89. Les larmes d’un bonheur pur

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Clothilde

Je me décale avec peine sur les draps propres pour permettre à Marguerite de récupérer le linge souillé et laisse tomber ma tête sur l’oreiller en soupirant. Je ferme les yeux quelques secondes, rien qu’un peu, le temps de réaliser que je l’ai fait. Oui, je l’ai fait, j’ai mis au monde deux magnifiques bébés, non sans mal. J’ai l’impression qu’un bâteau m’est passé sur le corps, la nuit a été plus que longue, le soleil est levé depuis un moment, et j’entends mon Viking s’impatienter derrière la tenture depuis déjà des heures. Depuis le début ou presque, d’ailleurs. Je ne saurais dire combien de fois il m’a demandé comment j’allais, combien de fois Marguerite l’a empêché d’entrer. J’en suis arrivée à tout faire pour m’empêcher d’émettre le moindre son de peur de le faire paniquer davantage. Et s’il y a bien quelque chose de difficile, c’est de ne pas ouvrir la bouche et crier sa douleur quand on met au monde un enfant. J’ai cru ne jamais parvenir à faire sortir le deuxième bébé tant j’étais épuisée.

J’aurais tellement aimé que ma mère soit là pour m’aider, me tenir la main, me dire que tout allait bien se passer… Heureusement, Marguerite a joué ce rôle avec brio. Je crois que je n’y serais pas parvenue sans elle.

Je grince des dents en sentant la couverture être soulevée de mes jambes. C’est étrange de se dire qu’une autre personne qu’Einar a accès à cet endroit de mon corps et j’ai l’impression que la guérisseuse a passé plus de temps entre mes cuisses que mon propre mari. Tout comme j’ai eu du mal à regarder Marguerite dans les yeux au début, d’ailleurs.

Je souris et ouvre les yeux quand cette dernière caresse ma joue. Elle passe un linge humide sur mon visage et m’aide à enfiler une robe de nuit propre. Quand elle dépose mon fils dans mes bras, je peine à retenir les larmes qui me montent aux yeux. Il est minuscule, tout comme sa sœur que la guérisseuse m’amène à son tour. Je n’aurais jamais pu imaginer ressentir autant d’émotions en découvrant nos enfants, de l’amour inconditionnel à la terreur pure et dure. Comment va-t-on s’en sortir avec deux nouveaux-nés ? Comment les protéger ? Vais-je être une bonne mère ? J’ai beau avoir de l’expérience en ayant élevé mes frères et ma sœur, j’ai l’impression de repartir de zéro avec ces deux petits êtres sortis de mon corps.

— Einar ? l’appelle Marguerite. Tu peux entrer, si tu es calme.

Je pouffe et me redresse davantage contre la tête de lit. Einar apparaît sans tarder. Ses traits sont tirés mais le sourire qui naît sur son visage lorsqu’il s’assied sur le bord du lit est rayonnant. S’il m’a observée pendant quelques secondes, ses yeux ont bifurqué sur les bébés et il ne les lâche plus du regard, hypnotisé par sa descendance.

— Alors, est-ce que j’ai bien travaillé, Papa ?

— Oh Clothilde ! Ils sont… Je n’ai pas de mots, continue-t-il, les larmes aux yeux. C’est un véritable cadeau des Dieux ! Qu’ils sont beaux ! Et… comment tu te sens ?

— Epuisée, mais je survivrai. J’ai du mal à croire que nous avons créé ces deux petits anges, soufflé-je alors que les larmes me montent une fois de plus aux yeux. Est-ce que tu veux les prendre ?

— Je ne sais pas… J’ai peur de les écraser… Et tu m’as fait si peur avec tes cris… J’ai bien cru que… Non, rien, tout va bien, sourit-il en se penchant vers moi pour embrasser mon front tendrement.

— Je vais bien, Einar, tout va bien, souris-je. Je suis désolée de t’avoir fait peur, mais ce n’est pas vraiment un parcours de santé non plus, tu sais ? Vas-y, prends ton fils, tu vas très bien t’en sortir, Chéri.

— Tu crois ? demande-t-il en tendant sa main vers notre petit Ivar.

— Je n’ai aucun doute là-dessus. Tiens bien sa tête, c’est tout.

Je desserre ma prise sur le corps de notre fils quand il glisse ses mains sous lui et accompagne son geste autant que possible. Est-ce que je me mets à pleurer lorsqu’Einar tient Ivar contre son torse ? Oh oui, et c’est peu dire. La fatigue me rend bien plus sensible que je ne le suis déjà et j’essuie mes joues en hoquetant encore tandis que mon Viking semble lui aussi particulièrement ému. Enveloppé dans une couverture en laine qu’a tricotée Marguerite, notre fils dort d’un sommeil de plomb, sa petite main fermée contre sa joue tandis que sa sœur gesticule doucement dans mes bras.

— Dire que je pensais t’aimer comme une folle jusqu’à présent, j’ai l’impression que c’est multiplié par dix en te voyant avec notre bébé dans les bras…

— Tu as vu comme il est petit ? Et Liina est encore plus petite… Je ne croyais pas qu’un bébé, ça pouvait être aussi minuscule, sourit Einar avant de me regarder, tout son être débordant d’amour.

— Ils sont plus petits qu’un bébé qui naît seul, j’imagine, mais Marguerite et Astrid disent qu’ils sont en bonne santé. Einar, est-ce que tu veux qu’on change de prénom pour Liina ? Je veux dire… Si tu veux rendre hommage à ta mère, je comprendrais.

— Non, Liina, c’est très bien. Et il n’y a pas vraiment d’hommage à rendre à ma mère, elle n’en a pas besoin.

Ivar interrompt notre conversation en se mettant à pleurer et je souris en voyant le regard paniqué que me lance Einar. Les petits n’ont pas encore pu boire et il semble que l’aîné de la fratrie s’impatiente.

— On échange ? A moins que tu puisses lui donner le sein, bien sûr, ris-je alors qu’il n’hésite pas une seconde à déposer Ivar au creux de mon bras libre. Est-ce que tu penses pouvoir te faire à ces pleurs sans paniquer, un jour ?

— Je ne panique pas, proteste-t-il, sans toutefois se montrer plus rassuré. Je… je veux que tout se passe bien, c’est tout.

— Je sais, Chéri. Il est temps de faire connaissance avec ta fille.

Même combat qu’il y a quelques minutes, Einar glisse ses mains sous le petit corps de Liina et je ferme les yeux pour ne pas me remettre à pleurer quand il la serre contre lui. Je me concentre quelques instants sur Ivar, enlève une manche de ma robe de nuit et l’amène à mon sein. Il nous faut quelques tentatives pour qu’il prenne le coup de main, mais il finit par s’y faire et commence à téter tandis que je serre les dents pour supporter la sensation sur mon téton encore sensible.

Le regard d’Einar alterne entre sa fille, au creux de ses bras, et son fils et moi, comme s’il ne savait plus où donner de la tête. En tout cas, ce sont encore des yeux humides qui croisent les miens et mon coeur se gonfle d’amour pour cet homme merveilleux qui a fait de moi une mère. Je caresse sa joue de ma main libre avec tendresse et essuie de mon pouce l’unique larme qui s’échappe de cet état qui serait certainement jugé de faiblesse par ses compatriotes mais qui m’émeut particulièrement et me rend d’autant plus fière de lui.

— Pourquoi dis-tu que ta mère n’a pas besoin qu’on lui rende hommage ? lui demandé-je en repensant à ses derniers mots.

— Il va y avoir d’autres occasions de le faire, me répond-il un peu énigmatiquement.

— Je ne comprends pas… Est-ce que Iona est déjà enceinte ? Bjorn t’a demandé de ne pas appeler notre fille Tyra ?

— Oh regarde, tu crois que c’est un sourire qu’elle m’a fait ? Elle est si belle, notre petite Liina !

Je crois que le message est clair, Einar n’a pas envie de m’en dire plus et préfère me laisser dans l’ignorance. Dans d’autres circonstances, j’aurais sûrement boudé ou insisté pour qu’il se livre, mais je suis épuisée et je n’ai aucune envie de briser ce premier moment que nous passons à quatre. La mort de Tyra a déjà jeté son lot de tristesse sur cette maison à la veille de la naissance des jumeaux.

— Je ne suis pas sûre que ce soit un sourire, ils viennent plus tard. Mais elle semble déjà bien réactive et elle doit adorer t’entendre parler.

— Oh d’accord, répond-il tout sourire, passant du rire aux larmes en quelques secondes. Et pour revenir à ta question, Iona n’est pas enceinte et Bjorn ne m’a rien demandé du tout. Il faut que je parle à Marguerite pour pouvoir t’en dire plus, là, je suis perdu concernant ma mère.

— D’accord… Tu peux y aller, si tu veux trouver Marguerite. Je peux gérer les bébés… Elle m’a dit qu’elle allait faire un saut chez nous pour récupérer des affaires. Elle pense qu’il vaut mieux que j’attende ici quelques jours avant de faire le voyage.

— Elle est déjà partie, tu crois ? s’inquiète-t-il sans toutefois oser s’éloigner de moi, avec sa fille dans les bras.

— Je pense, oui. Elle est fatiguée. Peut-être pas autant que moi, certes, ris-je, mais la nuit a été longue pour tout le monde, alors elle voulait y aller avant de rentrer se reposer.

— Elle aurait dû envoyer quelqu’un d’autre… C’est une folie de faire ça après la nuit qu’elle a passée à tes côtés, grommelle Einar, visiblement perturbé par le fait de n’avoir pas réussi à lui parler.

— Et tu connais Marguerite. J’ai eu beau lui dire que cela pouvait attendre demain, elle était décidée à y aller. Rejoins-la à la maison, si tu as tant besoin de lui parler. Vous y serez tranquilles, en plus.

— Non, je ne te quitte pas. Ni les enfants, d’ailleurs. Je reste là au cas où… Je ne sais pas si je pourrais être utile à quoi que ce soit, mais je reste là. C’est tout.
— Viens t’allonger près de moi alors. La nuit a été longue pour toi aussi, soufflé-je en redressant Ivar contre mon épaule. Est-ce que tu es sûr que ça va, Einar ?

— Comment ça pourrait ne pas aller ? Ma femme est toujours la plus belle au monde et nos enfants sont magnifiques. Je t’aime, ma chérie.

C’est vrai qu’il semble heureux, mais je ne peux pourtant pas manquer son air perplexe lorsqu’il se perd dans ses pensées. J’ai bien conscience que la situation n’est pas idéale. Comment peut-il gérer la tristesse de la perte de sa mère sans culpabiliser d’être heureux de devenir père ? Et de quoi doit-il parler avec Marguerite ? Je n’aime pas du tout être dans l’incertitude et je souhaiterais pouvoir apaiser son chagrin… Je ne doute pas que l’arrivée des jumeaux l’y aide, quelque part cela lui permettra de se raccrocher à des émotions bien plus positives, mais il n’en reste pas moins terrible que nos bébés ne rencontreront jamais leur grand-mère et que cela s’est joué à quelques heures seulement… Pour celle-là, tout du moins. Évidemment, j’ai une pensée émue pour ma propre mère, mais aussi pour mon père, mes frères et ma sœur. J’aimerais tellement leur raconter tout ce qui m’arrive ces derniers temps, qu’ils rencontrent nos enfants, que nous soyons réunis, mais je garde toutes ces pensées pour moi en me blottissant contre Einar une fois qu’il s’est installé à mes côtés. Je sais la peine due à la perte de sa propre mère, je ne veux pas en rajouter sur ses épaules. Il aura suffi d’une poignée d’heures pour que nos vies soient totalement chamboulées, une fois encore. Tous ces Dieux doivent être des farceurs qui aiment nous torturer l’esprit.

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