Chapitre 24
Nicolas était arrivé au CHRS avec l’esprit en vrac. Depuis qu’il avait publié ce texte sur Internet, tout semblait différent. Il avait l’impression d’être en permanence observé, même si personne ici ne pouvait savoir que c’était lui. Du moins, pas encore.
Alors qu’il traverse le couloir en direction de la salle commune, il entend ses collègues discuter avec enthousiasme. Il s’arrête, se tend. Les bribes de leur conversation flottent dans l’air.
— Franchement, vous avez lu ce truc qui circule sur le net ? Ce gars qui parle de Marc, le mec complètement paumé ? C’est puissant, lâche l’un des éducateurs, assis près de la fenêtre.
— Ouais, et il n’hésite pas à décrire la place de certains hommes comme des victimes, ça change. D’habitude, on entend surtout les histoires de femmes maltraitées, mais là… c’est un autre regard, réplique une autre collègue.
Nicolas fait semblant de chercher quelque chose dans son sac, essayant de calmer les battements frénétiques de son cœur. Marc, c’est bien son personnage. Il n’en revenait pas que ses collègues en parlent. Il voulait s’éloigner, mais une part de lui ne pouvait s’empêcher d’écouter.
— Je trouve ça bien. Ça ouvre un vrai débat. Les hommes aussi peuvent être vulnérables, et ça, c’est rarement montré, dit l’un des éducateurs en hochant la tête.
— Tu crois que c’est un truc vécu, ou c’est juste une fiction ? demande un autre en sirotant son café.
— Ça a l’air bien trop réaliste pour être inventé, c’est ça qui fait que tout le monde est à fond dedans. J’aimerais bien lire la suite, ça s’arrête sur un truc trop abrupt. Ce type doit continuer !
Nicolas sent une chaleur inattendue monter en lui. Il se rend compte que malgré ses craintes, son texte a eu un impact. Pas seulement négatif, comme il le pensait, mais aussi des discussions plus profondes. Le personnage de Marc n’était pas simplement un moyen pour lui de se défouler, c’était devenu une figure autour de laquelle s’articulaient des débats sur des sujets importants, comme l’égalité hommes-femmes, et la fragilité des hommes.
L’éducatrice responsable du groupe poursuit :
— Ce texte, il résonne aussi avec ce qu’on voit ici, au CHRS. Nos gars, certains, ils viennent de situations complètement désespérées, ils sont brisés. On n’en parle pas assez, mais les hommes aussi souffrent, ils sont juste moins enclins à le montrer.
Nicolas, sans se rendre compte, serre son café un peu plus fort. Il n’a jamais imaginé que son texte pourrait avoir ce genre d’écho. Peut-être qu’il n’est pas si fou de continuer après tout. Peut-être que ça sert à quelque chose.
À ce moment-là, un résident du CHRS passe non loin et interpelle le groupe d’éducateurs.
— Eh, c’est de ce truc sur le net dont vous parlez ? J’en ai entendu parler, les gars dans ma chambre l’ont partagé sur Facebook. Y’en a qui disent que ça parle d’eux, que c’est presque leur histoire à eux. C’est dingue comment ça fait écho.
— Sérieux ? interromp l’éducateur en riant. Les mecs s’identifient ?
— Bah ouais, tu sais, on est pas tous fiers de ce qui nous est arrivé, mais de voir ça écrit comme ça, ça fait réfléchir.
Nicolas se fige. Il ne pensait pas que les résidents du CHRS seraient touchés par son texte. Un sentiment contradictoire de fierté et de malaise le traverse. Peut-être qu’il aurait dû réfléchir davantage à ce qu’il écrivait et à l’impact que cela pourrait avoir. Mais voilà que son travail trouve écho dans des vies, des histoires bien réelles. Et ça… ça le rendait curieusement fier.
Quand il rentre dans son bureau, il s’assoit, sa tête pleine de contradictions. Il check rapidement son téléphone : le blog continue à gagner en popularité, et avec ça, l’argent. Il y avait les milliers de commentaires, de partages, et maintenant… ce retour inattendu au travail. Il ne peut plus tout effacer, comme il en avait eu l’intention initialement. Trop de gens attendent la suite. Trop de gens ont trouvé dans ce texte quelque chose qui résonne avec leur propre expérience.
Mais une crainte demeure. Sa fille, Alice. Si sa mère en a déjà parlé autour d'elle, il ne sait pas combien de temps il restera avant que sa fille ne tombe dessus. Il redoute la confrontation avec elle. Elle est en âge de comprendre, maintenant. Quinze ans. Et elle n’hésitera sûrement pas à le juger.
La pression monte à chaque seconde, mais en même temps, il sent une étrange satisfaction. Il a touché quelque chose de vrai. Il a réussi à soulever des questions, à créer du dialogue. La preuve, même au CHRS, là où il pensait être incognito, des conversations sérieuses s’engageaient autour de son texte.
Nicolas inspire un bon coup, il attend l'entretien d'un de ses référés, il se dit qu’il ne peut plus reculer. Pas maintenant.
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