes pieds, plutôt fluide, et Marguerite a travaillé le bustier en y ajoutant des pièces de tricot. Le décolleté en V est le seul endroit qui est vraiment ajusté, le reste étant d’une fluidité telle que j’aurais presque l’impression d’être nue ou seulement vêtue d’une simple robe de nuit. Pourtant, il y a plusieurs couches, sans parler des longues manches bouffantes auxquelles je devrai faire attention lors des repas si je ne veux pas finir en torche humaine à cause des bougies.
— Tu es vraiment allée dans les détails, ça a dû te prendre un temps fou ! m’exclamé-je en caressant le bout des manches, resserrées sur mes poignets, où de discrètes fleurs sont tricotées par-dessus le tissu.
— Je veux juste que tout soit parfait pour Einar et toi. Cela doit être le plus beau jour de ta vie. Surtout que tu as de la chance d’épouser celui que tu aimes, ce n’est pas le cas de Bjorn et Iona.
Je ne réponds rien, tente de faire refluer la pointe de culpabilité qui me saisit, mais aussi et surtout l’élan d’agacement qui l’accompagne. Je vais déjà devoir partager ce moment avec eux, pourquoi faut-il qu’en prime, même dans un instant comme celui-ci où il ne devrait s’agir que d’Einar et moi, on finisse par parler d’eux ?
— Tu veux bien m’enlever cette robe ? demandé-je en tournant le dos à Marguerite. Einar va bientôt rentrer avec Nuage, je n’ai pas envie de la salir et je veux garder la surprise.
Marguerite s’exécute, déboutonne l’arrière et m’aide à l’ôter. Je frissonne en sentant l’air plus frais de la maison qui caresse ma peau et me dépêche de me rhabiller. Einar m’a demandé de faire attention au bois, il semblerait que nous en ayons trop utilisé cet hiver, mais en même temps, comment faire autrement avec toute cette neige ?
Nous avons à peine le temps de sortir de la chambre que la porte de la maison s’ouvre sur mon Viking. Nuage est le plus rapide, il me rejoint, me saute dessus et me fait la fête comme s’il ne m’avait pas vue depuis des jours, et fait refluer le stress et la mauvaise humeur que mon échange avec Marguerite a apportés. Parce qu’évoquer ce mariage qui arrive à grand pas, c’est un peu comme amener sur la table un sujet tabou. Il ne se passera pas comme je l’aurais voulu, déjà parce que ça ne sera pas seulement notre jour, mais aussi celui du Jarl. De plus, ma famille ne sera pas là et, plus le moment approche et plus ça me peine.
Einar approche finalement et m’enlace en posant ses lèvres sur les miennes. L’une de ses mains se loge sur ma nuque et un violent frisson me saisit.
— Tu as les mains gelées, soupiré-je en m’écartant pour me rapprocher du feu.
— Désolé, belle Normande, je ne voulais pas te donner froid. Tu es contente de la robe réalisée par Marguerite ? Je viens de voir celle d’Iona et je pense qu’on va avoir deux femmes magnifiques à ce mariage. Bjorn et moi avons de la chance.
Et c’est reparti… Qu’ont-ils donc avec cette fille ? Proposer un double mariage ne lui a pas suffi ? Il faut en plus qu’il me rappelle chaque jour que ce jour ne sera pas uniquement le nôtre ?
— Super, ironisé-je, je vais me marier en étant énorme, à côté d’une beauté Viking qui fera saliver même mon futur époux. Quel jour merveilleux !
— Tu sais bien que c’est toi que j’aime et que tu es la seule que je vais regarder, Clothilde. Qui pourrait résister à un tel décolleté, ajoute-t-il en me lançant un regard gourmand.
— Pourquoi as-tu vu Iona en robe ? Tu ne devais pas aller au marché ?
— Ma mère m’a demandé de venir donner mon avis, pour voir si ça plairait à Bjorn. Tu sais qu’il n’a pas encore vu Iona et qu’il ne la verra que le jour du mariage ? J’ai hâte de voir sa tête quand elle va arriver dans sa belle robe.
— Ben voyons, soupiré-je en m’asseyant face à Marguerite qui nous observe en silence. Finalement, peut-être aurions nous dû décaler notre mariage. Si tout ce qui t’importe, c’est Iona et sa belle robe, ton frère… Ce double mariage est une très mauvaise idée, surtout quand le second est celui du Jarl. Enfin, au moins, il y a des chances pour que je passe inaperçue et ne me fasse pas chahuter par tes congénères, c’est déjà ça.
— Ce mariage est la plus belle idée possible, ma Chérie. Et comment veux-tu passer inaperçue quand on resplendit comme toi ? Et puis, si tu fais ce sourire que tu portes quand tu es heureuse, tu rayonneras tellement que même le soleil ne nous éblouira pas autant. Ne sois pas jalouse d’Iona, voyons. Et puis, c’est toi qui as insisté pour ne pas décaler la date, j’ai tout fait pour la maintenir.
— Est-ce que tu sais ce que ça fait d’être déraciné, Einar ? D’avoir une vie tracée qui ne se réalisera finalement jamais ? Ce mariage dont on parle depuis des mois, dont j’apprends les coutumes parce que je n’ai pas le choix, parce qu’il ne ressemblera pas à celui que j’imagine depuis que je suis en âge de comprendre ce que ça représente, j’ai l’impression qu’on nous le vole. Alors excuse-moi de ne pas être très emballée par la robe de Iona, la beauté de Iona, le mariage de Iona, et de vouloir, rien qu’une fois dans ma vie, être égoïste et ne penser qu’à moi.
— Clothilde, le mariage que tu imaginais, ce n’était pas celui avec Thibault ? intervient Marguerite. Tu es sûre que tu ne préfères pas cette cérémonie avec l’homme que tu aimes plutôt qu’une cérémonie dans nos traditions avec l’homme choisi par ton père ? Ce ne sera pas parfait mais tu vois bien que mon Einar fait tout pour que ça se passe au mieux ! Il a même choisi et payé l’étoffe pour ta robe alors que sa mère voulait que tu mettes une simple robe en laine. Arrête de te plaindre et réalise donc la chance que tu as d’épouser un homme qui t’aime et ferait tout pour te rendre heureuse.
Mon regard quitte Marguerite pour observer mon Viking quelques secondes avant de fermer les yeux et d’expirer lourdement. Elle a raison. je sais qu’elle a plus que raison. Se marier avec l’homme qu’on aime et qui nous aime, c’est rare et fort, c’est inespéré. J’ai conscience d’être injuste avec lui, mais je n’en peux plus d’entendre parler de Bjorn et Iona, surtout d’elle lorsque cela sort de la bouche de mon homme. Je n’y peux rien, tout mon être transpire la jalousie dès qu’il parle d’elle. Parce qu’elle est Viking, qu’elle est jolie, bien proportionnée, et qu’elle a clairement des vues sur Einar, qu’elle ne s’en cache pas, aujourd’hui encore et alors qu’elle doit épouser Bjorn.
Nuage me fait rouvrir les yeux en posant sa truffe sur ma cuisse et je lui offre quelques caresses avant d’offrir un sourire contrit à mon Viking.
— Je suis désolée, toute cette préparation me stresse et… je suis épuisée. Je veux juste devenir ta femme, je me fiche du reste, même si tu dois avoir l’impression du contraire, vu mon comportement…
— Mais non, je sais que ce n’est pas facile pour toi. Tu es enceinte, loin de chez toi, sans ta famille. J’essaie de faire ce que je peux mais je comprends que ça ne soit pas toujours suffisant. Tu sais que je t’aime et que je suis heureux que tu deviennes ma femme devant les Dieux ?
J’essuie une larme qui coule sur ma joue en me levant pour me blottir contre mon Viking. Rien ne compte plus que lui, cet homme qui m’écoute, cherche à me comprendre et le fait très bien. Einar est un amour avec moi et je me comporte comme une sorcière avec lui. Il mérite d’être choyé comme je le suis avec lui.
— Je t’aime aussi et j’ai hâte que l’on soit mariés. Je n’en peux plus d’attendre, soupiré-je en enserrant sa taille autant que possible avec mon ventre rebondi.
— Je suis sûr que tu seras magnifique et que tout le monde ne verra que toi. Ce sera notre journée à nous, je vais tout faire pour qu'elle soit inoubliable. Tout comme la fête qui suivra !
Tout le monde ne verra pas que moi, mais ça me va bien comme ça. Je déteste être le centre de l’attention, surtout ici, alors que je suis une étrangère pour beaucoup. L’idée d’un double mariage ne me ravit pas, mais dans un sens, cela me permettra de me fondre dans la masse.
— Ce sera forcément inoubliable puisque nous nous marions, souris-je en caressant sa joue barbue.
— Je vous préfère comme ça, les amoureux. Vous avez tout pour être heureux, profitez-en bien.
J’en ai conscience, même si je l’oublie parfois un peu. J’ai la chance de pouvoir l’épouser, vivre une vraie histoire avec lui, quand Marguerite a passé sa vie cantonnée à son statut d’esclave, sans pouvoir se marier. Ce que je vis avec Einar est fort et je ne veux pas tout gâcher. Einar ne m’a jamais donné de raison de douter de lui, il faut que je me maîtrise davantage.
Je rejoins Marguerite et pose un baiser sur sa joue.
— Merci pour tout, chuchoté-je dans notre langue. Pour ton aide pour ce mariage, mais aussi… de me rappeler l’essentiel.
— De rien, ma toute belle. Je sais ce que c'est, d'être loin de ceux qu'on aime. Mais avec Einar, tu as le plus important.
Je hausse les épaules et lui offre un sourire triste. Avec Einar, j’ai une part du plus important. Je me sens malgré tout amputée de cette autre part. Mes frères et ma sœur me manquent atrocement et font partie de moi, je les aime d’un amour différent mais aussi fort que ce que j’éprouve pour Einar. Impossible pour moi de me sentir complète loin d’eux, comme je ne me sentirais pas totalement moi-même loin de mon Viking.
Marguerite m’étreint avant de faire de même avec Einar. Elle offre une caresse à Nuage puis quitte la maison, et j’hésite un instant avant de m’installer sur les genoux de mon Viking.
— Tu ne m’en veux pas ? lui demandé-je timidement en nichant mon nez dans son cou.
— Jamais. Tu es tout ce dont j'ai toujours rêvé, répond-il en glissant ses mains sur mes jambes.
— Même quand je deviens une vilaine sorcière jalouse ? Quand je suis injuste avec toi ? Je ne te mérite pas… Tu es tellement attentionné avec moi…
— Un bisou de toi, et j'oublie tout le reste. La vie est belle, tu vois ?
Je souris et l’embrasse pour lui faire oublier mon comportement d’il y a quelques minutes. Je sais qu’il adore lorsque je me montre tendre et douce, comme si son côté Viking, brut, avait besoin d’être contrebalancé alors que lui aussi peut se montrer sous ce même jour. Pourtant, très vite, lui comme moi ressentons le besoin de plus d’intensité, d’un contact plus rapproché et sensuel, si bien qu’il ne nous faut pas beaucoup de temps pour nous retrouver nus et atterrir dans notre lit. Malgré mon ventre rebondi, Einar s’attèle à me faire l’amour avec passion, histoire que lui et moi occultions tout ce qui n’est pas nous. C’est donc comblée que je m’endors au beau milieu de la journée, nichée contre mon Viking, pour un repos bien mérité.
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