99. Les désespérés passent à l’action
Clothilde
Ivar ne semble jamais aussi apaisé que lorsqu’il baigne dans l’eau chaude. Son petit visage rond est tout détendu tandis que je verse délicatement de l’eau sur le haut de sa tête. Les yeux fermés, ses petites mains rassemblées sur son ventre, il profite du moment tandis que sa sœur fait de même entre les mains de Marguerite. Elle apprécie moins la baignade mais a arrêté de pleurer, c’est déjà ça. Ses yeux sont grands ouverts, cherchant ceux de sa grand-mère, et ses pieds battent la mesure. Elle ne parvient réellement à se détendre que lorsque ce sont les grandes mains de son père qui l’enveloppent.
Marguerite adore ces moments avec les jumeaux. Elle est vraiment géniale avec eux et joue son rôle de grand-mère à la perfection, me rappelant parfois douloureusement que ma propre mère ne pourra jamais le faire. Heureusement, je me réjouis la plupart du temps de la voir si proche des enfants, si attentionnée et impliquée.
Mon fils se met un peu à chouiner lorsque je le sors du bain, mais je l’enveloppe rapidement et le câline pour le calmer. Je glisse mon petit doigt entre ses lèvres pour qu’il tète jusqu’à ce qu’il s’endorme, comme ces derniers jours où j’ai enfin compris qu’il avait besoin de ça pour vraiment se détendre.
— Tu t’en sors avec Liina ? demandé-je doucement à Marguerite alors que la petite pleurniche dans ses bras.
— Je crois qu’elle préfère sa maman, mais ça va, oui.
— J’ai toujours peur d’en privilégier un plus que l’autre sans m’en rendre compte… Je sais que je m’angoisse pour pas grand-chose, mais déjà avec mes frères, je ne voulais pas en léser un des deux et ce n’est pas évident lorsqu’on n’a que deux bras.
— Einar, comme moi, on est là, aussi. Tu as plus que deux bras !
— Je sais bien, souris-je. Il n’y a que pour les repas que je suis vraiment seule, finalement.
— Ah ça, oui, je ne peux pas t’aider sur cette question, rit-elle en reposant la petite dans le berceau.
J’observe ma fille se recroqueviller, à moitié endormie, et dépose son frère à ses côtés. Presque instantanément, leurs petites mains se rejoignent, créant ce contact entre eux qu’ils cherchent constamment lorsqu’ils sont près l’un de l’autre. Bon sang, qu’ils sont beaux ! Un rien m’émeut ces derniers temps et ces deux-là en particulier.
— J’ai parfois du mal à croire qu’ils sont sortis de mon ventre… Bon, il suffit que je regarde mon corps pour en avoir la certitude, mais… ils grandissent tellement vite, soupiré-je sans les quitter du regard.
— Oui, et en un rien de temps, ils finissent par être plus grands que toi et tu ne sais pas comment c’est possible.
Marguerite n’est pas très douée pour me rassurer. Ivar et Liina plus grands que moi ? Adultes ? Mon Dieu, le plus tard possible ! Je sais qu’ils vont grandir, forcément. D’ailleurs, c’est déjà bien le cas, ils poussent tellement vite, c’est fou ! Mais ce sont mes bébés…
— Espérons qu’ils deviennent raisonnables comme leur père. Pas trop quand même, mais au moins plus que Bjorn…
— C’est à nous de bien les élever pour ça, c’est notre responsabilité. Pour le reste, les Dieux Vikings verront ce qu’ils leurs réservent. Et notre Dieu à nous les sauvera de tous les malheurs, tout ira bien.
Les Dieux… Tous ces Dieux ne nous épargnent pas vraiment. Je ne sais pas si ce sont eux qui ont mis Einar sur ma route, mais j’ai compris que d’un malheur peut naître du bon.
— Et comment expliques-tu les différences entre Einar et Bjorn alors qu’ils ont été élevés par les mêmes personnes ? Les Dieux ont décidé que le premier serait à l’écoute de l’autre et gentil alors que le deuxième serait borné et égoïste ?
— Ils n’ont juste pas la même mère… Je crois que ça change tout. Et puis, Bjorn n’est pas égoïste. En tant que Jarl, il doit affronter tous les événements qui se produisent. Ce n’est pas facile, quand même. On dirait que les soucis s’accumulent.
— En attendant, c’est Einar qu’ils viennent voir et donc nous qui sommes en danger.
— Oui, la situation ne me plaît pas. Et puis, quelle idée de construire sa maison aussi loin du centre ville !
— On est bien ici. Enfin, on l’était… Et puis pourquoi être là-bas quand on te regarde de travers et qu’on fait comme si tu n’existais pas ou presque.
Marguerite et moi nous tournons simultanément vers Nuage qui s’est redressé sur ses pattes et se met à hurler à la mort. Je n’ai pas le temps d’aller jusqu’à la porte qu’elle s’ouvre brusquement, nous faisant toutes les deux sursauter. Tout se passe très vite, mon loup se prend un coup, Marguerite et moi sommes empoignées par deux hommes, les enfants se mettent à pleurer et la maison n’a plus rien de calme. Ni de sécurisant ou de rassurant. Nuage montre les crocs, prêt à nous défendre, c’est la seule chose que je tente de retenir, mais je sais bien que ça ne sera pas suffisant alors je le siffle pour qu’il se calme et ne finisse pas tué par ces barbares qui débarquent sans doute pour nous faire du mal.
— Lâchez-moi ! crié-je en me débattant au moment où les deux hommes qui sont venus il y a quelques jours discuter avec Einar entrent à leur tour.
— Il est où, Einar ? C’est lui que nous sommes venus chercher. Et faites attention ! On a dit qu’on ne tuait personne, aujourd’hui.
— Einar est au village ! Je vous conseille de partir rapidement, il n’appréciera pas votre petite visite. Et toi, interpellé-je un petit dodu qui approche du berceau, ne touche pas à mes enfants ou je te jure au nom de tous vos Dieux que c’est la dernière chose que tu feras de tes dix doigts !
— Oh, mais c’est qu’elle se prend pour une guerrière, la mignonne ! répond le chef alors que le dodu s’est arrêté net dans son avancée.
Marguerite m’intime de me calmer d’un regard, mais tout ce que je vois, ce sont ces hommes qui ont envahi notre maison et menacent ma famille. Je n’ai jamais été une personne violente, mais à cet instant, je rêve de tous leur trancher la gorge pour avoir mis les jumeaux dans cet état, pour oser profaner notre maison et me faire ressentir cette peur et cette violence qui deviennent viscérales.
— Tu es prêt à tout pour protéger ta famille apparemment, puisque tu oses venir ici et que tu nous menaces. Sache juste que je le suis aussi. Je sais où sont cachées chacune des armes de mon mari ici et je n’hésiterai pas. Qu’est-ce que vous voulez ? Einar ne rentrera pas avant la nuit et il n’est pas responsable des décisions du Jarl !
La peur me noue le ventre mais je refuse de le leur montrer. Je rue dans les bras du Viking qui me maintient pour rejoindre mes enfants, mais cette brute est forte et si l’idée me traverse de le frapper, j’ai peur que le retour de bâton ne soit un peu trop violent pour moi.
— On n’a pas le temps d’attendre ce soir. Mais puisque tu as l’air aussi bravache, on va t’emmener avec nous. Laissez les enfants tranquilles, la vieille s’en occupera. Nous, on change de plan et on repart avec la jolie maman. Cela va les faire bouger, c’est sûr.
Je me retiens de rire en l’entendant. Les faire bouger ? Bjorn ne fera rien. En vérité, j’ai davantage envie de pleurer parce que je sais que mon Viking, lui, ne restera pas sagement ici à attendre et qu’il risque de se faire tuer parce qu’il ne cherchera sans doute pas à me récupérer de manière pacifique. Ils sont allés trop loin en pénétrant ici, et ils s’enfoncent en voulant m’emmener avec eux. Mais si je pars, je les éloigne de Marguerite et des enfants… au risque de voir Einar s’attaquer seul à ce groupe.
— Vous ne devriez pas faire ça, tenté-je calmement. Einar est de votre côté, mais si vous m’emmenez avec vous, vous perdrez son soutien.
— Au contraire, ma jolie, on va le gagner parce qu’il sera bien obligé de coopérer vraiment s’il veut te récupérer. Finies, les belles paroles, place aux actes. Allez, les gars, emmenez Madame avec nous, ordonne-t-il avant de s’approcher du berceau. Et vous, la vieille, occupez-vous bien d’eux. Ils sont mignons, quand même.
La brute qui me maintient en place me pousse pour que j’avance en direction de la sortie. J’ai à peine le temps d’attraper une pelisse. Marguerite est beaucoup moins calme tout à coup, même si elle se précipite vers le berceau dès que celui qui la retient la lâche. J’ai à peine le temps de croiser son regard que je me retrouve dehors, sous la pluie. J’entends Nuage hurler dans la maison, les petits pleurer encore et toujours, et à cet instant je déteste Bjorn comme jamais je n’ai pu le haïr jusqu’à présent. Je déteste ce pays, ces Vikings, ces Dieux. Je veux juste rentrer chez moi, emmener mes enfants avec moi, m’éloigner de ces fous qui pensent que l’on peut tout obtenir par la force et les menaces.
— Vous n’imaginez même pas l’erreur que vous faites, argué-je d’une voix aussi assurée que possible. Je ne sais pas où vous m’emmenez, mais si Einar vous trouve, il vous tuera les uns après les autres.
— Tu as la langue bien pendue. Je me ferai un plaisir de la couper moi-même s’ils ne nous envoient pas enfin un peu de nourriture. On ne demande pas grand-chose, tu vois, mais il faut qu’ils arrêtent de se moquer de nous.
— Einar a essayé de convaincre son frère, j’étais là, je l’ai entendu, mens-je. Il n’y est pour rien, il a fait ce qu’il pouvait ! C’est comme ça que vous le remerciez de prendre votre défense, de tenter de vous aider ?
— Il n’a pas assez essayé. Peut-être manquait-il un peu de motivation. Mais je crois que là, il va faire tout son possible pour te récupérer. Et je te conseille d’arrêter de nous saouler avec tes mots parce que ma patience a des limites.
— Pauvre petit Viking, marmonné-je. Aussi courageux que futé, à ce que je vois. Enlever une femme, ne pas se présenter au Jarl pour lui faire part de son mécontentement… Dire qu’on vous décrit comme courageux et téméraires, quelle blague !
Oui, bon, je sais que j’en fais trop et je le regrette lorsque je me prends une gifle que je n’ai pas vue venir. Elle a au moins le mérite de me calmer instantanément.
Je n’y peux rien, mon côté impulsif semble revenir en force quand j’ai peur. Et là, je suis terrifiée. Pour moi, pour mon Viking, pour mes enfants… Soit Bjorn reste tranquillement dans son fauteuil de Jarl et Einar va partir en croisade seul, soit la guerre sera déclarée. Que vaut ma vie pour le frère de ma Montagne ? Sans doute pas grand-chose. Il y a donc fort à parier que nos enfants perdront leurs parents dans cette histoire… sans que j’aie la certitude qu’ils survivront après cela. Alors, pour le coup, j’ai bien envie de blasphémer contre les Dieux, qu’ils soient Vikings ou non. Qu’ai-je donc fait de mal pour me retrouver dans une situation pareille ? Et nos enfants, pourquoi leur faire subir tout ceci alors qu’ils sont à peine nés ?
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