Chapitre 1 - Lylhou
Je me jette sur le côté pour éviter le coup violent qui me prend pour cible.
Les deux kirks hurlent, crachant un flot guttural d’injures et de salive, tandis qu’ils réarment leurs bras musclés. J’amortis ma chute par une roulade souple et me relève d’un bond. Levant le menton, je les défie en pointant l’un d’eux de mon glaive. Naturellement, ce dernier répond à mon duel immédiatement et se rue sur moi, son biface — une espèce d’énorme hache à double tranchant — au-dessus de la tête, sans attendre que son camarade reptilien ne soit prêt à le suivre.
Voyant arriver la première brute, seule, à toute vitesse, j’esquive l’assaut en tournant sur moi-même. Puis, alors que le monstre est à ma merci, un rictus aiguise ma bouche. D’un revers rapide et puissant, je lui fends la gorge, lisant dans ses yeux de serpent la stupéfaction et la peur. Un instant plus tard, il s’écrase au sol dans un gargouillis de sang.
Je me tourne rapidement pour affronter son congénère, sans laisser le temps à la poussière de se déposer.
Le deuxième guerrier, scrutant la scène avec méfiance, hésite une seconde. Sa mâchoire carrée, aux lèvres écailleuses et retroussées, se crispe. Il se dandine. Suis-je une proie si facile finalement ?
– Je suis Lylhou, fille de Vindikaëll, Rôdeuse d’Aurore Éternelle ! le toisè-je en levant mon arme et en le provoquant d’un regard.
Courte pause d’un battement de cœur et je reprends avec un sourire conquérant :
– Magie élémentaire du Feu : Lame Flamboyante.
D’un geste élégant, j’accompagne mon incantation en balayant de la paume de ma main le tranchant de mon épée. Elle se recouvre aussitôt d’un linceul de flammes orangées.
– Allez, viens, kirk ! Aurais-tu peur d’une femme ?
Celui-ci plisse les yeux. Les muscles de son cou se crispent sous ses écailles, qui semblent se soulever et gonfler, réaction typique des membres de leur espèce lorsqu’ils se sentent menacés ou qu’ils tentent d’intimider leurs adversaires.
Puis, il se jette sur moi en hurlant, exactement comme son prédécesseur. À nouveau, mon visage se fend d’une risée et mes prunelles s’illuminent.
Tellement prévisible.
Je me campe en position d’attaque et attends le dernier moment pour agir.
– Ne m’pren pô pour un baka ! beugle le monstre en lâchant subitement son arme massive. Jé vu komen k’t’a eskiv’ Rakorg !
Il me saisit le bras dans une poigne de fer et le tord. Un instant plus tard, tandis que je retiens un cri de douleur et de surprise, il virevolte et passe derrière moi. Il attrape violemment ma gorge avec sa seconde main et me soulève sans peine en me plaquant contre sa poitrine large et crasseuse.
Sa Mer, il est plus malin qu’il n’y parait, celui-là.
Je sens sur ma nuque un reniflement bestial répugnant. Je perds mon souffle à cause de son haleine nauséabonde, mélange âcre de charogne et d'une puanteur reptilienne qui me retourne l'estomac…
– Ta l’odeur d’la Mer… Jé vu just’, té bien une fame d’la Mer. Komen k’tu fé du Feu alor ?
Il a marmonné ses dernières paroles pour lui-même. Les kirks ne sont pas réputés pour être bavards et le crissement d’une lame sortant d’un fourreau me fait frissonner. Une dague sans doute…
Les battements de mon cœur, amplifiés par la montée de l’adrénaline, pulsent contre mes tempes avec une intensité douloureuse. La scène se transforme en une vision floue et menaçante, tandis qu’une chaleur étouffante envahit mon corps, chaque muscle se crispant sous l’emprise d’une peur viscérale. Puis, l’instinct de survie reprend le dessus et un éclair de lucidité me traverse l’esprit.
– Magie élémentaire de l’Eau : Peau aqueuse, murmurè-je d’un souffle, alors que les doigts puissants du kirk renforçaient son étreinte et que le tranchant de son arme n’était qu’à un cheveu de ma gorge.
– Kes-c’ k’…
Il perd tout à coup sa solide prise, glissant sur ma peau devenue huileuse. Je tombe au sol, me retourne avec souplesse et frappe avec toute la hargne qui m’habite à cet instant. Avec une force inconsidérée, l’arc de cercle que décrit mon épée enflammée sectionne une grande partie de la jambe écailleuse du monstre, et ce, malgré sa protection de cuir crottée de boue, de sueur et de sang. Bien que ma lame soit courte, la blessure est béante et le kirk s’effondre en lâchant son poignard rudimentaire. Le regard stupéfié, tandis qu’un geyser d’hémoglobine s’échappe de sa cuisse tailladée, il grogne.
Mais ni une, ni deux, avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit d’autre, mon fer plonge et fouaille ses entrailles avec un quart de tour violent. Puis, je le retire d’un mouvement sec qui arrache un nouveau cri à ma victime. Quand bien même il parviendrait à reprendre le dessus, la taille de sa plaie ne lui laisse que quelques minutes tout au plus.
– Tu fé d’la flot’ osi ? vocifère-t-il alors que je pose la pointe ensanglantée de mon arme sur sa gorge.
Comme seule réponse, je me contente de pencher la tête sur le côté, les yeux mi-clos de mépris, mon cœur continuant de battre à rompre dans mes tempes.
– Ton silens’ n’chang’ra rien ! grogne-t-il, le souffle court, dans sa langue primitive. Nou noaron l’mond’ dan lé Ténèbre, komm’ nou l’avon déja fé ! Et k’tu sois une fame d’la Mer é du Feu ny changera rien !
– Cause toujours. J’accueillerai toutes les pourritures comme toi de pied ferme, kirk. La question d’aujourd’hui n’est pas de savoir si les Ténèbres me noieront, mais plutôt de savoir pourquoi deux raclures de ton espèce trainent dans cette forêt, si loin de vos cavernes infectes.
Il tente de redresser son crâne massif et de cracher, mais seule une boule de sang noirâtre et gluante franchit ses lèvres et s’écrase sur son cou.
– Ça n’te regard’ pô, fame d’la Mer é du Feu. Tu pe me tué ! J’atendré le Rag’Na’Rak ou j’reviendré réclamé vengans’ ! Nou noiron le mond’ dan lé Ténèbre !
– Puisses-tu trouver la paix dans ce sombre royaume qui t’est destiné. Et puissent ces enfers être assez grands pour recevoir tous tes frères que je terrasserai comme je t’ai terrassé, serpent puant.
Un rictus me fend alors le visage et j’enfonce mon épée dans sa gorge écailleuse. Dans un râle sourd, il m’injure une dernière fois tandis que ses yeux rouges, injectés de colère et de haine, finissent par s’éteindre. La rivière écarlate qui se déverse de son cou est bue goulument par la terre.
Je fais craquer ma nuque pour relâcher la tension accumulée en expirant profondément. Avec un geste méthodique, j’essuie la lame ensanglantée sur l’armure de cuir sale du kirk, puis je la glisse dans le fourreau attaché à ma cuisse, prête à reprendre mon chemin…
Au centre de la clairière, souillée par le combat, un arbre solitaire se dresse, témoin silencieux de ma victoire. Ses branches s’étirent vers le ciel comme des bras m’offrant un refuge inespéré. Un arbre solitaire au milieu d’une trouée comme celle-là est l’endroit rêvé pour passer la nuit à l’abri des prédateurs, des brigands et des kirks comme eux. Hors de question de le laisser à ces éclaireurs de pacotilles !
Même si la forêt de Broce-Liande est moins dangereuse que les sombres canopées de la Sapine au nord, cela n’empêche que dormir à même le sol ici est à la limite du suicide. Et nous autres, rôdeurs et rôdeuses, le savons bien. Jamais, ô grand jamais, nous nous risquerions à cela.
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Les kirks
Les kirks sont des créatures humanoïdes solidement bâties, mesurant jusqu’à 2,20 m de haut lorsqu’ils se redressent de toute leur hauteur. Tristes descendants des virmes, une antique race d’homme-serpent ayant jadis foulé Tella à l’aube du monde, les kirks, et toutes leurs engeances, incarnent maintenant le pire des fléaux qui errent sur nos terres.
Ils ont des yeux farouches, injectés de sang, aux pupilles fendues. Leur crâne court est coiffé de cornes allongées, agglomérées et rêches qui rappellent vaguement les piques d’un hérisson ou les cheveux tressés de certains bardes rasta. Ils ont une peau écailleuse, généralement brune ou noire, aussi résistante que le cuir le plus épais des crocodiles. Certains soldats affirment avoir vu des carreaux d’arbalètes ricocher sur les kirks les plus grands.
Leur mâchoire, large et ornée de crocs de la taille d’un pouce, ressemble à celle, massive mais moins saillante, d’un raptor ou d’un tyran. Leurs canines inférieures sont proéminentes et dépassent de leurs gueules à la manière des défenses d’un sanglier. Ils ont des pieds et des mains solides, dotés de doigts griffus. Leur queue écailleuse, plus ou moins grande et trapue, confirme leur origine reptilienne. Selon leurs traditions barbares, la taille de leur queue est un reflet direct de la pureté de leur lignage : plus elle est longue et épaisse, plus leur sang est pur et leur force est grande.
Malgré leurs puissances physiques nettement supérieures aux nôtres, les kirks sont des brutes peu raffinées adeptes des combats brutaux avec des haches ou des gourdins, et ils portent généralement des armures de cuir rudimentaires. Ce sont de bons lanceurs de javelots, mais de piètres archers.
Les kirks vivent en tribu de trente à quarante individus. Lorsque leur population devient trop importante, les tensions au sein du clan entrainent sa scission en plusieurs groupes après d’âpres conflits meurtriers. Les mâles sont les guerriers, tandis que les femelles, ressemblant trait pour trait aux mâles, s’occupent de mettre au monde les petits et de les élever. Farouches et indépendantes, elles sont très souvent versées dans des arts sommaires de guérison, de forge ou de tannerie. Les kirks entretiennent également des relations durables avec certaines créatures des ombres, comme les loups des montagnes, avec lesquels ils partagent leurs territoires dans les pics Déchiquetés, et les brontoscorpions.
Les kirks sont des charognards, envahissant toutes les cavernes ou les ruines abandonnées qu’ils trouvent, et ils mangent, dorment, forniquent et jouent tous dans la même pièce, sans aucune intimité. Le chef de la tribu est l’individu le plus puissant et il le reste jusqu’à ce qu’il ne se fasse tuer par un autre membre de son clan.
Selon les légendes mirmes retrouvées dans les souterrains de Meime’Ris, les premiers kirks seraient sortis des entrailles du monde lors de la Quatrième Ère, pendant la Guerre des Titans. Après la défaite de leur sombre maitre, ils auraient fui sur le continent au lieu de retourner d’où ils venaient, au Royaume des Tartares, que nous appelons plus couramment les Enfers. Dans leur culture barbare, les Tartares sont un champ de bataille éternel et brulant dans lequel ils se livrent à un combat sans fin pour se préparer au Rag’Na’Rak.
Grâce à leur grand nombre et à leur remarquable capacité d’adaptation, les kirks occupent aujourd’hui chaque ruine et chaque territoire que nous laissons à l’abandon. Bien qu’ils vivent principalement dans les pics Déchiquetés, où ils sont des multitudes, ils hantent dorénavant les collines Bleues, les marais de Kamarke, certaines régions de la savane de Brokar et, depuis quelques années, les sombres frondaisons de la Sapine.
Pour tous les peuples, ainés et humains, les kirks et leurs sous-espèces représentent une menace à éradiquer à vue.
Par sieur Daraiden, maître du savoir de Mas’Ilia
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