Chapitre 54
Après quelques heures de repos, Nicolas retourna au CHRS. Le bruit familier du lieu, les discussions à voix basse des résidents et l’odeur de café rassis lui donnèrent un étrange sentiment de retour à la réalité. Ici, dans cette bâtisse aux murs fatigués, les drames quotidiens continuaient de se jouer, avec ou sans lui.
En remontant le couloir, il croisa Karim, un des résidents avec qui il lui arrivait de discuter de temps en temps.
Karim avait connu plusieurs rechutes et revenait toujours, un peu plus abîmé à chaque fois. Nicolas s’approcha, cherchant les mots justes, ceux qui auraient un vrai écho sans tomber à plat.
– Ça va, Karim ? demanda-t-il doucement, presque en chuchotant.
Karim haussa les épaules, son regard fuyant, les yeux cernés.
– Bof. Je sais même plus pourquoi je me bats, tu sais. Dès que ça va mieux, y’a un truc qui me fait replonger.
Nicolas resta silencieux un moment, laissant les mots s’installer entre eux. Il reconnaissait cette lassitude dans la voix de Karim, une lassitude qu’il connaissait trop bien.
– Tu crois pas que, des fois, c’est toi qui te fais replonger ? lança-t-il, essayant de ne pas sonner moralisateur.
Karim soupira, baissant les yeux sur ses mains tremblantes.
– Peut-être, ouais… Mais j’arrive pas à arrêter. Chaque fois que ça va bien, y’a ce manque qui revient, comme un poison qui t’envahit. T’as l’impression d’étouffer, et t’as qu’une envie, c’est d’échapper à tout ça.
Nicolas prit une chaise et s’assit en face de lui, tentant de comprendre cette spirale qui semblait les enfermer tous les deux, chacun à sa manière. Il se rendait compte que, même avec la meilleure des intentions, certaines personnes finissaient par détruire tout ce qu’on construisait pour les aider. Comme si, malgré tout, il y avait un instinct de survie… mais à l’envers.
– T’as déjà pensé que peut-être, le bonheur, ça se cherche pas, ça se construit ? lui demanda-t-il.
Karim leva les yeux, surpris par la question.
– Et comment tu veux construire quelque chose quand t’as rien, Nico ? T’as aucune base, t’as plus d’espoir, et même si t’essayes, tout finit toujours par s’effondrer.
Nicolas se sentit démuni. Il savait que Karim avait raison, au moins en partie. Mais il savait aussi que cette vision, aussi amère soit-elle, n’allait mener Karim nulle part. Il reprit doucement, presque en murmure.
– Peut-être que la base, c’est juste de se tenir droit, peu importe combien de fois on se casse la gueule. Parfois, la fin heureuse, elle existe pas toute seule. Elle est juste cachée derrière chaque petit choix, chaque effort qu’on fait.
Karim secoua la tête, mais Nicolas sentit qu’il l’écoutait.
Après un silence, Karim reprit d’un ton différent, presque provocateur.
– Tu parles comme si t’avais tout compris, mais on sait tous les deux que t’es aussi perdu que nous. Pourquoi tu te bats, toi, Nico ? Pourquoi t’es là, dans ce trou ?
La question résonna en Nicolas, comme une claque. Il inspira profondément, laissant le silence s’installer entre eux avant de répondre.
– Peut-être que j’essaie de ne pas fuir, pour une fois. Parce que si moi, je m’accroche pas, qu’est-ce que ça veut dire pour toi, Karim ? Pour les autres ? Si moi aussi j’abandonne… alors qui va croire qu’on peut faire autrement ?
Karim l’observa, un peu déstabilisé. Puis, comme si un souvenir lui revenait, il se redressa légèrement.
– Tu sais… y’a cette histoire, sur internet, à propos d’un gars, Marc. Les mecs ici en parlent. Ce type, il traverse des trucs de dingue. Il tombe, mais il se relève toujours. C’est pas un super-héros, mais on dirait qu’il a quelque chose en plus… du courage, j’sais pas. Il a l’air de s’en sortir, même si c’est pas facile. Ça me touche, parce que j’aimerais bien être comme lui, tu vois ?
Nicolas écoutait attentivement, surpris de l’émotion qui se cachait derrière les mots de Karim.
– Et toi, Nico, reprit Karim d’un ton plus bas, t’es pas Marc. Marc, lui, il en bave, mais il revient toujours au combat. Toi… j’te connais. T’es pas aussi fort que lui.
Nicolas encaissa les mots, comme un coup au ventre. Il aurait pu défendre sa posture, prétendre qu’il tenait le coup, qu’il était plus résilient qu’il n’en avait l’air. Mais il savait que Karim n’avait pas complètement tort. Au fond, il n’était pas un modèle de stabilité. Et pourtant, il était là, pour Karim, pour les autres. Peut-être que ça comptait, même s’il n’avait pas toutes les réponses.
Karim le regarda un instant, comme pour chercher dans son regard une autre vérité. Puis, après un long moment de silence, il hocha lentement la tête.
– Peut-être que t’as raison, murmura Karim, à moitié pour lui-même. Peut-être que j’ai juste pas assez essayé.
Nicolas sourit faiblement. Il savait que rien n’était gagné. Que peut-être, dès demain, Karim rechuterait à nouveau. Mais dans cet instant, il y avait quelque chose de fragile mais de vrai. Un instant où ils se retrouvaient tous les deux, ni Marc ni super-héros, mais simplement des hommes cherchant une fin heureuse. Pas une fin parfaite, juste une chance d’avancer, un jour après l’autre, aussi difficile que cela puisse être.
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