104. Un Jarl peut en cacher un autre
Einar
J’ai l’impression de préparer la prochaine invasion de Normandie, vu la quantité d’affaires que Clothilde est en train de déposer dans la malle que nous allons emmener au Nord.
— Tu es sûre que l’on a besoin de prendre tout ça ? On ne part pas pour des mois, tu sais ? Et puis, cette malle, qui est-ce qui va la porter? lui demandé-je alors que je berce doucement Liina dans mes bras.
— On ne part pas avec la charrette ? Et puis, il faut être prévoyants avec les petits.
— Si, on part avec la charrette, mais ils ont vraiment besoin de tous ces vêtements, les petits ? J’ai l’impression que tu es en train de vider notre maison ! m’amusé-je à dire avant de venir lui voler un baiser.
— Tu veux peut-être préparer notre voyage par toi-même ? Je te laisserai gérer le lavage de nos vêtements et surtout des leurs, tu verras comme c’est agréable de passer son temps au lavoir, Chéri.
— Je crois que je vais rajouter encore une vache pour tirer la charrette. Et puis, avec les deux, on aura plus de lait, ça ne sera pas du luxe, là-bas, tu en penses quoi ?
— Ça me va. Comme tu veux, tant qu’on emmène notre loup de garde. Et tes vêtements, tu as choisi ceux que tu laissais ici ou je fais comme je l’entends ? Je te préfère nu, mais bon, seulement dans l’intimité de notre maison.
— Il faut juste que je pense à prendre la tenue de cérémonie, soupiré-je en pensant à ce moment où je vais devenir officiellement le Jarl. Tu t’en occupes ou tu veux que je te la ramène ?
— Je ne voudrais pas priver notre fille de tes bras, elle aime tellement y être, sourit-elle en couvant Liina du regard. Je m’en occupe.
Je n’ai pas envie d’être privé, mais il faut bien que j’aille préparer la deuxième vache. Je remets donc Liina à Marguerite qui hésite encore à se joindre à nous, même si l’idée de voir son fils devenir Jarl la tente beaucoup. Avant de sortir, je vais m’assurer qu‘Ivar est toujours endormi dans son berceau mais me stoppe en voyant les oreilles de Nuage se dresser et tout son corps se tendre vers la porte. Il ne hurle pas mais gronde en silence. Quelqu’un arrive. Je passe la tête par la fenêtre et suis soulagé de voir qu’il ne s’agit que de Bjorn. J’en ai un peu assez des mauvaises rencontres, ces derniers temps.
— Quel bon vent t’amène ? lui demandé-je en souriant alors qu’il semble être de moins bonne humeur que moi.
— Tu veux bien m’expliquer ce qui se passe ?
— Comment ça, ce qui se passe ? Tu vois bien que j’ai préparé la charrette, non ? On part dans le village au Nord.
— C’est quoi l’objectif ? Tu comptes profiter de nos ressources pour renforcer le Nord et nous attaquer ?
— Pourquoi je vous attaquerais ? Qu’est-ce qui fait que tu es aussi énervé ?
Je l’ai rarement vu aussi en colère et ne comprends vraiment pas ce qui le met dans un tel état. Ce n’est quand même pas le fait que je parte avec deux vaches, quand même ?
— Ce qui m’énerve ? Peut-être les préparatifs que j’ai vus au village ? Tu m’expliques pourquoi certains des nôtres sont sur le départ ? Et pourquoi cette commande d’armes ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu montes une armée ?
— Eh bien, vu que tu ne fais rien, nos voisins du Nord ont décidé de me nommer Jarl. Tu me connais, je n’ai pas pu refuser… Et donc, je fais ce qu’il faut pour…
— Attends, stop ! me coupe-t-il brusquement. Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ils t’ont nommé Jarl ? C’est quoi cette histoire ? Et pourquoi ces armes ? Tu comptes nous attaquer maintenant que tu as ta propre armée ? Tu nous dépouilles et tu comptes nous transpercer de nos propres épées ?
Non, mais, qu’est-ce qu’il raconte, là ? Il est en plein délire ou quoi ? Comme si j’étais du genre à trahir mes frères d’armes ?
— Tu n’y es pas ! Ce n’est pas parce que je ne suis que ton demi-frère que je suis devenu un traître ! Après l’enlèvement de Clo, j’ai décidé de la protéger et donc, c’est pour ça que Cnut et quelques autres vont venir avec moi. En plus, Cnut connaît les gens, là-bas, suite au petit séjour qu’il y a fait. Et pour les armes, on en a besoin pour nous défendre… Ou attaquer, mais pas ici, tu t’en doutes bien. J’envisage un voyage en Normandie, tu vois ? Tu n’as rien à craindre, voyons !
— Oh… Prêt à repartir en raid ? Nous pourrions nous allier pour ça.
— Je ne pense pas que ce soit ce que j’ai en tête, Bjorn. Tu sais bien que je ne suis pas pour les raids… Je comptais plutôt leur proposer d’aller vivre là-bas. C’est Clothilde qui m’a rappelé qu’ils avaient beaucoup de terres là-bas. Très fertiles et libres. Cela serait une belle solution, tu ne crois pas ?
— Donc… tu comptes partir, soupire-t-il. Définitivement ? Ou tu vas les installer et revenir à la maison ?
Alors, là, bonne question. J’avoue que je n’ai pas réfléchi si loin que ça. C’est clair que si nous allons en Normandie, ce ne sera pas que pour un été comme la dernière fois. Mais le mot “définitivement” est lourd de conséquences. J’observe Clothilde qui fait semblant de s’affairer dans notre malle mais je ne pense pas qu’elle soit vraiment en train de replier cette veste ou alors elle a besoin de le faire dix fois.
— Je n’en sais rien, Bjorn. Il faut… Je ne suis pas le seul à décider, je ne sais même pas s’ils vont la trouver bonne, mon idée.
Clothilde a l’air déçue par mes propos mais je ne fais qu’être honnête. Rien d’autre, je ne peux pas m’engager à plus.
— De quoi as-tu besoin, alors ? soupire-t-il. Est-ce que je peux faire quelque chose ?
— Tu veux vraiment nous aider ? demandé-je, incrédule.
— Pourquoi pas ? Tu es mon frère et en tant que Jarls, nous devons nous soutenir.
J’hésite et ne sais pas s’il est sérieux ou pas dans sa proposition. Il est arrivé chez nous avec l’intention de ruer dans les brancards et le voilà qui nous propose son aide. Je cherche le regard de Clothilde pour prendre conseil, mais elle est retournée voir les petits, en évitant soigneusement tout contact avec moi.
— Pour l’instant, je ne crois pas… Mais tu sais que j’aimerais emmener tous les villageois qui le souhaitent ? Si c’est le cas, j’aurai besoin de drakkars. Ta proposition me touche, Bjorn. Vraiment.
— C’est un projet fou, tu en as conscience ?
— Ai-je déjà fait preuve d’autre chose que de folie ? Et puis, quand il n’y a plus d’espoir raisonnable, ne faut-il pas tenter l’impossible ?
Voilà que je me fais philosophe et je constate que mon frère me regarde d’un air étrange alors que Clothilde, qui m’a entendu, m’adresse un sourire à travers la pièce.
— Pourquoi ne pas te contenter d’un raid ? Ce serait moins risqué pour les villageois…
— Parce que si on fait un raid, on va empocher de quoi tenir un hiver, deux au plus, alors que si on va s’installer là-bas, c’est l’avenir qu’on prépare. Et… ce serait tellement bien pour ma mère et mon épouse, tu ne crois pas ?
— Et pour toi ? Est-ce que ce serait si bien également ?
— Je ne vois pas pourquoi ça ne le serait pas. Si ceux qui comptent pour moi sont heureux, cela devrait suffire non ?
— Penses-tu que sa famille t’acceptera ? Que tu auras vraiment ta place là-bas, mon frère ?
Clothilde choisit ce moment-là pour se rapprocher de nous et pose sa main sur mon bras, son regard fier tourné vers mon frère. Elle semble le défier et c’est d’une voix forte qu’elle s’adresse à lui.
— Là est la différence entre les Vikings et les miens, Bjorn. Einar est le père de nos enfants, il me protège et me respecte. Peut-être qu’il aura droit à quelques regards de travers dans les premiers temps, mais contrairement à vous, il sera jugé sur son travail et son attachement à sa famille, pas simplement sur son origine. Il sera accepté parce qu’il le mérite. J’ose croire que mon père validera notre union et donc ton frère dans notre famille parce qu’il me rend heureuse, chose que vous semblez incapables de faire ici.
Eh bien, elle n’y va pas de main morte et j’ai peur un instant que Bjorn le prenne mal mais il éclate de rire et s’approche pour nous serrer tous les deux dans ses bras.
— Je crois que je sais qui est le vrai Jarl dans le couple, dites donc ! Tu as bien choisi ton épouse, Einar. Et dire que c’est grâce à moi qu’elle est arrivée et que c’est dans mon lit qu’elle aurait dû finir ! On peut dire que là, tu as bien réussi ton coup ! Je vais vous laisser à vos préparatifs, faites appel à moi si besoin ! Je vais aller marchander des bateaux. Il faudra qu’ils reviennent par contre, sinon, nous serons en danger ici. Mais faire un aller et retour, ça devrait être possible.
Une dernière étreinte de sa part et il nous laisse. Nous le regardons s’éloigner avant que les cris des enfants ne nous rappellent la réalité de cette journée. Il ne faut plus traîner si on veut arriver à l’autre village sans avoir à bivouaquer dans les bois. Non pas que ça me déplairait de passer ce temps avec Clothilde, mais il y a les enfants désormais. C’est à eux que nous devons penser, c’est eux dont il faut se préoccuper. Pour ce petit voyage comme pour le plus long qui nous attend si vraiment, nous nous décidons à retourner en Normandie.
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