93. Elle voulait revoir sa Normandie
Clothilde
Je dépose délicatement Liina près de son frère au centre du lit, priant pour qu’elle ne se réveille pas à nouveau, et me rhabille convenablement. J’avais oublié à quel point les nouveaux-nés se réveillaient fréquemment pour se nourrir et, après cette première nuit en leur compagnie, Einar et moi sommes déjà sur les rotules. Mon Viking est à moitié assoupi de l’autre côté du lit, il lutte contre le sommeil, plein de bonne volonté. S’il ne peut nourrir les bébés, il s’est mis en tête de rester éveillé lorsque je le fais afin de me tenir compagnie. Honnêtement, je crois que je pourrais moi-même m’endormir pendant qu’ils tètent, cela me ferait gagner quelques précieuses minutes d’un sommeil qui va assurément manquer.
Einar ouvre un œil, regarde les jumeaux et remonte un peu son bras, posé au niveau de leurs pieds, pour poser sa main sur la petite jambe de notre fille. Je sais qu’il lutte contre son envie de dormir loin d’eux pour ne pas risquer de leur faire du mal dans son sommeil. Il faut dire que c’est un beau spécimen et que s’il ne faisait pas attention, il pourrait sans doute moi-même m’écraser. Cependant, comme nous ne sommes pas chez nous, le berceau des enfants n’est pas là et nous devons nous contenter de ce seul lit pour nous quatre. Dire qu’il voulait dormir à même le sol…
Je me lève en retenant grimace et gémissement et contourne le lit pour remonter la couverture sur lui. J’avais aussi oublié combien ma mère peinait à se déplacer dans les premières heures suivant la naissance de mes frères et ma sœur. J’ai l’impression que mon corps a été piétiné par un troupeau de vaches et je ne doute pas qu’il va me falloir du temps pour me sentir mieux, mais il me suffit de regarder ces deux petits anges pour me dire que ça en vaut la peine.
Je suis mère… J’ai encore du mal à y croire. C’est presque aussi difficile à réaliser que lorsqu’Einar et moi nous sommes mariés, d’ailleurs. Mais ils sont bien là et mon Viking aussi, encore plus beau malgré la fatigue. C’est à la fois magnifique et perturbant, comme si ma vie d’avant n’existait plus…
Je dépose un baiser sur la joue de mon époux qui ne bouge pas d’un pouce et sors de la chambre pour manger un morceau. Marguerite est installée à table et je suis surprise d’y voir également Bjorn. Un coup d'œil en direction de la petite fenêtre de la porte me permet de constater que le jour est déjà bien levé. Les jumeaux sont à peine arrivés que nous sommes déjà totalement perturbés, ça promet.
— Bonjour à tous les deux, chuchoté-je. Vous êtes bien silencieux, je ne vous ai pas entendus… Remarquez, vous avez peut-être été couverts par les pleurs des petits ou les ronflements d’Einar.
— Tu t’en sors ? me demande Marguerite, toujours attentive à mes besoins.
— Le rythme est difficile à trouver, mais on va y arriver… Espérons qu’ils ne mangent pas tous les deux autant que leur père, sinon je ne tiendrai pas le choc, ris-je doucement en m’asseyant.
— Ah, mais il va falloir que tu t’endurcisses ! Ils risquent de devenir aussi grands que leur père, ma pauvre ! Dans la famille, on ne fait pas des petites natures, s’amuse à remarquer Bjorn.
— Sauf que vous ne les faites pas par deux normalement, il me semble… J’aimerais bien t’y voir, toi, souris-je.
— Non, mais il semblerait que les hommes de la famille aiment bien les Normandes, soupire-t-il en regardant Marguerite. Tu sais, j’ai entendu ta discussion avec mon frère.
— Quand ? A quel propos ? Parce que je ne suis pas sûre que nous ayons eu une conversation cohérente ces dernières heures, avec un seul œil ouvert et des bébés bruyants, c’est compliqué…
— Quand tu lui as proposé de retourner en Normandie. Je comprends que tu ne veuilles pas rester ici, tu sais ?
— Oh, cette conversation là, soupiré-je, mal à l’aise. Je… Disons que je ne serais pas contre rentrer chez moi, en effet, mais c’est plus compliqué que simplement le vouloir… S’il n’y avait que moi, ce serait différent.
— Je sais qu’il n’y a pas que toi, mais sache que si c’est la décision que vous prendrez, je ne m’y opposerai pas. Je veux que vous soyez heureux. Même si c’est loin de nous.
J’observe Bjorn en buvant quelques gorgées de lait. Qu’est-il advenu de lui ? Où est passé l’homme sans cœur que j’ai rencontré sur mes terres ? J’en viens à me demander s’il ne plaisante pas à cet instant. J’attends qu’il ajoute quelque chose, qu’il me dise qu’en fait, je peux rêver, que jamais nous ne retournerons là-bas, mais il ne dit rien. A la place, c’est Einar, que je n’ai pas entendu arriver, qui s’assied à ses côtés, face à moi, et prend la parole.
— Ne lui fais pas de faux espoirs, Bjorn. Il n’y a aucune chance pour qu’on retourne en Normandie. Encore moins avec les deux petits… C’est cruel, même, de lui faire penser que c’est possible.
Je croise son regard et le soutiens quelques secondes avant de le détourner. Se rend-il compte à quel point c’est lui qui est cruel, à cet instant ? L’espoir permet de tenir le coup, de se lever chaque matin. Bien sûr, je ne me suis jamais fait d’illusions quant à un possible retour chez moi, sauf depuis que j’ai appris pour Marguerite. J’avoue que savoir qu’elle est la mère d’Einar, qu’elle est restée pour lui, m’a laissée imaginer que s’il voulait partir, elle le suivrait, ou qu’il pourrait réfléchir à la ramener chez elle.
— C’est toi qui juges que c’est impossible, lui répond Bjorn alors que je me lève pour aller vérifier que les petits sont bien installés et en sécurité.
Je reste à proximité pour ne pas manquer leur échange, mais leur tourne le dos pour me reprendre. J’ai encore envie de pleurer, c’est terrible ! Sauf qu’il ne s’agirait pas de larmes de joie, cette fois…
— Ce n’est pas parce que j’ai du sang normand que je ne suis plus un Viking, tu sais ? Ici, c’est chez moi et je veux que mes enfants le deviennent aussi. Ce serait étrange qu’ils ne le soient pas, je trouve.
— Parce qu’enlever des Normandes pour leur faire des enfants et les obliger à rester ici, ce n’est pas étrange, peut-être ? marmonné-je, incapable de me taire.
— Tu regrettes avoir eu nos enfants ? me demande-t-il, surpris, incapable de comprendre ce qu’il se passe dans ma tête.
— Je ne regrette pas nos enfants. Je regrette que tu renies ta part normande et que nos enfants ne soient que des Vikings, pour toi, en revanche. Pourquoi devraient-ils grandir ici plus que chez moi ? Parce que tu l’as décidé ? Magnifique… Allez, Clothilde, nourris-les, élève-les et tais-toi.
— Ce n’est pas chez toi ici ? Je croyais qu’on avait fait de notre maison notre chez-nous, grommelle-t-il, visiblement blessé par mes propos.
— Ça l'est, mais je ne suis pas Viking, Einar. Hormis Iona et Marguerite, personne ne me parle, ici. Tout le monde me regarde étrangement au marché, comme si avoir pu t’épouser signifiait que je suis une sorcière qui t’a ensorcelé, comme si c’était anormal. Et mes racines ne sont pas ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas avoir compris combien ma famille compte pour moi. Bien sûr, tout ce que je souhaite, c’est être auprès de toi et de nos enfants, mais… là-bas aussi, il y a ma famille.
— Et qu’est-ce qu’on peut y faire ? Tu as vu comme nos enfants sont fragiles ? On ne peut rien envisager pour le moment, Chérie. Nous sommes ici et peut-être qu’avec le temps, tu te sentiras comme chez toi ? Regarde Marguerite, c’est le cas pour elle, je suis sûr.
— Tu es sérieux ? C’est tout ce que tu trouves à répondre ? Peut-être qu’avec le temps, je me sentirai comme chez moi ? m’agacé-je. Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? Comme si je pouvais oublier mes frères, ma sœur, comme si… Tu crois que c’est facile, peut-être ? Est-ce que tu te rends compte de ce qu’on peut vivre en étant arrachés à nos vies ? A nos familles ? A devoir vivre sur un territoire où la plupart des gens nous sont soit hostiles, soit totalement indifférents ? Apprendre une nouvelle langue, de nouvelles traditions au point de ne plus savoir qui on est ?
— Ne t’emporte pas, Clothilde, intervient Marguerite en posant une main sur mon bras. Moi, je te comprends, mais je ne pense pas que vous devriez vous énerver comme ça. Il s’est passé trop de choses ces derniers jours pour que vous puissiez réfléchir de manière correcte. Et vous ne dormez pas assez, vous êtes à fleur de peau. L’important, c’est que vous vous aimiez, non ?
J’aimerais que ça suffise, mais je viens de mettre au monde deux magnifiques bébés qui font de mon père un grand-père, de mes frères des oncles et de ma soeur une tante. Sauf qu’ils ne les verront jamais, ils ne le sauront même jamais, et même si je suis entourée ici, je me sens plus seule que jamais.
— Bien sûr. De toute façon, que peut-on attendre de la part de Vikings qui capturent des innocentes pour en faire des esclaves… murmuré-je avant de me lever avec un sourire contrit. Pardon, tu as raison, je suis à fleur de peau, je… je vais aller dormir un peu avant que les enfants se réveillent pour manger à nouveau.
— Ne t’inquiète pas, Clothilde, ajoute-t-elle en se levant à son tour avant de me prendre dans ses bras. Il faut d’abord qu’on dise adieu à Tyra… Tu verras qu’une fois le deuil passé, le ciel s’éclaircira. Mon fils a été bien élevé, tu sais ? J’y ai veillé et il se rendra vite compte de ce qu’il dit.
— Margu… Maman, la reprend-il en utilisant ce mot pour la première fois, je pense. Je sais ce que je dis, tu sais ? Mais tu as raison, je ne réfléchis pas bien, là… Je… Excuse-moi, Clothilde, mais ma mère a raison, ce n’est pas le meilleur moment pour parler d’avenir. Il faut que j’aide Bjorn à organiser la cérémonie pour l’adieu à celle qui est aussi ma mère…
— En tant qu’épouse de l’ancien Jarl et mère de l’actuel, il faut que ses funérailles soient grandioses, murmure Bjorn. Et si tu m’aides, Einar, on peut lui faire un adieu digne de ce nom et l’aider à accéder au Valhalla.
Si tant est qu’elle mérite le Valhalla… Je ne lui souhaite que du bien, mais elle a quand même volé son enfant à Marguerite et lui a menti toute sa vie… A croire que les deux frères l’ont oublié.
— Je serai là, mon frère…
Je dépose un baiser sur la joue d’Einar pour lui montrer mon soutien, malgré tout, et retourne auprès des jumeaux qui dorment Dieu merci à poings fermés. Suis-je une mère horrible de vouloir leur faire vivre ce voyage qui peut être dangereux ? Est-ce égoïste de ma part de les imaginer grandir dans la ferme qui nous a vus naître, ma fratrie et moi ? Auprès de leurs oncles, de leur tante ? Ces images se sont gravées dans mes pensées et je n’arrive pas à les reléguer dans un recoin de mon esprit. Parce que je sais que c’est là-bas que je serai pleinement heureuse, auprès des miens, avec mon Viking pas si Viking que ça et nos enfants.
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