101. Éclats de folie

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Clothilde

Assise sur une cagette retournée, je grignote péniblement le morceau de pain qui m’a été donné. Après avoir marché toute la fin de journée et une bonne partie de la nuit pour ne pas être rattrapés par mes congénères, j’imagine, et sans rien manger, mon estomac criait famine et mes forces se tarissaient. J’avais oublié que le village du Nord était aussi loin. Il faut dire que j’étais avec Einar lors de ma seule visite ici et je me rends compte que je n’ai plus autant la forme qu’avant parce que, même si j’étais enceinte à l’époque, j’ai moins souffert de cette longue marche que cette nuit. Marcher la nuit, non mais quelle idée ? Je déteste être en pleine nature, seulement éclairée par la Lune. Il n’y a que chez moi, près de la rivière, là où j’ai emmené Einar plusieurs fois, que je ne ressens aucune peur à me promener sans le soleil pour m’accompagner. Ici, je ne connais pas assez les lieux et je n’ai surtout aucune confiance en l’humain. Pour preuve, ces Vikings qui m’enlèvent alors que je n’ai aucun pouvoir quant à leur problème, que je n’ai rien fait et ne suis capable de rien pour les aider, et en toute connaissance de cause. En prime, ils savent que j’ai deux nouveau-nés à la maison, bon sang !

Je soupire et regarde autour de moi. Beaucoup d’hommes, dont les deux qui me surveillent, sont sur leurs gardes. Sans doute ont-il peur de voir débarquer Einar, Bjorn et d’autres hommes du village pour me récupérer, tuant tout le monde sur leur passage. Pour ma part, je doute que cela arrive. Quand bien même je ne connais pas Bjorn aussi bien que son frère, il y a fort à parier qu’il ne bougera pas le petit doigt pour venir me chercher, et c’est bien ce qui me fait peur. A l’inverse de mon Viking qui lui, n’aura aucune hésitation à le faire puisqu’il s’est donné comme mission de me protéger. Oh, cela m’a longtemps rassurée et une part de moi espère le voir arriver et me libérer de ces hommes, mais je ne peux m’empêcher d’imaginer le pire s’il faisait une telle folie. Comment pourrait-il sortir vainqueur d’une telle lutte ? C’est juste impossible… Et ça voudrait dire que Liina et Ivar grandiraient sans leurs parents. Alors qu’une partie de moi souhaite qu’il vienne me sauver, j’en viens tout de même à espérer qu’il se pose pour réfléchir et qu’il se décide à rester auprès de nos deux adorables bébés. Parce que leur avenir est plus important que le mien.

Je ne suis pas certaine que ces hommes aient l’intention de me tuer, de toute façon. Je pourrai toujours tenter de m’enfuir à un moment donné, non ? J’ai conscience que c’est risqué, mais quitte à choisir entre nous voir morts tous les deux ou être la seule à succomber, je penche pour la seconde option, pour le bien des bébés, pour Marguerite qui peut enfin profiter de son fils…

J’observe les gens qui se promènent sur cette place de marché bien vide de nourriture. Je comprends qu’ils puissent chercher de l’aide aux alentours au vu des étals particulièrement peu achalandés… Il n’y a pas de doute possible, eux ne sont pas allés piller d’autres villages, qu’ils soient normands ou non. Alors la vie ici est si terrible si l’on ne pille pas ? Si tel est le cas, pourquoi Einar s’échine-t-il à me refuser un retour chez moi ? Rares ont été les périodes où nous manquions de nourriture, à la maison. Je n’ai souvenir que d’un hiver où cela a été difficile, mais l’été avait vu passer bien trop de pluie et d’orages pour les récoltes. Alors que le printemps avait été un peu trop chaud, tout le travail effectué a été réduit à néant par des torrents d’eau tombés du ciel, nous privant du blé, du maïs plantés par nos voisins, mais aussi de notre propre jardin.

Je relève la tête en entendant des voix s’élever au loin et repère un attroupement près de la halle. Les deux hommes qui me surveillent ne l’ont pas manqué non plus, mais impossible de voir ce qu’il se passe de là où nous sommes. Je devrais m’en moquer, en fait, de ce qui se passe. Après tout, je ne suis que leur captive. Une nouvelle fois, j’ai été attrapée par des Vikings et je commence à en avoir ma claque. C’est quand même fou, cette propension qu’ils ont à nous enlever sans rechigner, simplement parce qu’ils décident que nous ne sommes que de la marchandise, un moyen de pression ou de satisfaire une envie.

Je me crispe lorsque j’entends mon nom. Les deux hommes se tournent vers moi, ce qui me fait réaliser que je n’ai pas eu d’hallucination. Je pourrais reconnaître cette voix parmi des dizaines pour l’avoir entendue chaque jour depuis des mois, tantôt chaude et invitante, tantôt agacée, suppliante ou lasse. Cependant, aujourd’hui, elle revêt une colère que je n’ai jamais expérimentée, une angoisse qui transparaît de manière bien réelle alors qu’il répète mon prénom encore et encore, hurlant sur ceux qui l’entourent, ordonnant qu’on lui dise où se trouve sa femme, menaçant de couper des têtes sans aucune hésitation. Vu son comportement, j’ai presque la confirmation qu’il est ici seul ou qu’il a, au pire, amené une ou deux personnes avec lui… Pas de grand débarquement du village, pas de troupe de Vikings venus pour me sauver.

Je ne sais pas comment il y parvient, et je préfère ne pas voir s’il a commencé son carnage, mais il finit par fendre la foule, épée et bouclier en main, et son regard balaie la place. Quand nos yeux se trouvent, j’y lis tout un panel d’émotions allant du soulagement à la peur, en passant par une détermination telle qu’à cet instant, j’ai l’impression qu’il pourrait déplacer des montagnes pour moi.

Je ne réfléchis pas, me lève et bouscule l’un de mes gardes, me mettant à courir dans sa direction. Certains sur mon passage s’écartent, d’autres tentent de m’arrêter, je ne sais pas comment je parviens à esquiver ces corps qui essaient de me retenir, je ne sais pas comment fait mon Viking pour ne pas être attaqué par les hommes qui tentent de l’encercler, mais je suis à quelques pas de lui lorsqu’un bras me stoppe net dans ma progression. L’arrêt est brutal et me coupe le souffle, je vacille mais suis retenue pour ne pas chuter. Le regard d’Einar, déjà noir de colère, prend une nouvelle dimension lorsqu’il se pose sur l’homme qui me maintient à ses côtés. On dirait un animal prêt à croquer quiconque se met en travers de son chemin. Je ne l’ai jamais vu ainsi et, à la place de tous ces Vikings qui le menacent de leur épée, je crois que je serais terrifiée. Comment cet homme peut-il avoir des facettes aussi différentes ? Il est tout simplement fascinant, encore aujourd’hui alors que je pensais avoir appris à le connaître comme peu de personnes.

— Einar, je t’en prie, ne fais pas n’importe quoi, l’imploré-je en voyant le cercle se resserrer autour de lui.

— Lâche-la ! Espèce d’abruti, je vais te faire comprendre qu’on ne touche pas à ma famille impunément ! rugit-il en faisant un large mouvement de son épée avant de bondir plus près de moi.

Je sens le type qui me retient tressaillir sous la menace, pourtant il ne recule pas et lève davantage son épée, se montrant plus menaçant.

— Tu n’auras pas le dessus sur tout un village et tu le sais, gronde-t-il. Tu devrais t’arrêter là avant qu’il soit trop tard.

— Approche-toi si tu l’oses. S’il y en a un, ici, qui a le courage de venir m’affronter, je suis prêt ! Et croyez-moi, à un ou dix, cela ne me fait pas peur. Le village ne se remettra pas si vous m’attaquez, même à plusieurs. Et toi, je t’ai dit de lâcher mon épouse !

Il transpire l’assurance et une certaine condescendance, à cet instant. C’est fou qu’au milieu d’ennemis, il puisse dégager cette confiance, certain qu’il pourra ne faire qu’une bouchée de tous ces hommes prêts à le transpercer de leur épée. En tout cas, celui qui serre mon bras au point de m’en faire mal finit par me relâcher et me pousse en direction de mon Viking. J’ai follement envie de me précipiter vers lui, mais j’ai peur de n’être qu’une diversion pour qu’ils l’attaquent. A vrai dire, je ne sais pas d’où me vient cette capacité d’analyse de la situation à cet instant, mais voir Einar seul au milieu de cet attroupement me terrifie et je ne veux pas commettre d’impair. Aussi, j’avance lentement vers lui et reste à distance tandis que son regard vogue de mon visage aux hommes qui ont toujours leurs armes brandies dans notre direction.

— Ne fais rien de fou, je t’en prie, Einar, je ne veux pas te perdre…

— Tout va bien pour toi ? me demande-t-il en continuant à faire quelques pas autour de moi et en faisant tournoyer son épée d’un air si farouche que personne n’ose s’approcher. Ils ne t’ont pas fait de mal ?

— Je vais bien… Ils ne m’ont rien fait. Tu peux m’expliquer comment tu comptes t’en sortir ? lui demandé-je tout bas. Tu es fou, tu le sais, ça ?

— Je n’ai aucun plan défini, avoue-t-il, soudain un peu décontenancé. Tu as une idée ? me demande-t-il alors que les villageois commencent à reprendre leurs esprits maintenant que l’effet de surprise est passé.

Sérieusement ? Je pourrais rire de la situation si nous ne risquions pas de nous faire empaler par nombre d’épées. A cet instant, j’hésite entre me blottir contre lui et prier pour notre survie ou l’incendier en le traitant d’irresponsable. Que pouvons-nous faire, à deux, avec une seule arme, face à tous ces hommes ? Et comment pourrais-je, moi, une petite villageoise, avoir une idée ?

— Je… tu peux demander une entrevue avec le Jarl ? Ou… je ne sais pas, bon sang, tu es complètement cinglé d’être venu ici !

— Une entrevue ? commence-t-il… Oh…

Il se tourne vers l’Assemblée et tonne de sa voix forte de guerrier :

— J’invoque le droit divin, le privilège d’Odin, celui qui nous unit tous ! Je défie en combat singulier le champion qui sera désigné par la ville. Un combat qui s’arrêtera au premier sang versé. Et le vainqueur sera le favori des Dieux, tout lui sera accordé. Qui relève le challenge ?

Un combat singulier ? Un champion ? Du sang ? Mais qu’est-ce qui lui prend ? Je lui suggérais simplement de demander à rencontrer le Jarl, pour l’amour du Ciel ! Il a complètement perdu l’esprit !

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