100. La colère de l’abandonné

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Einar

J’ai proposé à Bjorn de venir manger à la maison avec moi suite à la petite partie de chasse que nous avons improvisée dans l’après-midi. Il est un peu frustré car il n’a rien réussi à attraper alors que j’ai pour ma part réussi à tuer un renard dont la peau pourra être utilisée pour faire des vêtements et la chair pour nous faire un bon ragoût. Nous marchons en silence et je suis surpris de voir Nuage débouler alors que je suis encore à une certaine distance de la maison.

— Eh bien, tu fais quoi, ici, toi ? lui demandé-je en me baissant pour lui faire une caresse. Tu avais envie de faire un petit tour ?

Bjorn lève les sourcils au ciel mais se retient de se moquer de moi comme il le fait d’habitude quand je m’adresse ainsi à mon loup. Je me redresse et m’inquiète quand je vois que Nuage continue à geindre doucement.

— Il se passe quelque chose, tu as vu Nuage ? Ce n’est pas normal qu’il agisse comme ça.

— C’est un loup, il n’en fait qu’à sa tête. Que veux-tu qu’il se passe ?

— Je ne sais pas, mais dépêchons-nous, je suis inquiet.

Je presse le bas et sors mon épée alors que mon frère semble peu décidé à suivre le rythme, ce qui fait que lorsque Marguerite m'alpague dès que j’approche, je l’ai clairement distancé.

— Einar, bon sang, tu en as mis du temps à rentrer ! Je… ils l’ont emmenée, Einar ils… ils sont venus ici… bafouille-t-elle, le regard affolé.

— Qui est venu ici ? m’emporté-je en comprenant immédiatement qu’elle me parle de Clothilde. Et les enfants, ils sont où ?

— J’ai réussi à les endormir, souffle-t-elle en se passant la main sur le visage. Ils ont eu du mal à se calmer, les pauvres. Mon Dieu, il faut récupérer Clothilde !

— Mais qui a osé s’en prendre à ma femme ? Parle donc !

J’ai attrapé Marguerite par les épaules et c’est Bjorn qui intervient pour m’écarter un peu d’elle.

— Arrête, voyons, tu ne vois pas qu’elle est sous le choc ? Et toi, ajoute-t-il en se tournant vers ma mère à qui il s’adresse plus calmement, explique-nous donc ce qu’il s’est passé, qu’on puisse comprendre.

— Les mêmes hommes que la dernière fois sont revenus… Ils voulaient te voir, Einar. Comme Bjorn n’a toujours pas accédé à leur demande, ils ont emmené Clothilde. Je suis désolée, chuchote-t-elle, les larmes aux yeux, je ne pouvais rien faire, je… Elle a tenté de les en dissuader, mais ils étaient trop nombreux pour que nous fassions quoi que ce soit.

J’ai du mal à comprendre tous les mots, surtout que Marguerite, sous l’effet du choc, s’est exprimée en normand.

— Ils l’ont violentée quand elle a résisté ? crié-je, inquiet comme jamais je ne l’ai été.

S’ils ont touché à un seul de ses cheveux, ce sont des hommes morts, jamais je ne leur pardonnerai.

— Je… Tu connais Clothilde, elle ne s’est pas laissée faire, elle a provoqué le chef et… il a été un peu virulent avec elle, oui, mais peu importe. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Bjorn, tu vas chercher les villageois ? Il faut aller la secourir ! Ah non, on n’a pas le temps. Viens avec moi, on va la chercher !

— Quoi ? Non, non, non, tu plaisantes, j’espère ? m’interroge mon frère. Tu veux qu’on parte à deux récupérer ta Normande ? Tu es fou, ma parole !

— On ne va pas l’abandonner non plus ! Si on agit vite, on a une chance de la sauver avant qu’il ne lui arrive quoi que ce soit ! Si on tarde trop, il va lui arriver malheur.

— On ne peut pas agir de manière impulsive et tu le sais. On va droit à la mort si on fait ça. Et en prime, on déclenchera une guerre. Tu ne peux pas penser individuellement, là, Einar.

— Et toi, tu ne peux pas m’abandonner. J’y vais, moi. Tout de suite.

— C’est hors de question ! s’énerve-t-il. Je t’interdis d’y aller, c’est beaucoup trop dangereux !

— Comment ça, tu m’interdis ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? C’est de ma femme dont il s’agit. C’est eux qui veulent la guerre, ils vont l’avoir. Moi, je vais récupérer Clothilde, je m’en moque des conséquences. Ni toi, ni personne ne m’en empêchera.
Je suis en rage et je sens que je suis au bord de l’explosion. Je ne comprends pas qu’il soit en train de me dire que non seulement, il ne va pas m’aider mais en plus, qu’il ne m’autorise pas à venir en aide à ce que j’ai de plus précieux au monde. S’il s’agissait de Iona, je sais que je serai déjà à ses côtés en train de me préparer à la bataille.

— Et donc, tu vas aller te faire tuer ? Et tes enfants, que vont-ils devenir s’ils perdent leurs deux parents ? Tu vas faire n’importe quoi si tu pars maintenant, si tu agis sans réfléchir !

C’est vrai que là, il n’a pas tout à fait tort. Si je meurs, qu’arrivera-t-il à Ivar et Liina ? Ai-je le droit de risquer ma vie et de mettre en danger leur avenir ?

— Si tu n’es même pas capable d’aider ton propre frère pour secourir son épouse, j’espère que tu as quand même assez de considération pour ta famille et que tu t’occuperas d’eux, s’il m’arrive quoi que ce soit ! Ce sont tes neveux ! Tu leur dois protection, Bjorn. Et en tant que Jarl, tu leur dois doublement plus protection.
— Je n’ai jamais dit que je ne le ferai pas ! Seulement qu’ils ont besoin de leurs parents et que si tu y vas maintenant, ils n’en auront plus ! Est-ce qu’elle vaut vraiment la peine que tu y laisses ta peau ?

— Bien sûr qu’elle en vaut la peine ! m’insurgé-je. Je l’aime, Bjorn. Mère, s’il m’arrive quelque chose, je te confie la garde des enfants. Assure-toi que mon ingrat de frère fasse sa part du travail, d’accord ?

— Fais attention à toi, Einar, je t’en conjure, soupire ma mère en m’étreignant. Je ne suis pas certaine que Clothilde approuverait ta croisade solitaire…

— Elle ne serait pas solitaire si notre Jarl m’accompagnait, rétorqué-je en insistant sur l’emploi du mot “Jarl” plutôt que le mot frère que j’ai de plus en plus de mal à lui attribuer.

— Oh arrête ça, Einar, gronde Bjorn. Je ne peux pas quitter le village pour sauver une personne, et on ne peut pas ameuter tous les villageois dans ces conditions et tu le sais. Les pertes seraient trop nombreuses pour une vengeance personnelle.

C’est qu’il insiste, le bougre ! Et puis, pourquoi parle-t-il de vengeance ? C’est comme si pour lui, elle était déjà morte. Moi, je vais la sauver, quoi qu’il en coûte. Et ce ne sont pas ces misérables qui pourront m’en empêcher. Ce n’est qu’une bande de couards qui s’en prennent aux enfants ou aux femmes plutôt qu’à leur père ou mari. Franchement, ils ne feront pas le poids, c’est certain. Enfin… si Bjorn m’accompagnait, à deux, on pourrait vraiment leur faire peur mais là, il va falloir que je me montre très… convaincant.

— Eh bien, restes-y, dans ton village. S’il m’arrive un truc, tu auras nos morts sur ta conscience. Moi, je pars. Je m’en vais sauver ma femme. Mère, je peux compter sur toi pour les enfants ?

— Bien sûr, soupire-t-elle. Fais attention à toi et n’agis pas sans réfléchir, d’accord ? Tu es un homme intelligent, sers-toi de ta tête et non de ta colère.

Je l’étreins alors que mon frère nous observe sans plus dire un mot et file à l’intérieur déposer la proie que j’ai tuée. J’en profite pour me pencher au-dessus du berceau et admirer mes deux enfants.

— Je vais vous ramener votre mère, murmuré-je. Je vous en fais la promesse.

Je ne perds pas plus de temps et ressors alors que Marguerite est en train d’engueuler mon frère pour son manque de soutien à mon égard. Je ne m’arrête pas et poursuis mon chemin. J’avoue que j’espère toujours secrètement que Bjorn va finir par se joindre à moi, mais mes espoirs sont vite déçus quand je me rends compte que je suis tout seul. C’est un peu comme si quelque chose se brisait en moi, de voir que je suis ainsi abandonné par mon propre frangin. Si nos rôles avaient été inversés, j’aurais pris les armes immédiatement, sans réfléchir, et je me serais joint à lui pour secourir son épouse. Mais non, lui ose même m’interdire d’aller me battre pour Clothilde.

Clothilde… Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Je jure devant tous les Dieux que s’ils lui font fait le moindre mal, je les fais tous mourir. Lentement et jusqu’à ce que leurs crimes soient expiés si jamais ils peuvent l’être. Je continue mon chemin sur ce petit sentier qui serpente entre les arbres et tout ce que j’ai en tête, c’est elle. Elle doit être en rage contre les Vikings, stressée d’avoir laissé les enfants sans elle, mais je suis convaincu qu’elle n’a pas peur. Pour l’instant, c’est la colère qui doit dominer et j’espère que ça l’aide à tenir. Moi, je m’en veux énormément. Je m’en veux de ne pas avoir su la protéger que ce soit quand Bjorn l’a forcée à venir comme dans cet instant où d’autres Vikings se sont emparés d’elle. Je m’en veux de venir à sa rescousse tout seul et sans soutien de ceux de mon village. Je m’en veux de ne pas avoir été le mari parfait qu’elle espérait. J’ai fait ce que j’ai pu, c’est sûr, mais ce n’est pas suffisant et je me fais la promesse solennelle que si je parviens à l’extraire de la main de ces vils bandits, je me plierai à toutes ses demandes. Pourvu que j’arrive à temps.

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