Chapitre 28

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Nicolas s’appuya sur le muret qui servait de garde-corps à son balcon, une cigarette au bec, un verre de whisky à la main, observant distraitement des morceaux de rues de Forbach illuminées de lampadaires disfonctionnants et écoutant les litanies des gens qui se plaignaient entre eux de leurs sorts et ceux de leurs voisinages. Ses pensées flottaient loin. Il pensait aux résidents qu’il voyait défiler au quotidien, ceux qu’il écoutait raconter leurs vies brisées, leurs dépendances... Ils avaient tous une histoire. Une lutte invisible, menée contre des démons bien plus insidieux que la simple addiction. Et en se repensant à leurs récits, Nicolas réalisait à quel point il se reconnaissait dans leur mal-être.

Les drogues, l'alcool, ces substances qui prenaient le contrôle... N’étaient-elles pas, finalement, une manière de s’échapper de l’insupportable ? Les antidépresseurs, pour Nicolas, avaient été comme un voile posé sur la douleur, une barrière invisible contre la violence psychologique qu'il avait subie. Comme un anesthésiant, ils avaient atténué les pics d’angoisse, les pensées sombres, mais ils avaient aussi brouillé sa perception, l'isolant du véritable problème. En prenant ces pilules, il avait tenté de fuir ce qui le rongeait, de se soustraire à cette souffrance silencieuse, tout en continuant à avancer comme si tout allait bien. C'était une échappatoire commode, comme un homme qui se cache derrière la porte de sortie d’un couple en crise pour ne pas être le "méchant", celui qui porte la responsabilité de la rupture.

Ce personnage, son double littéraire, portait en lui toutes ces contradictions, cette détresse refoulée. Marc représentait plus qu’une simple métaphore pour Nicolas ; il était le miroir déformé d’un homme cherchant désespérément un sens à sa douleur, comme ces résidents qui se cachaient pour se "doser".

Mais cette "fuite", il le savait au fond de lui, ne changeait rien à l'essence du problème. Il n'y avait pas que les actes visibles qui comptaient, mais bien la forme sous-jacente, le pourquoi et le comment de la dégradation. Les hommes, souvent jugés sur leurs explosions, leurs gestes mal contrôlés, étaient rarement entendus pour les tourments intérieurs qui les y avaient conduits. Nicolas avait compris que l'absence de coups ne suffisait pas à prouver l’absence de violence. Il se souvenait des moments où il avait préféré se taire plutôt que de réagir, craignant que ses propres émotions ne soient déformées, instrumentalisées contre lui.

Dans le cas de Marc, son personnage, cette réalité devenait encore plus cruelle. Marc fuyait, non parce qu’il voulait éviter ses responsabilités, mais parce que la dynamique du couple l'avait poussé dans une impasse, où chaque mot, chaque geste, risquait de le condamner. Il n’était plus question de raison, de compréhension mutuelle, mais simplement d’image : celle de l’homme brutal, violent, parce qu’un jour, une colère mal maîtrisée avait fait éclater un semblant de paix.

Pour Nicolas, cette prise de conscience était un choc : dans un monde où les actes visibles étaient jugés, on en oubliait souvent les processus invisibles qui y menaient. Comme si une seule gifle annulait toutes les violences sourdes qu'il avait subies en silence. La société était prête à condamner l’explosion, mais pas à examiner la pression qui l’avait provoquée.

Les antidépresseurs avaient servi à contenir cette pression, à masquer ce conflit intérieur entre ce qu’il ressentait et ce que l’on attendait de lui. Mais Nicolas se demandait si, à force de chercher à anesthésier ses émotions, il n’avait pas fini par s’oublier, par renier cette partie de lui-même qui avait été, elle aussi, victime. Et Marc, dans cette fiction qu’il écrivait, devenait la personnification de ce paradoxe : un homme pris dans l’étau de ses propres contradictions, entre sa fuite et son désir d’affronter enfin la vérité, aussi insupportable soit-elle.

Cette vérité, c’était celle de tant d’hommes qui, à l’image de Marc, tentaient de se dérober à la violence qu’on leur imposait, non pas par lâcheté, mais parce qu’ils savaient que, quoi qu’ils fassent, ils seraient toujours perçus comme les coupables. Ce que Nicolas réalisait, c’est que fuir ne faisait qu'aggraver ce malentendu. Mais qu’y avait-il d’autre à faire quand le monde refusait d’écouter la forme, le pourquoi, le comment, et se contentait de juger uniquement l’acte final ?

Nicolas avait vu les regards éteints de ces hommes au CHRS, ceux qui, sous l’effet des drogues, parvenaient à repousser temporairement la peur, le désespoir, l'isolement. Et, tout comme eux, il avait aussi tenté de fuir sa propre souffrance, de l’étouffer sous des litres de promesses brisées et des cachets à répétition. Il comprenait maintenant que ce besoin de se "doser" n’était pas un acte de faiblesse, mais bien la seule issue possible quand on ne trouve plus de raisons de se battre.

Le parallèle avec Marc devenait évident. Marc, qui, face à la police, cachait son propre chaos derrière des sourires forcés, refusant d’admettre que la bataille était perdue d’avance. Et c’est là que Nicolas réalisa l’ampleur de ce qu’il avait soulevé en écrivant sur lui. Marc n'était pas seulement un personnage. Il devenait un porte-voix pour tous ces hommes que la société ignorait, ces hommes qui s'accrochaient désespérément à quelque chose — n’importe quoi — pour survivre.

Nicolas se rendait compte que, dans ce monde où les hommes étaient souvent contraints de cacher leurs faiblesses, de jouer les forts et les insensibles, Marc représentait une vérité que beaucoup refusaient d’admettre. La société actuelle étouffait ceux qui ne correspondaient pas à son image de l’homme viril et invulnérable. Et ces hommes perdus, rejetés, n’avaient plus que des substances pour s'accrocher aux bribes de leur vie.

Nicolas se demanda alors comment il pourrait aider ces hommes, lui qui se trouvait parfois aussi perdu qu’eux. Mais peut-être que Marc, à sa manière, allait leur donner une voix. Une voix pour exprimer leur douleur, leur honte, leur sentiment de n’avoir plus leur place dans un monde qui leur échappait.

Ce soir-là, Nicolas comprit que Marc n'était pas seulement un personnage fictif. Il était l’étendard d’une génération d’hommes perdus, un cri dans le silence assourdissant de la souffrance masculine. Et pour la première fois depuis longtemps, Nicolas se sentit moins seul.

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