94. Le deuil incendié

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Einar

Les villageois se sont tous rassemblés au centre du village. Tout est silencieux à part le bourdonnement lugubre des lurs dans lesquels soufflent les représentants du conseil du village. Clothilde est à mes côtés pour l’instant et je crois que ça la rassure. Il a fallu que je lui explique ce qu’étaient ces lurs parce qu’elle n’avait jamais vu ces longues cornes en bois que nous utilisons d’habitude pour faire peur à nos ennemis pendant les guerres ou les raids. Il est vrai que pour nous, cet instrument n’est que rarement utilisé pour nous battre, mais toujours pour faire honneur aux guerriers qui sont partis. Et Bjorn a voulu offrir à notre mère un adieu digne des plus grands combattants. J’ai essayé de l’en dissuader, de lui dire de faire une cérémonie traditionnelle, mais il m’a simplement reproché de ne pas honorer la mémoire de celle qui m’avait élevé, même si elle n’était pas vraiment ma mère. Suite à cette petite incartade, j’ai décidé de me plier à ses différentes demandes.

Je berce doucement Liina dans mes bras alors que Clothilde s’occupe de son frère. Nous sommes tous debout et attendons le signal de Bjorn qui, en tant que Jarl, est le maître de cette cérémonie. Je me penche vers Clothilde pour lui expliquer ce qu’il va se passer ensuite afin qu’elle ne soit pas surprise.

— Dès que Bjorn me fait signe, il faudra que je te rende Liina, chuchoté-je. Je vais devoir l’aider à porter le corps à l’intérieur du bateau que tu vois là-bas. C’est celui que nous avons préparé toute la journée d’hier.

En effet, j’ai passé des heures avec mon frère et les autres villageois pour transporter ce bateau qui reste grandiose même s’il n’est plus en état de flotter depuis la plage où il était resté jusqu’à la place du village. Heureusement que nous avons la technique avec ces rondins de bois déposés à même le sol pour nous faire comme une rampe afin de ne pas nous retrouver bloqués. Ce bateau, c’est tout un symbole, il a appartenu à mon père et, même s’il n’était plus utilisé, tout le monde se souvient des conquêtes dans lesquelles il a été impliqué. Nous l’avons aussi rempli de toutes nos offrandes aux Dieux et Bjorn n’y est pas allé de main morte.

— Vous ne pouviez pas simplement le remplir de fleurs, sérieusement ? chuchote-t-elle. La nourriture est un bien précieux et… tout ce gaspillage est dérangeant, je trouve.

— Chut… Tu sais bien que rien n’est trop précieux pour Bjorn afin de célébrer notre mère. J’ai essayé de lui dire d’être raisonnable, mais il n’a rien voulu entendre. Et dans ma situation, je n’ose pas trop m’opposer à lui. C’est lui le Jarl et… c’est plus sa mère que la mienne, désormais.

— C’est juste terrifiant de voir le pouvoir que vous lui laissez… Quant à cette nourriture, il le regrettera quand les gens se soulèveront contre lui parce qu’ils ont faim. Je comprends qu’il faille rendre hommage à Tyra, mais tout ça… Je ne suis même pas sûre qu’elle approuverait.

Je sais qu’elle a raison mais vraiment, j’ai essayé. Bjorn est juste resté inflexible. Le regard noir, il n’a même pas daigné répondre à mes demandes. C’est un peu comme si le fait de ne plus être que son demi-frère était en train de couper les liens que nous avions renoués. J’ai le sentiment qu’il est en train de prendre ses distances avec moi alors que j’ai toujours tout fait pour lui. J’avoue que cela me fait un peu mal mais je comprends que la douleur du départ de notre mère l’affecte particulièrement.

Lorsqu’il me fait signe, je m’avance à ses côtés et nous pénétrons dans la demeure où nous avons tous les deux grandi. J’ai beau savoir que c’est une maison fondée sur le mensonge, elle n’en reste pas moins la mienne et cela me touche de pénétrer dans l’espace réservé à celle que je croyais être ma mère. Marguerite l’a revêtue d’une belle robe blanche et elle semble dormir, apaisée comme elle ne l’a jamais été de son vivant. Bjorn se positionne près de sa tête et moi, près de ses jambes et nous soulevons ensemble les deux longs manches qui nous servent à soulever la couche sur laquelle repose celle qui dans ma tête est toujours Maman.

Nous ressortons dans un silence à peine perturbé par les pleurs d’Ivar vite calmé par sa mère qui lui donne le sein. Les lurs se sont tus et tout le monde nous observe amener la dépouille au sein du bâteau. L’opération est périlleuse car nous avons surélevé l’embarcation afin de préparer le bûcher que nous allons embraser mais nous y parvenons et déposons le corps au centre du bâteau. C’est le moment où la cérémonie destinée à envoyer Tyra au Valhalla commence, mais un regard de mon frère me fait comprendre que je n’ai pas ma place sur ce navire. Je paie mes respects et me résous à descendre pour aller rejoindre Clothilde, étonnée de me voir revenir si vite.

— Il ne veut pas que je sois à ses côtés, je pense, murmuré-je en reprenant Liina dans mes bras pour la soulager.

— Peu importe où tu te trouves, tu es ici, c’est l’essentiel, soupire-t-elle en passant son bras libre sous le mien. Tu as toi aussi le droit de lui dire au revoir.

— Oui, mais suite à sa révélation, je suis relégué au simple rang de spectateur. Peut-être qu’elle aurait mieux fait de ne rien dire.

Sur le bateau, nous voyons Bjorn lever les bras en l’air et s’adresser aux Dieux. Sa voix porte malgré la distance et nous comprenons qu’il confie l’esprit de notre mère aux Dieux. Il souhaite un bon voyage à Tyra et rappelle qu’elle a toujours été fière et digne. Sauf quand elle m’a menti, c’est-à-dire durant toute ma vie, me dis-je, les larmes aux yeux.

— Tu sais, je crois qu’avec ou sans cette révélation, Bjorn aurait fait pareil… Il a besoin de gérer ça, d’avoir ce dernier tête-à-tête avec elle, et c’est égoïste, mais il est guidé par ses émotions et sa tristesse.

— Tu as sûrement raison, mon Amour. Merci d’être là, cela me fait du bien.

— Je suis là pour ça, Chéri, souffle-t-elle en posant sa joue contre mon épaule.

Je m’arrange pour caler Liina contre mon bras droit et passe l’autre autour de la taille de mon épouse qui sait se montrer si attentionnée à mon égard. Marguerite est de l’autre côté et nous regarde avec tendresse tandis que Bjorn continue ses incantations. Sur un signe de sa part, les lurs reprennent leur chant lugubre avant d’être rejoints par les flûtes qui apportent une touche aérienne censée aider au transport de l’esprit de la défunte. L’émotion est palpable dans toute l’assemblée et personne ne bouge alors que mon frère redescend enfin du bâteau.

A ma grande surprise, il se dirige vers moi et me fait signe de le suivre. Devant mon incompréhension, il précise sa volonté.

— Accompagne-moi. Il faut que nous allumions le bûcher…

Je suis étonné de sa proposition mais ne me fais pas prier. Une nouvelle fois, je m’apprête à déposer Liina dans les bras de sa mère mais Marguerite s’approche et c’est à elle que je confie ma fille, avant de suivre Bjorn jusqu’au bûcher. Nous prenons chacun une torche et nous observons les deux jeunes qui aspergent tout le bois d’huile animale. Iona lance le chant d’adieu aux défunts et nous écoutons tous sa belle voix claire s’élever dans l’air pur de cette belle journée de printemps. Elle est bientôt rejointe par tous les villageois qui communient ainsi leur respect à la fois pour Tyra mais aussi et surtout pour son fils, notre Jarl actuel.

Une fois le silence revenu, Bjorn prend à nouveau la parole pour réciter un poème traditionnel.

La mort n’est qu’un départ vers d’autres horizons

C’est un passage qui éloigne les défunts de cette prison

Qu’est la vie loin des Dieux

Que le Valhalla soit sous terre ou dans les cieux

Tyra Skara, nous te souhaitons bonne route

Même si tu nous manqueras sans aucun doute

Lorsqu’il prononce le dernier mot, c’est le signe pour nous de tendre nos torches et de mettre le feu au bâteau. Les premières flammes sont timides mais nous continuons à embraser différents endroits et bientôt, le brasier s’étend. Nous nous reculons alors qu’il continue à prendre de l’ampleur et rejoignons les villageois qui entourent ce qui est en train de devenir le tombeau de ma mère adoptive. Le silence n’est perturbé que par le craquement du bois qui se consume et les bruits des planches qui s’effondrent sous l’effet des flammes. C’est un instant vraiment hors du temps de voir ce bâteau partir en fumée et emporter sur chaque volute une partie de l’esprit de Tyra, cette fière Viking qui nous a tous tant appris. Je sens plus que je ne vois Clothilde approcher et se serrer à nouveau contre moi. Elle aussi semble émue par cette cérémonie même si elle ne portait pas ma mère dans son cœur. Dans ce moment difficile et éprouvant, je suis heureux de pouvoir compter sur son soutien. J’en ai tellement besoin.

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