97. Une contre tous et tous contre un
Clothilde
Marguerite récupère Ivar dans mes bras pour l’endormir alors que Liina continue à téter. J’ai l’impression de passer mon temps à les nourrir, même s’ils commencent à nous laisser dormir un peu plus longtemps la nuit. Cependant, Ivar s’endort fréquemment en tétant et il est difficile de le coucher sans le réveiller. Il a passé la nuit dernière accroché à mon sein, si bien que sa sœur n’a pas tenu seule bien longtemps dans leur lit. Einar n’apprécie toujours pas de les voir entre nous deux et ce n’est pas parce qu’ils nous empêchent de nous étreindre ou de dormir, il a simplement toujours aussi peur de les blesser en bougeant dans son sommeil.
Depuis qu’elle est à la maison, Marguerite nous est d’une aide précieuse. Nous avons beau lui dire et lui répéter qu’elle ne nous doit rien, elle me décharge en préparant la plupart des repas, n’hésite pas à s’occuper des jumeaux lorsqu’elle sent que je fatigue vraiment. Einar étant parti chasser aujourd’hui, elle se charge de changer notre fils alors que je suis encore immobilisée dans le fauteuil, Liina semblant si affamée qu’elle malmène sa source de nourriture et me fait grimacer.
— Marguerite ? Tu crois que la guérisseuse aurait une pommade ou un onguent pour… Enfin, quelque chose pour apaiser un peu ma pauvre poitrine ?
— Sûrement, oui. Sinon, il faut que tu demandes à ton mari de te faire de petits massages. Même si ça n’aide pas, c’est agréable, au moins, répond-elle en souriant.
— Je crois qu’il est prêt à supplier la guérisseuse pour un remède miracle, ris-je. On peut dire qu’il ne peut pas vraiment profiter ces derniers jours. Tu m’accompagnerais au village ?
— Oui, bien sûr. Ou je peux y aller pour toi, si tu préfères. C’est comme tu veux.
— Non, non, il faut que je sorte d’ici, je vais devenir dingue à rester enfermée à la maison… Et puis, eux aussi ont besoin de voir du monde, non ?
— Eux, tant qu’ils ont à manger, ils s’en moquent, on dirait. Ce sont deux ventres avec de jolis minois.
— Est-ce qu’Einar était aussi gourmand à cet âge ?
— Oh oui… Un vrai monstre. Et tu as vu, ça a bien marché. Il a bien grandi !
Ah ça, pour avoir grandi, c’est peu de le dire !
— Est-ce que… est-ce que tu lui as donné le sein ? Comment tu as fait pour laisser la main à une autre femme ? Je veux dire… Je ne sais pas comment tu as pu faire, m’imaginer à ta place me brise le cœur.
— Eh bien, c’est à ça que ça sert, une nourrice ! Tu crois que Tyra aurait laissé un enfant toucher à ses seins ? En plus, elle n’avait pas de lait, elle, vu que c’était moi, sa mère.
— C’est tellement cruel, soufflé-je. Enfin, au moins tu as pu le voir grandir et participer à son éducation. Je ne doute pas que la plupart de ses qualités viennent de toi, d’ailleurs.
— J’ai passé autant de temps que possible avec lui, oui… Le plus dur, c’était de l’entendre appeler Maman cette autre qui me l’avait volé…
Je n’ose même pas imaginer ce qu’elle a pu ressentir pendant toutes ces années. Cruel n’est même pas un mot suffisamment fort à mon goût pour décrire ce qui s’est passé.
Nuage se lève brusquement et aboie en se postant devant la porte. Tout mon corps se crispe, comme à chaque fois. Lorsqu’il s’agit d’Einar, il s’assied à la même place et attend patiemment, en remuant la queue, mais les autres visiteurs nous sont vivement signalés de sa part, ce qui a souvent le don de réveiller les petits. Bjorn passe plus souvent à la maison depuis leur naissance, c’est une bonne nouvelle pour sa relation avec Einar mais, pour le reste, il a toujours la flair pour débarquer quand le silence a enfin pris place dans la maison.
Je décroche Liina de mon sein et la dépose dans son lit même si elle chouine, me rhabille et vais me poster devant la porte afin de regarder par l’ouverture. Mon cœur s’emballe en reconnaissant l’un des hommes qui a tenté de nous attaquer lorsque nous étions dans ce village au Nord. Ils sont plusieurs, armés, et se dirigent vers la maison.
J’attrape ma cape en vitesse, récupère l’une des épées d’Einar en sachant pertinemment que je serai incapable de m’en servir et inspire profondément.
— Marguerite… tu… tu devrais bloquer la porte une fois que je serai sortie. Occupe-toi des petits, s’il te plaît.
— Est-ce que c’est prudent ?
— Ils m’ont déjà vue, ils savent sans doute que je suis la femme d’Einar, et Einar les a laissés en vie, il leur a fait confiance… C’est sans doute plus prudent de tenter de les éloigner des enfants.
Je ne lui laisse pas le temps d’argumenter et sors de la maison, suivie de près par Nuage qui s’assied à mes côtés en montrant les crocs. Deux hommes s’avancent alors que les autres s’arrêtent, dont celui que je reconnais sans parvenir à me souvenir de son nom. Je tente de masquer l’angoisse qui monte en moi et redresse la tête, m’empêchant de détourner le regard.
— Je vous conseille de vous arrêter là où vous êtes, il est encore jeune et plein de fougue, leur lancé-je en désignant Nuage d’un signe de tête.
— On est venus voir Einar, indique l’un d’eux en faisant signe aux autres de s’arrêter. Il faut qu’on lui parle, c’est important et urgent. Et il vaudrait mieux qu’il nous réponde.
— Einar n’est pas là. Si c’était le cas, ce n’est pas moi qui sortirais de cette maison… Je ne sais pas ce que vous attendez de lui, mais je doute qu’il puisse répondre favorablement.
— Ce n’est pas prudent de laisser sa jolie épouse toute seule. Il pourrait lui arriver un malheur.
— Vous me menacez ? Je doute qu’il apprécie d’apprendre ça… Et ce n’est assurément pas le bon moyen pour obtenir ses faveurs. Dois-je vous rappeler que les derniers qui ont menacé nos vies ici sont morts ?
— Tu ne manques pas de courage, au moins, mais tu es seule. Je doute que tu puisses nous résister si on voulait vraiment te faire du mal. Où est parti ton homme ? Il faut qu’on lui parle, c’est notre seule intention aujourd’hui.
Je ne saurais dire si c’est du courage ou de la folie, en vérité, mais si j’ai conscience que mes chances sont minces, pour ne pas dire inexistantes, face à ce groupe, qu’ils n’entrent pas dans la maison est tout ce que je demande.
— Einar est parti chasser. Il… il devrait rentrer tard. Vous feriez mieux de revenir demain.
— Non, on va donner un coup de trompe, cela devrait le faire venir, je suis sûr qu’il n’est pas très loin.
— Vous allez l’affoler et il risque d’arriver ici sur les nerfs, c’est plutôt une mauvaise idée si vous souhaitez simplement discuter.
— Eh bien, on verra ça, ma Jolie. On ne va pas attendre toute la journée. Olvig, sonne de ta corne.
Le fameux Olvig n’a pas le temps de s’exécuter que mon homme entre dans mon champ de vision, sortant du côté de la maison. Il a déjà déposé ses prises puisqu’il ne porte que son épée à la main en se dirigeant vers nous. Je risque de me prendre une soufflante pour être sortie seule de la maison, mais pour le moment, son attention est focalisée sur le groupe et il prend la parole sans leur laisser le temps d’expliquer leur présence.
— Ne faites pas fuir tous les animaux du coin en sonnant cette corne. Et vous voulez discuter de quoi, alors ? Je vous préviens, même seul avec ma femme, vous ne feriez pas le poids, si vous vouliez vous battre.
Est-ce que je suis folle si ce ton menaçant et cette assurance qu’il dégage m’excitent à cet instant ? Einar respire la puissance et la férocité d’un Viking prêt à tout pour protéger les siens. Et ça pourrait être nécessaire, surtout maintenant que l’on entend les jumeaux qui se mettent à pleurer à l’intérieur. Je ne pense pas que cela arrive aux oreilles de tout le groupe en face de nous, mais les deux qui sont plus avancés, eux, jettent un œil à la bâtisse avant que le plus grand des deux ne réponde.
— Nous voulons seulement discuter. Il faut que tu parviennes à convaincre ton frère de nous aider, Einar. Nous manquons de nourriture. Plus au Nord, chasser devient compliqué, les bêtes manquent dans le coin. Beaucoup de nos vaches sont tombées malades, nous manquons de tout.
— La vie n’est pas facile ici non plus. Qu’est-ce que vous croyez ? Si nous n’avions pas ramené ce que nous avons gagné à la force de nos bras de Normandie, nous serions comme vous. Bjorn ne peut pas tout faire. Et ce n’est pas en nous menaçant que vous obtiendrez quoi que ce soit de lui.
— Tu as parlé de nous entraider quand tu as nommé un nouveau Jarl chez nous. Et nous n’avons plus rien à perdre, nous mourons de faim chez nous ! s’agace le second.
J’ai bien peur que tout ceci vire au drame. Ces hommes sont nerveux et mon Viking ne semble pas décidé à répondre favorablement à leur demande.
— Quand on veut de l’aide, on ne vient pas menacer une femme, les armes à la main. On prend son arc, ses armes pour aller chasser des proies, on se retrousse les manches et on va cultiver, on prend un drakkar et on va chercher ce qui nous manque. Vous êtes donc si peu courageux que vous ne savez plus faire tout ça ? gronde Einar, toujours aussi fier et menaçant.
— Tu n’as pas besoin de nous insulter, nous ne faisons que te demander d’échanger avec ton frère et d’essayer de le convaincre de nous venir en aide. Nous sommes un petit village avec beaucoup de femmes et d’enfants. Tu nous as promis de l’aide et à cause de ton frère, cette promesse n’est pas respectée…
Einar tourne la tête vers moi un instant mais je ne parviens pas à déchiffrer ce qu’il ressent ou s’il veut me faire passer un message. Je n’en ai d’ailleurs pas le temps car il reporte rapidement son attention vers nos interlocuteurs.
— Je vais aller lui parler à nouveau. Je pense que si nous nous entraidons tous, nous pouvons nous en sortir, mais il faut que vous arrêtiez de penser que la guerre est la seule solution à vos problèmes. Et que plus jamais je ne vous retrouve une arme à la main devant ma famille. Je comprends vos difficultés mais ma femme n’a rien à voir là-dedans. Rangez vos épées, rentrez chez vous, vous avez ma parole que je vais faire tout mon possible. Et que je tuerai celui qui osera encore s’approcher de ma maison. C’est clair ?
— Nous comptons sur toi, lui répond le plus grand en faisant signe au groupe de partir. Tu sembles être un homme de parole et un homme juste, tu comprends que nous sommes nous aussi prêts à tout pour protéger nos familles.
— Je comprends, oui, soupire-t-il. Mais personne ne s’attaque à ma famille. Personne.
Le Viking acquiesce et s’éloigne à son tour. Quant à moi, je me dépêche d’aller frapper à la porte pour que Marguerite nous ouvre, les jumeaux pleurant toujours, comme s’ils avaient conscience de ce qui s’est joué à l’extérieur. Je dépose rapidement l’épée et récupère les bébés dans leur berceau pour les calmer alors que je me rends compte que je ne suis moi-même pas du tout apaisée. Einar a beau les avoir menacés, je ne me fais pas d’illusion, ils n’en feront qu’à leur tête. Peut-on seulement les en blâmer si leurs proches meurent de faim ?
— Bjorn ne cédera pas, dis-je à Einar quand les petits cessent enfin de pleurer. Que crois-tu qu’ils feront quand tu leur diras qu’ils n’auront rien ?
— Je vais aller parler à mon frère, avec l’aide de Iona, il va comprendre. Personne ne veut la guerre, affirme-t-il, même si son attitude laisse à penser qu’il est moins sûr de lui qu’il n’y paraît.
— Nous ne sommes même pas en sécurité chez nous… Vous ne pensez donc qu’à vous battre, dans ce pays ?
— J’ai tout fait pour les dissuader de se battre, tu ne peux pas dire le contraire, Clothilde. Vous êtes en sécurité ici, je vous protège.
— Et comment comptes-tu nous protéger quand tu seras au village pour discuter avec Bjorn ? Comment comptes-tu nous protéger, seul contre tous ces hommes ? C’est ridicule ! Vous êtes tous fous, ici ! Nous serions tellement mieux en Normandie, soupiré-je, dépitée.
— Parce que tu étais plus en sécurité en Normandie entourée d’hommes incapables de se défendre ? m’attaque-t-il. Avec moi, tu ne risques rien. Je te le promets.
— Nous étions en sécurité jusqu’à ce que vous débarquiez ! crié-je, ce qui a le malheur de faire repartir Ivar et Liina dans une douce séance de pleurs. Tu sais quoi ? Laisse tomber… Après tout, tu n’as pas vécu ma vie en Normandie, tu as grandi dans cette ambiance de guerre et de risques, tu ne peux pas comprendre.
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