95. Des soucis à l’horizon

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Clothilde

J’observe Einar manger d’une main alors qu’il berce Ivar de son bras libre. Liina tète mon sein avec application et le pétrit de sa petite main en faisant des bruits de succion vraiment adorables. Chaque fois que je pose les yeux sur ces petites merveilles, j’oscille entre une joie indescriptible et un besoin viscéral de les mettre sous cloche pour les protéger de tout ce qui pourrait les mettre en danger.

Sans parler de mon Viking… Depuis que nous sommes rentrés à la maison il y a de ça trois jours, il est aux petits soins pour les jumeaux. S’il est encore maladroit et apeuré à l’idée de les blesser rien qu’en les touchant, il y met du sien et les a même baignés avec moi ce matin. Et là aussi, regarder faire mon homme m’emplit d’amour et me comble de bonheur. Si seulement cet homme n’était pas aussi borné.

Je crois qu’Ivar s’est endormi, il le garde malgré tout contre lui même s’il a du mal à manger d’une seule main. Pourtant, la nuit a été compliquée. Le problème quand il y a deux nouveaux-nés, c’est que si l’un se met à pleurer, il entraîne l’autre. Aussi, quand notre fils s’est réveillé, affamé, Liina n’a pas tardé à suivre. Et l’inverse a été valable deux heures plus tard, quand notre fille a sali son lange.

Résultat, lui et moi sommes épuisés alors que nous ne sommes qu’au milieu de la journée.

— Tu devrais coucher Ivar, chuchoté-je en quittant mon fauteuil pour m’asseoir en face de lui. Au moins tu pourrais manger correctement.

Malgré Liina, toujours en train de téter, je me sers à manger à mon tour histoire de partager le repas avec lui.

— Si je fais ça, il va se réveiller, me répond-il en continuant comme si de rien n’était.

— C’est la vraie raison ou tu n’arrives pas à le lâcher ?

— Il est beau, mon fils, non ? Tu as vu comme il a l’air serein quand il dort ? rétorque-t-il, tout fier.

— Oui, beaucoup plus serein que nous qui ne dormons plus, c’est sûr, ris-je doucement tandis qu’il lorgne sur notre fille ou sur ma poitrine, qui sait.

— Tu veux que je te ramène quelque chose ? Dis-moi, n’hésite pas à me solliciter, hein ?

Je lève les yeux dans sa direction et observe son regard bourré de bienveillance. Je sais qu’il veut bien faire et est prêt à donner du sien pour gérer les petits, mais ses propos d’il y a quelques jours ne quittent pas mon esprit. Savoir qu’il n’envisage pas de repartir en Normandie, qu’il n’entende même pas ce que je peux lui dire, me touche et me blesse.

— Je sais, tu t’en sors d’ailleurs très bien. Je n’ai besoin de rien pour le moment, si ce n’est cinq ou six heures de sommeil d’affilée.

— Ah ça, je vais avoir du mal à te l’offrir… Tu veux que je m’occupe du repas, ce soir ?

— Non, non… Tu dois déjà gérer les animaux, ça va aller, je t’assure. Il faut juste que je trouve le rythme, et toi aussi, si tu t’épuises, tu ne nous seras plus d’aucune utilité.

— Tu as vu comme je suis fort ? rit-il en montrant ses muscles. Rien ne m’arrête ! Enfin, ces deux petits sont quand même doués pour nous fatiguer !

Ivar bouge contre lui et Einar s’immobilise, le bras en l’air. Il le descend tout doucement, comme si le moindre geste risquait de créer un ouragan nommé Ivar. Je pouffe en redressant Liina sur mon épaule avant de soupirer.

— Tu crois qu’on va survivre ?

— Bien sûr qu’on va survivre. Je ne connais personne d’aussi fort que tu l’es, Chérie. Tu es juste incroyable.

— Chercherais-tu à me flatter ?

— Non, je crois que de nous deux, c’est vraiment toi la plus forte. Je ne sais pas si j’aurais pu supporter tout ce que tu as vécu. Et donner naissance à des jumeaux, c’est aussi un exploit !

— Les femmes mettent au monde des enfants depuis la nuit des temps, cela n’a rien d’exceptionnel. Quant au reste… je n’ai pas trop eu le choix, chaque épreuve m’a été imposée et nous avons tous notre lot.

— Pour moi, il n’y a pas plus exceptionnel que toi.

Je me retiens de lever les yeux au ciel. Je le pense sincère, mais je sais aussi et surtout qu’il a conscience que notre conversation au sujet de la Normandie n’est toujours pas digérée de mon côté. C’est sans doute pour ça qu’hier soir, alors que je me plaignais de mon dos, j’ai eu droit à l’un de ses massages délicieux, de ceux qu’il me réservait lorsque j’étais enceinte. Ou alors, je vois le mal partout et c’est juste lui qui prend soin de moi comme il le fait la plupart du temps.

— Même les femmes les plus fortes ont leurs moments de faiblesse. Personne n’est irréprochable et tout le monde flanche un jour ou l’autre…

— Et si ça arrive, je serai là, tu sais ?

Mon moral n’est pas au meilleur ces derniers jours, mais je joue le jeu comme je peux. Entre la fatigue due à notre quotidien bousculé par les jumeaux, mon corps qui se remet doucement de leur mise au monde et cette discussion qui me tourne encore en tête, je peine à être aussi enjouée que je le devrais. Je ne lui en parlerai pourtant pas, après tout, il est en partie la cause de ma tourmente, et il fait des efforts à la maison en étant très présent pour s’occuper des petits. Et puis, il a perdu Tyra il y a peu, lui aussi a des choses à gérer de son côté. En attendant, je lui en veux autant que j’aimerais le remercier, ce qui est plutôt étrange comme sentiment.

— Je sais, Einar… J’ai bien compris que tu me soutiendrais tant qu’il ne s’agit pas de partir.

— C’est chez moi, ici… Je… Et les bébés sont si petits, si fragiles…

J’acquiesce sans lui répondre et me lève pour bercer Liina maintenant qu’elle est rassasiée. Je déambule dans la pièce en chantonnant, comme je le faisais avec mes frères, et croise parfois le regard d’Einar qui nous observe.

“C’est chez moi, ici”. Bien sûr, je le comprends. Quitter son chez-soi n’est pas chose aisée… Je l’ai vécu après tout, et je n’ai même pas eu le choix. Je pensais l’avoir accepté, considérer cet endroit comme ma maison aujourd’hui, sauf que depuis la naissance des jumeaux, je ne peux me défaire de ce vide au creux de ma poitrine, de ce manque de ma famille et du sentiment que cet endroit ne sera jamais notre chez-nous. Je ne veux pas qu’Ivar devienne un guerrier, qu’il aille piller d’autres villages, qu’il ait à se battre pour protéger les siens. Je ne veux pas qu’ils subissent le genre de regards que je subis, simplement parce qu’ils ne sont pas tout à fait des Vikings, que leur mère est une ancienne esclave qui vient d’ailleurs. Je ne suis pas sûre d’être aussi forte que ça, parce que le sacrifice qu’a fait Marguerite en restant ici pour demeurer auprès de son fils me semble insurmontable pour moi. Mais encore une fois, je me garde bien de le dire à Einar. A quoi bon ? Il a été catégorique, nous ne ferons pas le voyage jusqu’à la Normandie.

Quelques coups frappés à la porte nous surprennent tous les deux et je prie pour que les petits ne se réveillent pas. L’instinct d’Einar prend le dessus, il est déjà debout et approche pour déposer aussi délicatement que possible Ivar dans mes bras. Le petit gigote mais ne se réveille pas, et je profite que mon Viking récupère son épée pour aller les déposer tous les deux dans leur berceau. Chacun cherche le contact de l’autre alors que je les couvre et je fonds une nouvelle fois quand leurs mains s’agrippent. Ils me rappellent tellement Nevel et Alaric que c’en est douloureux.

Je souffle un bon coup, dépose un baiser sur leur front et sors de la chambre en entendant la voix de Bjorn, déjà installé à table. Einar lui sert de la bière quand je m’assieds à mon tour pour finir mon assiette.

— Comment va Iona ? demandé-je après avoir salué le Jarl d’un signe de tête.

— Oh, elle va bien. Je crois qu’elle ne regrette pas m’avoir épousé, se gausse-t-il en ponctuant sa phrase d’un rire gras.

— C’est plutôt comique de te voir ramper devant une femme quand on voit comme tu sautais sur tout ce qui bouge, me moqué-je alors qu’Einar s’assied à côté de moi.

— Qu’est-ce qui te fait dire que je ressemble à mon frère ? C’est elle qui est à mes pieds !

— Je t’ai vu. Je ne suis pas aveugle, souris-je. Bien sûr, tu n’es pas devenu un saint, j’ai bien vu comme tu baves sur mon décolleté, mais j’ai surtout eu l’occasion de voir que tu cherches toujours son regard à elle, que tu la surveilles comme du lait sur le feu. Bjorn amoureux, qui l’aurait cru ?

— Moi, j’ai toujours su qu’il y avait un cœur sous l’armure, Chérie.

— Et puis, je peux vous dire que je suis peut-être amoureux d’elle, mais pas de ses proches. Ils sont venus me voir, ce matin… Ils ont dû marcher toute la nuit, ce sont des fous, je crois.

— Ses proches ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? m’étonné-je, sachant que Iona ne parle jamais de sa vie d’avant.

— Ils se plaignent des mauvaises récoltes et du fait que ça fait un moment qu’on ne leur a rien fait parvenir. Mais si j’envoie à manger là-bas, c’est nous qui allons manquer.

— On ne peut pas les laisser mourir de faim, Bjorn, grogne Einar. Ce serait inhumain.

Einar a raison, mais on ne peut pas mourir de faim non plus… Je n’aimerais assurément pas être à la place de Bjorn.

— Donc on les privilégie au détriment des nôtres ? demande-t-il, la mâchoire serrée.

— Il faut trouver des solutions sinon, c’est la guerre qui va recommencer. On doit pouvoir partager, non ?

— Nos réserves ne sont pas infinies…

Je repense au bateau bourré de nourriture pour les funérailles de Tyra mais me garde de tout commentaire. Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque, surtout que je me découvre plus égoïste que je ne l’ai jamais été. Si une partie de moi est d’accord avec Einar, l’autre pense aux deux petits êtres endormis dans la pièce à côté. Dans quelques mois, je ne pourrai plus les nourrir et jusque-là, j’ai besoin de bien manger pour leur fournir assez de lait. Si nous nous restreignons, ils en pâtiront…

— Je n’ai pas envie d’entrer en conflit avec eux, poursuit Bjorn, mais on ne peut pas leur donner ce qu’ils veulent. Nous sommes un gros village, nos propres récoltes ne suffisent pas si nous ne faisons pas de raids. Comment pourrait-on envisager d’en donner dans ces conditions ?

— Espérons que les récoltes qui arrivent soient bonnes alors. Sinon, je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait.

— On ne sait jamais de quoi l’avenir sera fait, soupire le Jarl avant de boire quelques gorgées de bière.

Nous restons silencieux un moment, perdus dans nos pensées. Je capte quelques regards entre les frères mais ils n’en disent pas plus et je me demande s’ils ne se retiennent pas à cause de ma présence. J’aimerais avoir la traduction de l’intégralité de cette conversation muette, mais, pour ne pas changer, des pleurs se font entendre. Je fais signe à Einar de rester avec son frère et les quitte pour aller m’occuper des enfants. Ils vont m’achever, incapables de rester endormis plusieurs heures d’affilée, mais ils sont une excellente distraction pour ne pas penser aux problèmes qui risquent de survenir étant donné que Bjorn ne semble pas décidé à plier face aux Vikings du Nord.

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