Chapitre 22

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Nicolas ouvrit lentement un œil, encore pris dans les brumes du sommeil et de l’alcool. Le téléphone vibrait à côté de lui, son écran lumineux bourdonnant comme un rappel insistant à la réalité. Il était couché sur son bureau, une position tout sauf confortable, le dos cassé en deux, la joue écrasée contre le clavier. Une cigarette éteinte pendait mollement entre ses doigts, à peine consumée, abandonnée dans l’oubli de la nuit précédente. Un verre de whisky renversé, son contenu désormais incrusté dans le bois du bureau, dégageait une odeur acre qui se mélangeait à celle de ses vêtements froissés et imbibés d’alcool.

Ses yeux mi-clos tentèrent de faire le point, mais tout semblait flou, désorienté. Il passa une main sur son visage, se sentant sale, perdu, comme s’il traînait encore les fantômes de la nuit d’avant. Le chaos autour de lui ne faisait qu’amplifier ce sentiment de désastre : feuilles de brouillon froissées, cendriers débordants, bouteilles vides. Un cliché vivant de l'écrivain raté qu’il n'osait plus démentir.

Le téléphone vibra à nouveau, avec plus d’insistance. Nicolas, dans un sursaut, décrocha finalement sans regarder qui l’appelait.

—  Allô... ? Sa voix rauque, enrouée par le sommeil et le tabac, s’éleva à peine.

— Nicolas ! C’est quoi ton problème ? T'as perdu la tête ou quoi ?

Il resta un instant interdit, essayant de mettre une identité sur cette voix chargée de colère. Celle-là... il la connaissait bien. Trop bien. Son cerveau embrouillé mit quelques secondes de plus à faire le lien.

— Sophie... ? murmura-t-il enfin, la bouche pâteuse.

Mais qu’est-ce qu’elle me veut, elle ?

— Ouais, c'est moi ! Tu te fous de moi ou quoi ? Tu pensais vraiment que je ne tomberais pas sur ton petit texte minable que tu as posté sur ce foutu forum ? C’est quoi ton délire, hein ? Me salir comme ça devant tout le monde ?!

Nicolas écarquilla les yeux, son cœur fit un bond. Sophie. Son ex. Sa première véritable relation. Il se redressa un peu, essayant de sortir de cette torpeur, mais son cerveau tournait au ralenti, tentant de comprendre ce qui était en train de se passer.

Quel texte ? De quoi elle parle ?

— Quoi ? De quoi tu parles... ? balbutia-t-il, encore à moitié dans les vapes.

— Arrête de faire l’idiot, tu sais très bien de quoi je parle ! Ton histoire de couple pourri que t’as balancé en ligne. C’est nous, Nicolas ! T'as tout balancé ! Ton prénom est peut-être pas dedans, mais c’est clairement toi et moi ! T’as raconté tout ce qu’on a vécu, et tu penses que personne allait comprendre ?

Merde.

Nicolas cligna des yeux, l’esprit embrumé mais un éclair de compréhension traversa enfin son esprit. L’histoire de Marc et Sophie. Le forum. Il avait écrit sous le coup de l’alcool, poussé par un besoin de vider son sac, sans vraiment réfléchir aux conséquences. Et voilà que tout lui revenait en pleine face.

— Écoute, je… c’était juste…

— Juste quoi, Nicolas ? Un jeu ? Une thérapie à deux balles ? Tu veux te venger de moi en racontant n’importe quoi sur Internet ? Tu me fais pitié.

Sa voix était cinglante, pleine de rancœur.

Il se frotta le visage, tentant d’organiser ses pensées, mais tout se bousculait. Il savait qu’il avait merdé. Mais c’était plus fort que lui. À chaque mot qu'il écrivait, il avait l'impression de s'exorciser, de retrouver un semblant de contrôle sur cette époque où il se sentait si impuissant.

— C’est pas ce que tu crois…

— Oh, c’est exactement ce que je crois. Elle le coupa sèchement. Tu crois vraiment que t’es le seul à avoir souffert dans cette histoire ? Que ça t’excuse de balancer tout ça ? Non seulement t’es pathétique, mais en plus, t’as aucun respect.

Les mots frappèrent Nicolas en plein visage, le ramenant à cette époque où il se sentait déjà coupable, acculé. Il n’avait jamais su comment gérer cette colère qui remontait à la surface, même maintenant, des années plus tard. Sophie l’avait lu comme un livre ouvert. Toujours. Même aujourd’hui.

Nicolas posa le téléphone, le cœur battant à tout rompre, la main tremblante. La rage dans la voix de Sophie résonnait encore dans ses oreilles alors qu'il s'était éloigné de son cellulaire. Il se leva brusquement, renversant la chaise derrière lui, et se précipita sur son ordinateur. L’écran clignotait en veille, l’aveuglant presque dans la lumière crue de midi. Il n’avait pas besoin d’être complètement réveillé pour deviner ce qui l’attendait. Ses doigts fébriles dansèrent maladroitement sur le clavier, cherchant le site sur lequel il avait publié la veille.

Merde, merde, merde.

Le blog s’ouvrit. Et là, en pleine face, l’évidence éclatante : son histoire, celle de Marc et Sophie, trônait en première page du site. Un site consacré à des artistes, des écrivains en herbe, où il avait posté sous un pseudonyme. Mais ça n'avait servi à rien. Sophie avait reconnu chaque détail, chaque mot trahissant leur passé commun. Il descendit rapidement dans les commentaires.

Des centaines. Peut-être des milliers.

Certains étaient de purs éclats de haine, des insultes violentes à son égard, des mots comme « lâche », « salaud », « t’as pas honte ? ». Mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi des commentaires qui s’en prenaient à Sophie, des messages dégueulasses pleins de misogynie. C’était écœurant. Nicolas sentit un haut-le-cœur en lisant quelques-unes des attaques dirigées contre elle.

Comment avaient-ils pu savoir ?

Puis il y avait les autres commentaires. Des encouragements, des témoignages de soutien. Des gens qui semblaient avoir traversé des histoires similaires et qui le remerciaient pour avoir partagé la sienne. « Continue, raconte-nous la suite », disaient certains. Il y avait même des partages sur des réseaux sociaux, des dizaines de mentions sur Twitter, des liens sur Facebook.

Nicolas recula de l’écran, abasourdi.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

Il n’avait pas prévu ça. Il n’avait pas imaginé que cette histoire, jetée sur le web dans un moment de désespoir, exploserait de cette manière. Tout lui échappait. Sophie avait raison de lui en vouloir. Mais maintenant que tout était dehors, il ne pouvait plus rien faire pour l’effacer. C’était trop tard.

Ses mains glissèrent dans ses cheveux en bataille alors qu’il tentait de reprendre ses esprits. Le monde autour de lui semblait flou, irréel. Son propre texte, ses propres mots, avaient pris une vie autonome. Sophie continuait de vociférer au téléphone, mais ses mots finissaient par s’évanouir. Le bruit de sa colère se fondait dans le bourdonnement sourd de l’anxiété qui s’emparait de lui. Il avait déclenché une tempête en un seul clic, une tempête dont il ne contrôlait plus rien.

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