87. Elle va mourir, la mama ?
Clothilde
Je serre les dents et continue à avancer, fermement accrochée au bras d’Einar, un peu essoufflée. Je ne bronche pas, je n’ai aucune envie qu’il se sente coupable de m’avoir emmenée avec lui, mais j’avoue que le voyage jusqu’au village est trop long et difficile pour moi, avec ce gros ventre. J’ai mal au dos, aux jambes, sans parler de ces contractions qui, si elles se sont estompées, n’ont pas non plus disparu, quand bien même je lui ai assuré que tout allait bien. Je ne me voyais cependant pas le garder pour moi alors qu’il semble que sa mère soit mal en point. Tyra est ce qu’elle est, mais elle reste sa mère et je m’en voudrais qu’il culpabilise de ne pas avoir été présent pour elle.
Einar se stoppe en me voyant me courber légèrement, soupire et regarde autour de nous avant de m’entraîner jusqu’à un vieil arbre dont l’une des racines ressort de terre. Je m’assieds en inspirant lentement pour reprendre mon souffle.
— Je suis désolée, soupiré-je alors qu’il s’accroupit devant moi
— Tu es sûre que ça va aller ? Ce n’était pas une bonne idée de t’emmener avec moi, finalement. Il ne faudrait pas que tu accouches sur le chemin…
— Non, non, ça va aller, je t’assure. C’est juste que je me traîne et que je n’ai plus mon souffle habituel. Ils prennent de la place là-dedans. Laisse-moi quelques minutes de repos et on pourra repartir.
— Donne-moi un de tes sacs, ce sera plus facile pour toi. Et ce n’est pas grave si tu te traînes… C’est comme quand on est en mer, parfois on ne prend pas le chemin le plus rapide, mais l’important, c’est d’arriver à bon port.
Je me déleste de mon sac et dénoue mes épaules et ma nuque en soupirant avant de prendre quelques gorgées d’eau. Einar m’observe en silence, comme souvent lorsqu’il s’inquiète, mais il est déjà suffisamment préoccupé par l’état de santé de sa mère, je ne veux pas en rajouter, alors je lui souris en espérant ne pas avoir l’air trop fatiguée et ébouriffée par le voyage.
— Est-ce que je t’ai déjà dit à quel point je te trouve beau, mon Viking ? lui demandé-je en caressant sa joue barbue.
— Cela faisait longtemps et ça fait plaisir, surtout quand ça vient de la part de la plus belle femme de Swede.
— Soit tu as des problèmes de vue, soit tu es un excellent menteur, mon cher époux, ris-je. Je n’ai jamais été la plus belle et c’est d’autant plus faux aujourd’hui alors que je pourrais aisément me comparer à une vache sur le point de vêler !
— Allez, on va reprendre la route, madame la jolie vache. Pour arriver, il faut quand même avancer…
Je serais bien restée assise ici des heures durant, cependant, il n’a pas tort et nous avons perdu assez de temps comme ça, alors je saisis la main qu’il me tend et me lève en faisant attention de ne pas grimacer afin de ne pas l’inquiéter davantage.
Quand nous franchissons enfin la porte de la maison de Tyra, Marguerite, Bjorn et Iona sont installés autour de la table, le visage grave. L’ambiance ici est vraiment pesante et je me demande comment une simple chute peut avoir causé tant de dégâts qui mettent chacune des personnes présentes ici dans cet état. Bjorn se lève immédiatement et attrape son frère par l’épaule alors que Marguerite tire la chaise à ses côtés en me faisant signe de m’installer.
— Comment va-t-elle ? demandé-je en m’exécutant, ravie de pouvoir enfin me poser.
— Je ne suis pas optimiste, me répond ma compatriote. Elle marchait et tout à coup, elle s’est effondrée par terre, sans raison. Comme si le ciel lui était tombé sur la tête… Et son crâne a heurté violemment le sol. Je… je crois que c’est la fin pour elle.
Je ne sais même pas quoi répondre, tant tout ceci me paraît insensé. Tyra semblait en parfaite santé, pourquoi tomber tout à coup ?
Einar ne tarde pas à franchir les tentures pour la rejoindre, et nous les entendons chuchoter. Comme si aucun de nous ne voulait que ce moment entre eux soit épié, Bjorn sort avec Iona tandis que Marguerite commence à me parler des quelques vêtements qu’elle a cousus pour les bébés.
Quand mon beau Viking sort de la chambre de sa mère, il semble blême et évite nos regards en se dirigeant directement vers la porte d’entrée qu’il franchit sans un mot. Je reste coite, me demandant si je dois le suivre ou rester là. J’imagine sans problème son besoin d’être soutenu, et je crois que Marguerite imagine le pire parce qu’après un moment de latence, elle se lève brusquement pour rejoindre Tyra.
Nuage se met à tourner en rond devant la porte d’entrée, ne m’aidant pas à me décider quant à la suite des événements. Je me dis qu’Einar doit avoir besoin d’être un peu seul, que s’il avait voulu que je l’accompagne, il me l’aurait fait savoir, même sans me parler, en attrapant ma main ou en me faisant signe de le suivre, ce qui n’a pas été le cas. Pour autant, le laisser vraiment seul me fait mal au cœur, et les petits pleurs de notre jeune loup devant la porte me font me lever. Je lui ouvre et le vois se précipiter à l’extérieur. Soucieuse, je le suis des yeux pour m’assurer qu’il ne vise pas autre chose ou quelqu’un d’autre qu’Einar, et suis rassurée de le voir s’asseoir à côté de mon Viking, installé à-même le sol contre le mur de la maison voisine. Une fois encore, j’hésite à le rejoindre, mais la voix de Marguerite, dans mon dos, ne me donne pas vraiment le choix.
— Tyra veut te parler, Clothilde.
Je suis surprise par cette requête mais ne réfléchis pas bien longtemps et rentre à l’intérieur pour me diriger vers la chambre. Voir cette femme si forte et sûre d’elle étendue sur son lit, le visage blème et fatigué, son crâne recouvert d’un linge blanc sur lequel une tâche sombre s’est imprégné, me serre le coeur.
Je m’assieds sur le bord du lit lorsqu’elle m’y invite et lui souris légèrement lorsqu’elle pose péniblement sa main sur mon ventre plus que rebondi. Tyra peine à garder les yeux ouverts et j’aimerais tant pouvoir faire quelque chose pour elle, pour l’aider, qu’elle aille mieux… Au lieu de quoi, je ne peux que penser au fait que mes enfants ne connaîtront sans doute jamais leurs grands-parents, et je trouve cela vraiment triste.
— Clothilde, commence-t-elle, d’une voix faible. Il faut m’excuser, je n’ai plus beaucoup de temps…
— Ne dites pas ça, Tyra, il faut vous battre, soufflé-je. Vos fils ont besoin de vous.
— Non, ils n’ont plus besoin de moi… Einar a besoin de toi par contre. Sans une femme qui le conseille, il a toujours fait n’importe quoi. Je…
Elle s’interrompt, prise d’une quinte de toux qui me fait craindre le pire, mais s’énerve quand Marguerite passe la tête derrière la tenture et la renvoie d’où elle vient avant de reprendre, une fois sa toux passée.
— Je crois qu’Einar va avoir besoin de toi, Clothilde.
— Dire que vous étiez contre notre relation, souris-je, et maintenant, vous me demandez de le soutenir ? Je… Même si je n’ai pas attendu que vous me le demandiez, vous pouvez compter sur moi.
— Il aurait mieux fait d’épouser une femme de chez nous, persifle-t-elle dans un souffle avant de grimacer sous la douleur. Mais il aurait pu aussi plus mal tomber. Tu as un sacré caractère, tu es une femme forte, il faut que tu restes ainsi. Mon Einar a besoin d’une femme forte à ses côtés et tu l’es. Ne change pas, reste telle que tu es et soutiens-le, surtout. Le pauvre, ça va être difficile maintenant que je m’en vais…
— Einar n’a besoin de personne… C’est un homme bon et une force de la nature. Et je suis normande, Tyra. Vous et vos compagnons avez suffisamment fait votre marché chez nous pour savoir que si nous n’avons pas l’attitude de guerriers sur notre territoire, nous ne sommes malgré tout pas des êtres faibles. Je donnerais ma vie pour votre fils sans hésitation, c’est ce qu’on fait pour sa famille…
— Eh bien, je te le confie, fière Normande. Je compte sur toi et je te surveillerai depuis le Valhalla, ne l’oublie pas, termine-t-elle dans un souffle avant de fermer les yeux.
Je serre sa main dans la mienne et reste auprès d’elle un moment, réfléchissant à ses propos autant qu’à notre avenir. Einar va être effondré de perdre sa mère. Malgré le fait que celle-ci ait toujours eu un comportement étrange avec lui, selon ses propos, qu’elle ait privilégié Bjorn et n’ait pas été une mère très démonstratrice et affectueuse, elle n’en reste pas moins la femme qui l’a mis au monde et, pour avoir été à la place de mon Viking il y a quelques années, je sais combien il est difficile de faire son deuil.
Je me lève finalement et sors de la chambre en grimaçant, tant parce que cette situation est malheureuse que parce que mon corps se rappelle à moi. Marguerite est toujours installée à table et elle lève les yeux dans ma direction lorsqu’elle m’entend.
— Tu crois vraiment qu’elle n’en a plus pour longtemps ? murmuré-je. Elle semble savoir qu’elle va partir, c’est tellement triste…
— J’espère que ça va aller mieux, mais elle utilise toute son énergie pour passer ses messages. Elle va vouloir voir son fils préféré, maintenant… Je ne sais pas ce qu’elle t’a dit, mais si ce n’était pas gentil, ne t’inquiète pas, ce qui compte, c’est l’amour d’Einar, pas ce qu’en pense sa mère.
— Elle m’a juste dit de prendre soin de son fils et de le soutenir… J’ai davantage peur de ce qu’elle a pu lui dire à lui, étant donné son départ précipité, soupiré-je en m’asseyant à ses côtés.
— C’est une forme d’acceptation, alors. Elle a un bon cœur, Tyra, même si elle ne le montre pas souvent.
Je ne réponds rien et jette un œil à la tenture fermée. Je ne sais pas si Tyra a réellement bon cœur, mais elle me semblait sincère lorsqu’elle m’a dit qu’Einar aura besoin de moi. Evidemment, je n’ai pas besoin qu’elle me demande d’être présente à ses côtés pour le faire, mon Viking m’a suffisamment prouvé qu’il était de mon côté, qu’il me soutenait et faisait tout son possible pour que je me sente bien ici, il est donc tout naturel pour moi de lui rendre la pareille. Je ne me vois pas agir autrement, de toute façon.
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