Chapitre 52
Les jours s’étaient effilés sans qu’il s’en rende vraiment compte. Nicolas passait ses nuits à errer dans les rues de Forbach, revenant toujours à sa voiture comme à un refuge. C’était devenu son bureau d’écrivain improvisé, un espace exigu où les pensées pouvaient tourner en boucle, un peu à l’abri du monde. La nuit, il y allumait une cigarette, déballait quelques pages de brouillon, puis, souvent, se laissait happer par l’alcool et le flot ininterrompu de souvenirs.
Il y avait Salva, Clara… tous ceux qui faisaient partie de son quotidien et qui, pourtant, lui semblaient distants en ce moment. Il ne les avait pas contactés, même si parfois leurs visages s’imposaient à lui, comme pour le ramener à la surface. Il leur devait des nouvelles, mais il avait ce besoin impérieux de rester seul, en tête-à-tête avec ses pensées, comme s’il était en pleine métamorphose. Et ce livre, son livre, cette histoire qui le hantait, semblait plus urgent que tout le reste.
Mais il butait. Comment écrire une fin heureuse, un peu de lumière dans le chaos ? Sophie avait planté cette graine d’idée : revenir aux bons souvenirs, à ce qui l’avait rendu heureux, même fugitivement. Elle pensait qu’il pourrait puiser là-dedans de quoi éclairer les pages sombres, donner un peu d’espoir. Mais comment faire ? Comment raconter cette histoire sans trahir les fondations de ce qu’il voulait dire ? Il ne cherchait pas à édulcorer sa réalité ou à minimiser les échecs qui l’avaient marqué. Ce qu’il voulait, c’était parler de cette lente et insidieuse descente qui parfois n’a rien de spectaculaire, mais qui s’infiltre dans les failles les plus anodines.
Soudain, il se surprit à parler à voix haute, comme s’il s’adressait aux lecteurs qu’il imaginait pour son livre :
« Vous voyez, je suis comme vous, on est tous un peu perdus, non ? On se dit qu’on va faire autrement, mais les jours défilent et on continue d’errer. Alors c’est quoi la leçon de morale là-dedans ? Il n’y en a pas, ou alors elle est quelque part dans l’acceptation qu’on est foutus mais pas entièrement… Peut-être qu’on peut s’en sortir avec un bout d’ombre et un bout de lumière, et que les deux s’emboîtent pour donner quelque chose d’à peu près correct. »
Il se tut, réalisant qu’il s’adressait finalement à lui-même. Peut-être que la fin n’avait pas besoin d’être joyeuse, ni même optimiste. Il pouvait simplement raconter la complexité de la survie émotionnelle, de ce patchwork fait de douleurs et de moments volés à l’oubli, de ces petits instants qui, même brefs, suffisent parfois à donner du sens.
Nicolas écrasa sa cigarette, fixa le brouillon devant lui. Il n’avait peut-être pas de morale à offrir, mais il pouvait offrir sa vérité, imparfaite et déroutante. Une vérité qui dirait que certains hommes ne remontent pas la pente, mais qu’ils survivent autrement, en inventant leurs propres chemins dans le chaos.
Assis dans sa voiture, la bouteille de whisky à moitié vide sur le siège passager, Nicolas fixait l’écran de son téléphone. L’alcool lui brouillait un peu les idées, et son courage s’en trouvait amplifié. Ce n’était pas la première fois qu’il pensait à Astride, ni au fait qu’elle attendait un enfant. Mais cette nuit-là, l’idée qu’il puisse être le père le tenaillait, l’obsédait. Il avait repoussé cette pensée depuis des semaines, refusant de faire face à la possibilité. Pourtant, une question sans réponse restait un poison lent, et il le sentait.
La discussion avec Sophie, les errances nocturnes, son livre… Tout semblait l’avoir poussé à ce moment précis, où il réalisait que ce doute lui pesait bien plus qu’il n’osait l’admettre. Soudain, sans trop réfléchir, il ouvrit la conversation avec Astride. Son pouce glissa quelques secondes au-dessus du clavier avant qu’il ne commence à taper, hésitant entre la colère, le besoin de clarté, et peut-être un résidu d’attachement qu’il n’osait s’avouer.
Il tapota maladroitement, relut une dernière fois, et appuya sur “envoyer” :
« Est-ce que je suis le père ? »
Les mots, aussi secs qu’un coup de poing, étaient partis. Il se sentit à la fois soulagé et pris de vertige. Le message paraissait brutal, direct. Un message d’homme un peu perdu, sans filtre, rattrapé par des émotions qu’il avait tenté de noyer dans l’alcool et le déni. Il savait que l’attente serait insupportable, qu’il guetterait la réponse avec une angoisse latente. Pourtant, il avait enfin posé la question.
À l’extérieur, le vent soufflait dans les rues désertes de Forbach, et Nicolas se sentait plus seul que jamais, une solitude qui lui rappelait pourquoi il s’était lancé dans ce livre. Pour lui, pour les autres, pour mettre des mots sur ces doutes et ces luttes qui semblaient toujours cachés dans l’ombre.
Lorsque le message d’Astride arriva, Nicolas le lut d’un trait. « Non, d’après les calculs du gynécologue, ce n’est pas possible que ce soit toi. »
Il resta immobile, fixant l’écran. Un mélange de soulagement et d’amertume le traversa. Dans un sens, cette réponse lui enlevait un poids. Il ne serait pas père à nouveau, et ne serait pas forcé de partager ce rôle avec une femme qui l’avait trahi. Mais d’un autre côté, il ressentait un vide, cette distance définitive. Ce chapitre-là se refermait enfin, définitivement.
Il ferma les yeux et soupira longuement. L’alcool adoucissait la tension qui l’avait rongé ces derniers jours. Il attrapa la bouteille de whisky et en prit une longue gorgée. Les pensées se faisaient floues, mais un calme étrange l’envahit. Il n’avait plus de questions, plus d’incertitudes sur ce sujet. Juste un peu plus de solitude, peut-être, mais au moins, il savait.
Cette nuit-là, Nicolas resta dans sa voiture, seul avec ses pensées, et bu encore, peut-être une fois de trop.
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