105. L’inquiétude du dernier jour
Clothilde
J’observe le ballet de va-et-vient qui se joue devant moi, installée dans un coin calme pour apaiser les jumeaux qui semblent ressentir l’excitation et la peur du départ. Depuis des jours, Einar est sur le pont pour organiser les choses, motiver les troupes, le tout en masquant au mieux ses propres inquiétudes. Mon Viking est fatigué mais motivé, certain que quitter les lieux pour s’établir en Normandie est la bonne solution. Et moi… je trépigne d’impatience d’arriver à bon port, de débarquer à la ferme et de retrouver ma famille. C’est d’ailleurs cette perspective qui me fait tenir alors que je suis moi-même sur les nerfs. Le voyage est plutôt éprouvant, mes souvenirs sont encore frais, la peur de chavirer bien réelle et l’idée d’oser faire vivre cela aux enfants me tord le ventre.
— Ils ont vraiment l’air confiants, c’est bon signe.
Marguerite s’assied à même le sol à mes côtés, glisse son bras sous mon fils et le blottit contre elle pour le bercer. Je crois ne l’avoir jamais vue aussi souriante que depuis que nous avons parlé de rentrer en Normandie. Bien évidemment, elle ne sait pas si elle retrouvera des membres de sa famille, mais elle n’a plus espéré revoir les terres de son enfance depuis bien des années. L’idée de s’y établir la ravit et je suis certaine qu’elle s’entendra bien avec mon père. Comme je n’envisage pas ma vie sans mes proches, la mère d’Einar est devenue essentielle, elle aussi. Alors la voir partir avec nous, l’imaginer retrouver son village, peut-être un proche parent, me réjouit.
— Tant qu’ils ne partent pas avec l’espoir de piller, cela me va. Où est Einar ? Il n’a pas dormi de la nuit, le pauvre…
— Il est en train de surveiller le chargement des tonneaux avec toute la nourriture que ceux qui ne partent pas ont pu nous laisser prendre. C’est une vraie expédition qu’on prépare.
— La fête hier soir était agréable… J’imagine que leurs Dieux vont bénir notre voyage et nous faire arriver entiers et en bonne santé. J’ai tellement hâte, même si j’appréhende…
— Tu sais, moi, ce qui me fait le plus peur, c’est l’accueil que vont nous réserver les nôtres. Ils vont nous prendre pour des Vikings, tu ne crois pas ?
Elle a raison. Je n’ose imaginer comment nous serons reçus. Je me demande même comment mon père va réagir, surtout avec Einar. Pour le reste, j’imagine que les nôtres ne seront pas rassurés de voir à nouveau débarquer des bateaux, mais le groupe vient en paix et ramène avec lui des Normandes, ça compte, non ?
— On verra bien… Si Einar était présent pour leur raid, il a toujours bien traité notre peuple et n’a pas caché à certains qu’il n’était pas d’accord avec la façon de procéder. Tant que nous ne nous retrouvons pas au village où Bjorn a été blessé et où il a fait un massacre, je pense que ça ira…
Je l’espère, en tout cas, mais je préfère ne pas trop y réfléchir, d’autant plus que Iona et Bjorn font leur apparition dans les parages. Marguerite et moi nous levons et Einar est déjà avec eux lorsque nous les rejoignons. Il étreint son frère avec force et peine à le relâcher. Je prends Iona dans mes bras en soupirant, constatant que le départ semble être acté puisque les Vikings en sont aux adieux à ceux qui restent.
— Fais attention à toi, chuchoté-je, et ne te laisse pas marcher sur les pieds par Bjorn, surtout.
— Tu sais bien que je le mène à la baguette, voyons. C’est toi qui dois faire attention… Vous êtes fous de partir à autant. Les tiens vont croire à une invasion.
C’est vrai que cinq bateaux, ce n’est pas rien. Et ils vont tous être pleins. Mais le village se meurt, ici, les terres alentours sont mauvaises et je suis persuadée qu’atterrir en Normandie ne pourra que leur être bénéfique. Sans compter que je vais retrouver les miens. Je n’arrive toujours pas à y croire et, a contrario, j’en ai tant conscience que le stress me gagne chaque fois que j’imagine me retrouver face à mon père.
Bjorn me prend rapidement dans ses bras et Einar fait de même avec son épouse. Je ne saurais dire quels sont les sentiments du Jarl à propos de notre départ. Il ne s’y est pas fermement opposé, arguant même que l’idée était plutôt bonne, mais il a reproché à mon Viking de l’abandonner, ce qui en soi est plutôt comique quand on connaît le côté ambivalent de Bjorn à l’encontre de son frère, encore exacerbé depuis qu’il a appris qu’ils ne partagaient pas la même mère.
Einar passe son bras autour de mes épaules et embrasse tendrement mon front. J’ai l’impression qu’il cherche autant à me rassurer qu’à se rassurer lui-même. Je devrais être forte, lui montrer que j’ai confiance en lui, en nous, en ce voyage, mais la boule qui se loge dans ma gorge m’étouffe subitement.
— Es-tu sûr que nous prenons la bonne décision ? lui demandé-je. J’avoue que passer tout ce temps au beau milieu de l’eau avec les jumeaux m’angoisse énormément…
— Le chemin vers ton pays est dangereux et difficile et… moi aussi, ça me fait peur. Sur mer, je ne pourrai rien faire s’il nous arrive quelque chose.
— Après tout ce que nous avons traversé, j’ose espérer qu’on nous accorde un périple calme et une arrivée sains et saufs, soupiré-je. Je… j’ai malgré tout l’impression que nous sommes fous de les embarquer avec nous.
— Tu crois qu’on ferait mieux de les laisser ici avec Bjorn et Iona ? Et revenir les chercher une fois que nous sommes bien installés ? C’est vrai que ça permettrait de les laisser en sécurité, au moins…
— Quoi ? Non ! Non, je ne pars pas sans mes enfants ! Et puis, le voyage restera risqué, peu importe si nous sommes installés ou non !
— Oui, mais s’ils restent ici, nous serons plus libres pour trouver l’endroit où on pourra le mieux s’en occuper. Il faut peut-être l’envisager…
Je m’écarte et le toise d’un regard froid qui semble le surprendre. Laisser les enfants ici ? A-t-il perdu la tête ?
— Je ne me sépare pas des enfants, Einar. Tu te fais des illusions si tu penses que je vais ne serait-ce qu’envisager de m’éloigner d’eux.
— Je m’en doute, Chérie, mais je m’en serais voulu de ne pas l’avoir proposé. Il faut qu’on prie nos Dieux pour les protéger, alors.
Je soupire et acquiesce, peu encline à discuter davantage de cette idée saugrenue, et glisse mon bras libre sous celui de Marguerite pour nous diriger vers l’embarcation où nous allons monter. Einar nous suit de près, aidant sa mère à prendre place une fois que j’ai récupéré Ivar, puis il en fait de même avec moi, me soulevant comme une plume emportée par le vent. Si ce moment est adorable, l’atmosphère à la fois joviale des Vikings et alourdie par le stress du voyage ne me permet pas de réellement savourer cette courte étreinte avec mon époux.
J’installe les jumeaux dans la caisse qui leur servira de lit durant le voyage et souris en voyant Nuage arriver comme une flèche et sauter à bord à son tour. Notre grand louveteau vient se coucher près des jumeaux et réclame une caresse en posant son museau contre mon genou.
Mon regard se perd sur la berge, vogue au loin en direction de la forêt puis remonte jusqu’aux montagnes qui surplombent le paysage. Je crois que ces terres vont malgré tout me manquer. Moi qui n’avais jamais quitté mon village ou presque, prendre la mer, changer de pays, y découvrir une nouvelle culture, de nouveaux lieux, m’a malgré tout beaucoup apporté.
Einar donne des ordres, mais ses mots sont comme lancés au loin tandis que je me repasse ces derniers mois en tête. Ici, j’ai vécu tant de choses que je peine à savoir si l’expérience fut plus positive que négative. Evidemment, lorsque je pose mes yeux sur mes enfants ou que je me blottis tout contre mon Viking, difficile de regretter ce qui s’est passé, pour autant, cela n’efface pas entièrement ce sentiment de solitude, d’être totalement perdue dans ma vie, de ne pas être acceptée au village. Et je ne peux m’empêcher de me demander si Einar ressentira les mêmes choses en s’installant en Normandie. Je m’interroge sur l’accueil que mon père lui réservera, me demande s’il acceptera nos enfants, s’il ne refusera pas mes visites. L’avenir me paraît plutôt incertain, même si je tente de me réjouir de rentrer chez moi. Oui, je souhaitais tellement retrouver ma Normandie que je refuse de perdre mon optimisme. Je suis convaincue que mes frères et ma sœur accepteront aisément ma Montagne, qu’ils se réjouiront de découvrir leur neveu et leur nièce, qu’ils seront aux anges de me retrouver.
— Tu sembles partie loin dans tes pensées, m’interrompt Marguerite en remontant la couverture sur le corps de Liina, toujours aussi agitée dans son sommeil.
— Eh bien, je crois que finalement, comme toi, je m’interroge sur l’accueil qui nous sera réservé. Mon père m’avait promise à un homme, alors j’imagine que ma plus grande peur réside dans le fait qu’il pourrait bien vouloir honorer sa promesse malgré mes noces avec Einar.
— Je ne crois pas que mon Einar se laisserait faire. Cet homme n’a qu’à bien se tenir s’il essaie de remettre la main sur toi !
— Fabuleux, un bain de sang à peine rentrés, grimacé-je.
Si tant est que nous arrivions à bon port. Ce périple ne sera pas une partie de plaisir. C’est risqué, difficile de faire abstraction de cet état de fait, et une partie de moi culpabilise d’embarquer nos enfants dans ce dangereux voyage. Pour autant, est-ce que le village était réellement un lieu où nous étions en sécurité ? Depuis que les Vikings du Nord ont débarqué chez nous, je ne suis plus parvenue à m’y sentir rassurée, surtout lorsqu’Einar était absent. J’aime à croire que ce sera différent en Normandie, parce que je n’ai jamais ressenti cette peur d’être en danger outre mesure. Et aujourd’hui, c’est tout ce que je souhaite pour nos enfants. Je veux qu’ils aient une enfance heureuse et épanouie, qu’ils apprennent à cultiver la terre, à gérer du bétail, à fabriquer du lait avec moi comme je l’ai moi-même appris auprès de mes parents. Je rêve de les emmener à la rivière, que nous leur apprenions à nager, à pêcher… Leur faire découvrir les lieux où j’ai joué, où j’ai grandi, me semble être une évidence. Et j’ai tellement hâte de les voir grandir entourés de leurs oncles et de leur tante que cette pensée m’obsède depuis qu’Einar a réussi à convaincre les trois quarts du village du Nord qu’une installation en Normandie leur serait bénéfique. Ne reste plus qu’à arriver sains et saufs.
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