88. La douleur du partir
Einar
Mais pourquoi m’a-t-elle dit tout ça ? Je ne comprends pas. Vraiment pas. Est-ce que c’est seulement possible ? Franchement, ça m’énerve que ça me mette dans cet état-là. Je reste dans mon coin un petit moment pour réfléchir à tout ce que cette annonce implique mais je n’arrive pas à me concentrer. Nuage m’a rejoint et pose son museau sur mes genoux. Il me regarde avec ses yeux si doux et quémande des caresses en glissant sa tête sous mes mains. Je ne peux m’empêcher de lui sourire et de me dire que lui, au moins, son amour est inconditionnel. Comme celui de Clothilde mais pas du tout comme celui que je pensais avoir de la part de ma mère.
Elle, elle va mourir et moi, tout ce à quoi je pense, c’est qu’il faut que je parle à Marguerite. J’ai besoin de savoir comment elle se positionne, si elle va me confirmer ou pas ce que ma mère m’a annoncé. Je crois qu’il n’y a qu’elle qui pourra vraiment me renseigner. C’est pour ça que je finis par me relever et retourne à l’intérieur. Je m’approche de ma jolie épouse en face de qui vient de s’asseoir mon frère qui a l’air aussi abattu que moi.
— Tu sais où est Marguerite, Clothilde ? Il faut que je lui parle. Je pensais qu’elle était avec toi. Je ne l’ai pas vue sortir…
Je jette un œil dans l’espace où repose la mourante et constate qu’elle a fermé les yeux, même si elle semble avoir du mal à respirer. Par contre, Marguerite n’est pas là non plus.
— Elle est partie chercher la guérisseuse… Je… j’ai parlé avec votre mère, elle est vraiment affaiblie, souffle-t-elle en attrapant ma main.
— Elle nous a parlé à tous les trois, non ? interrogé-je Bjorn du regard. Je suis surpris qu’elle ait demandé à te voir, ma Chérie. Elle avait encore du fiel à déverser ?
— Non, elle… elle m’a dit que tu auras besoin de moi et que je dois être là pour toi. Je crois même avoir eu droit à un ou deux mots gentils, sourit-elle tristement.
— Eh bien, entre toi et ta femme, Maman a dû garder ses forces en me privant de ses mots, marmonne Bjorn en se levant, nerveux.
Je les regarde tour à tour car je suis surpris par leurs propos respectifs. Elle a eu des mots gentils pour Clothilde ? Mais ça n’a pas de sens… Ou alors, c’est parce que… Non, pas possible. Et elle n’a rien dit à son fils préféré ? Son Bjorn rien qu’à elle ? Il faut croire qu’à l’approche de la mort, elle essaie de réparer ses erreurs passées.
— Tu as l’air amer, Bjorn. Que t’a–t-elle dit ? Tu n’as pas pu lui faire tes adieux ? m’inquiété-je, en me demandant si elle lui a transmis le même message que le mien.
— Elle m’a juste souhaité bon courage dans mon statut de Jarl… Rien de particulier, non, soupire-t-il.
Au moins, elle ne lui a pas parlé de moi. Est-ce que c’est bien ? Je crois, oui. Je m’assois près de Clothilde et je pose ma main sur les siennes.
— Et à toi, elle t’a vraiment dit des choses gentilles ? La vieille mégère a envie que les Dieux lui ouvrent la voie vers le Valhalla, on dirait.
— Elle a peut-être simplement eu pitié de moi, sourit Clothilde. Regarde-moi, je suis sur le point d’exploser et c’est la faute de son fils !
— Tu as encore des contractions ?
— Ne t’occupe pas de ça maintenant, Einar… Je vais bien. Dis-moi plutôt ce que t’a dit ta mère.
L’information que j’ai eue, Bjorn ne la connaît pas. Est-ce une bonne idée de parler devant lui ? Je ne crois pas…
— Viens, je vais t’expliquer, dis-je tout bas.
Malheureusement, mon frère m’entend et s’énerve en voyant que je veux lui cacher des choses.
— Pourquoi tu ne veux pas en parler devant moi ? C’est quoi, le problème ? Depuis quand est-ce que tu me caches des choses ? Tu parles d’un frère !
— Si Maman avait voulu que tu sois au courant, elle te l’aurait dit, rétorqué-je sèchement. Et puis, tu n’es pas là pour régenter ma vie, j’ai bien le droit de parler avec mon épouse sans que tu viennes nous espionner.
J’entraîne Clothilde à l’écart tandis que Bjorn sort prendre un peu l’air. Au moins, je vais pouvoir avoir l’avis de ma femme sur cette question. Il faut juste que je trouve les mots pour lui expliquer, ce qui ne va pas être chose aisée.
— Tu sais, ma mère avait raison quand elle t’a parlé. Je vais avoir besoin de ton soutien, soupiré-je.
— Et je suis là, tu peux compter sur moi, Chéri. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui t’a mis dans cet état ?
— Je ne sais pas par où commencer, mais ce qu’il faut que tu saches, c’est que…
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que je suis stoppé par le petit cri qu’elle pousse. Sa main se crispe sur mon bras et je suis obligé de la retenir pour éviter qu’elle ne tombe.
— Ça va ? demandé-je, inquiet. Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Rien, rien, ça va, bafouille-t-elle, les mâchoires serrées sans relâcher la pression sur mon bras. Continue, je t’écoute…
— Tu m’inquiètes, là. On dirait que tu as des contractions, non ?
— Einar, s’agace-t-elle en me fusillant du regard, ce n’est pas le moment. Dis-moi tout… Les petits peuvent bien attendre quelques minutes de plus, pour l’amour du Ciel, ça fait une éternité qu’ils sont là-dedans !
Je m’apprête à reprendre la parole mais je constate que le devant de sa robe est trempé
— Clo ! Tu saignes ! Regarde ton ventre !
Je suis alarmé, surtout qu’elle ne me répond pas et se plie en deux en criant de douleur. J’ai tout à coup peur de la perdre aussi et la soulève dans mes bras pour la ramener à l’intérieur. Astrid, la guérisseuse, arrive justement en compagnie de Marguerite et je l’interpelle dès que je l’aperçois.
— Astrid ! Ma femme saigne ! Regarde, elle a mal partout ! Il faut que tu l’aides !
— Ce n’est pas du sang, elle va accoucher, mon garçon, sourit Astrid. Les jumeaux vont voir le jour ! Installe-la confortablement sur un lit, je vais voir ta mère et j’arrive.
— Mais tu ne veux pas vérifier que c’est bien ça avant ? Et si elle était en train de mourir ? Elle ne parle plus !
Dans mes bras, Clothilde semble cependant aller un peu mieux et a arrêté de se crisper contre moi. Elle reprend son souffle et m’adresse un sourire un peu forcé.
— Tu paniques, Chéri. Je t’en prie, respire et allonge-moi sur un lit, je ne suis pas à l’aise dans cette position et tu vas te casser le dos.
— Elle ne va pas mourir, rit Astrid, mais agrandir votre famille. Obéis, mon garçon, s’il y a bien un moment dans ta vie où tu dois écouter ta femme, c’est celui-là. J’arrive.
— Tu ne vas pas mourir, alors ? demandé-je d’une petite voix à Clothilde qui me répond par un grand sourire rassurant.
— Ce n’est pas prévu, non. Mais si tu veux prier tes Dieux, je ne t’en empêcherai pas… Et prie pour que je n’aie aucune envie de te tuer de me faire endurer un accouchement, au passage.
Je pense que c’est de l’humour et ça me rassure un peu. Astrid et Marguerite n’ont pas attendu la fin de notre petit conciliabule et sont déjà rentrées dans la maison. Je m’engouffre donc à leur suite et vais déposer le plus délicatement possible Clothilde sur le lit que j’ai occupé durant toute mon enfance.
— Ça va aller, ma Chérie ? Je ne t’ai jamais vue souffrir comme ça…
— Tu n’imagines même pas comme c’est douloureux, grimace-t-elle. Mais ça va aller, je ne suis pas la première et je ne serai pas la dernière à mettre au monde des enfants… Tu peux aller voir comment va ta mère, ne t’inquiète pas pour moi.
Je n’ai pas envie de la quitter mais le cri que pousse Marguerite m’arrache à ma femme et je me précipite vers elle. Je la prends dans mes bras alors qu’elle pleure à chaudes larmes. Bjorn, qui a entendu aussi le bruit, entre en courant dans la pièce.
— Qu’y a-t-il ? nous interroge-t-il alors qu’Astrid referme la tenture autour de la couche où repose notre mère.
— Tyra est… Tyra est morte. Je suis désolée…
On se doutait que ça allait arriver mais ces quelques mots rendent réel la nouvelle de sa disparition plus que n’importe quoi d’autre. Elle nous a quittés et on ne verra plus jamais son regard dur qui nous transperce et nous juge. On n’entendra plus sa voix. C’est fini. J’espère que les Dieux l’ont accueillie au Valhalla et je leur adresse une prière silencieuse. Maintenant, je comprends un peu mieux son attitude à mon égard et je l’admire pour ce qu’elle a enduré par amour.
— En tout cas, comme je suis là, je vais pouvoir m’occuper de ta femme, Einar. Et il y a du travail, avec ces deux naissances qui s’annoncent. J’espère d’ailleurs qu’il n’y en aura que deux… Mais je te préviens, vu comment tu es stressé, je ne veux pas te voir dans mes pattes ! Tu sors avec ton frère ! Marguerite m’aidera. Interdiction de nous déranger !
Je la regarde sans trop comprendre mais elle ne s’inquiète pas plus que ça pour moi et me tourne le dos pour aller s’occuper de Clothilde. Je fais un pas pour la suivre mais Bjorn me retient et me fait un simple geste de dénégation de la tête. Je pourrais forcer mon chemin et imposer ma présence auprès de mon épouse si je veux, mais je préfère ne pas insister et faire confiance à Astrid et Marguerite. Je sais que cette dernière fera tout ce qui est humainement possible pour s’assurer que tout va bien, comme elle l’a fait en toute discrétion depuis que je suis né. Clothilde est entre de bonnes mains, tout va bien se passer. Les Dieux ne sont pas cruels au point de me faire perdre une deuxième femme de ma vie le même jour quand même ?
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