92. Une famille si mignonne
Einar
Ce qui est bien quand on a deux tout petits bébés dans les bras, c’est qu’on ne peut pas penser à grand-chose d’autre. Là, j’ose à peine respirer alors que mes deux enfants sont recroquevillés contre moi. C’est à la fois vraiment émouvant de les voir et les sentir respirer contre mon torse mais aussi terriblement angoissant. J’ai l’impression qu’ils ont le souffle un peu haché, je m’inquiète quand ils raclent leur gorge. J’ai aussi une peur bleue soit de les écraser, soit de les laisser tomber par terre et je les maintiens comme je peux contre moi. A mes côtés, Bjorn n’en a qu’un dans les bras, son fils adoptif, mais il n’a pas l’air beaucoup plus à l’aise.
— On est quand même mieux sur un champ de bataille ? parviens-je à lui dire sans hausser trop la voix. Tu te rends compte que ces petits êtres nous paralysent plus que la peur du combat ?
— Ouais, enfin… J’ai vu Iona changer le lange de Gustaf, je t’assure que l’odeur me donnait envie de courir en première ligne sur un champ de bataille plutôt que d’être à la maison.
— Tu crois que je suis prêt à remplir mon rôle de père ? J’ai jamais eu si peur de ma vie, Bjorn. J’ai l’impression qu’ils sont si fragiles que si je les perds des yeux, ne serait-ce qu’une seconde, ils risquent la mort.
Liina se met à gigoter contre moi et je me demande si c’est parce que j’ai parlé trop fort ou juste parce qu’elle a envie de se réveiller. J’essaie de lui caresser un peu le dos mais cela ne change rien et elle se met à geindre doucement.
— Tu l’es sans doute plus que moi, mais je nierai avoir dit ça jusque sur mon lit de mort. Je ne suis pas sûr qu’on soit un jour prêt à devenir père, mais on a des femmes pour assurer nos arrières.
— Eh bien, elles ne sont pas là et n’ont pas l’air d’avoir envie de revenir, indiqué-je alors qu’Ivar commence lui aussi à pleurnicher. Je fais quoi quand ils pleurent comme ça ?
— J’ai vraiment envie de me moquer de toi, tu sais ? rit-il. D’un autre côté, je n’aimerais vraiment pas être à ta place. Tu veux que j’aille chercher Clothilde ?
— Non, reste, elle aussi va se moquer de moi… Je suis leur père, je dois quand même être capable de les calmer un peu, non ?
Je tente ma chance en les rapprochant l’un de l’autre, ce qui leur permet de se toucher et j’ai l’impression que cela les apaise un peu, et encore plus lorsque je passe mes grandes mains dans leur dos si minuscule.
— Tu vois, ça va déjà mieux, dis-je fièrement. Ces deux enfants se soutiennent déjà et ils vont le faire toute leur vie, tu verras.
— Tu es plutôt doué… Je viendrai te demander conseil au besoin, mais je t’interdis de le répéter à qui que ce soit. Tu penses vraiment que ta femme se moquerait ? C’est plus le genre de Iona. L’autre soir, Gustaf chouinait et j’ai essayé de le calmer en chantant… Ça l’a bien fait rire.
— Tu as vu comment tu chantes aussi ? J’aurais adoré t’entendre ! Mais n’essaie pas, là, tout de suite, ils ont l’air de se rendormir.
— Je fais ce que je peux… Je te signale que la femme et l’enfant n’étaient pas vraiment au programme, soupire-t-il en jetant un regard attendri à Gustaf qui dort dans ses bras.
C’est le moment que choisit Nuage pour s’approcher de nous. Il commence à renifler les pieds des deux petits et j’avoue que je suis un peu tendu de le voir faire. J’ai confiance en lui, mais il reste un loup et, si l’envie lui prenait, il pourrait ne faire qu’une bouchée de mes deux enfants.
— Tu ne regrettes pas ? demandé-je pour essayer de détourner mon attention de ce qu’il se passe sur mon ventre.
— Maman ne m’a pas laissé le choix, de toute façon. Mais… Iona est une jolie femme et j’aime bien qu’elle me tienne tête. Les réconciliations sur l’oreiller sont intéressantes en plus !
Je vois dans sa phrase une ouverture pour aborder le sujet dont je souhaite parler avec lui depuis un moment. Je n’aime pas gâcher ce moment de bonne entente, mais en même temps, je ne peux garder le silence sur ce que ma révéler “notre” mère.
— Ta mère était comme ça, en effet. Quand elle avait une idée en tête, rien ne pouvait l’arrêter. Et j’ai l’impression que nous en avons tous fait les frais.
— Tu as quand même eu ce que tu voulais, au final. La Normande, ton mariage… Maman t’a laissé une grande marge de manœuvre. Tu es fâché contre elle ?
Mince, il n’a pas noté mon utilisation du pronom “Ta”... Il va falloir que je sois plus précis dans mes propos.
— Si elle m’a laissé tout ça, c’est sûrement parce que je ne suis pas son fils préféré. Et… peut-être aussi que c’est parce que je ne suis pas son fils du tout, en réalité. C’est ce qu’elle m’a dit avant de mourir, en tout cas.
— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? Maman devait délirer, c’est quoi cette histoire ?
Je lui fais signe de parler moins fort pour ne pas réveiller les petits mais cela n’a pas l’air de beaucoup le calmer. Je lui réponds donc en baissant au maximum la voix.
— Elle m’a avoué qu’elle n’était pas ma mère, mais que c’était Marguerite. Papa est bien mon père, mais il a fait un bébé à ma vraie mère et ils ont préféré le cacher.
J’ai l’impression de m’embrouiller dans mes explications mais je crois qu’il a compris l’idée que j’essaie d’exprimer malgré l’émotion que je ressens et la peur qu’il prenne ça vraiment mal.
— Vraiment ? Mais… Non, j’y crois pas, c’est impossible. Papa aurait fait ça ? Et… Maman a laissé faire ?
— Tyra y a gagné un fils et pas de scandale. Tu trouves ça si impossible, la connaissant ? Et puis, ça explique pourquoi nous sommes si différents, tu ne crois pas ?
— Sans aucun doute… Ça explique beaucoup de choses, en vérité. C’est fou qu’ils nous aient menti durant tout ce temps.
Je suis surpris de le voir rester aussi calme. Est-ce que c’est parce que les enfants sont là ?
— Tu comprends tout ce que cela veut dire ? Je ne suis pas ton frère. Enfin, pas totalement…
— Gustaf n’est pas mon fils et il est pourtant dans mes bras, Einar. Je sais qu’entre toi et moi, c’est parfois compliqué, mais tu restes mon frère. Nous avons en partie le même sang après tout. Est-ce que ça change quelque chose pour toi ?
— J’ai l’impression que cela change tout… mais pas entre nous, non. Tu as toujours la même tête et j’ai toujours la même envie à la fois de te frapper et de te protéger, ris-je. Comme un grand frère. Par contre, tu te rends compte que ça fait de moi autant un Normand qu’un Viking ?
— Eh bien… Possible que ton sang normand soit la raison pour laquelle tu m’as volé Clothilde, qui sait ?
— Ou bien, c’était juste écrit que pour moi, les Normands n’étaient pas que des ennemis qu’il fallait piller mais que je pouvais, que je devais même les aimer plus que tout. Enfin, surtout une, rigolé-je alors qu’il se rapproche un peu plus de moi. Tu m’en veux toujours ?
— Mon ego t’en veut, moi je m’en fous. Si tu es heureux, c’est tout ce qui compte, mon frère, me lance-t-il en passant son bras autour de mes épaules.
Avec Nuage qui pose à nouveau son museau sur mes genoux, nous devons former un sacré tableau et je comprends le sourire qui naît sur les lèvres de nos dames quand elles reviennent avec Marguerite. Deux gros costauds qui se font un câlin en compagnie de ces trois petits anges qui dorment et d’un loup à leurs pieds, c’est sans doute une image aussi loufoque qu’attendrissante.
— Mais qu’ils sont mignons, ces Vikings, s’amuse Marguerite en s’approchant.
— Mignons ? Il va falloir arrêter avec ces qualificatifs. Je vous rappelle que vous avez en face de vous le Jarl et son frère, ce valeureux guerrier que tous ses ennemis craignent, grondé-je même si je ne suis pas réellement fâché.
— Et alors ? sourit Clothilde en s’asseyant à côté de moi. Que tout le monde vous craigne en dehors de cette maison, ici c’est différent. Le Jarl est un frère, un mari, un père, pas simplement un guerrier.
— Il serait préférable que les enfants ne craignent pas trop les hommes, sinon vous aurez du mal à les endormir, sourit Marguerite. Donc, mignons, c’est le terme adéquat.
— Regardez, ils dorment tous les trois ! affirmé-je fièrement. Même avec nos grosses voix, on est les meilleurs.
Iona imite ma Normande et sa cale contre mon frère, ce qui fait que nous sommes maintenant tous enlacés, devant Marguerite qui nous observe, attendrie.
— Voilà une bien jolie famille, sourit-elle en me faisant un clin d'œil.
— Il ne manque que toi, tu viens ?
— Je… hésite-t-elle avant de venir s’asseoir près de Clothilde. Merci, Einar.
L’expérience que nous vivons tous ensemble, en silence, est quasi mystique, comme si les Dieux après toutes les épreuves qu’ils nous ont envoyées souhaitaient se rattraper un peu. Et je me réjouis que tous ces événements nous aient rapprochés plutôt que de nous mener à l’affrontement, la colère ou les lamentations. C’est fou ce que ça fait du bien de se retrouver ainsi, en famille.
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