Chapitre 2 - Arakis
La rôdeuse arrive au pied du bouleau.
Elle ne m’a pas encore rôdave.
L’arbre est colossal et se dresse fièrement, témoin silencieux de mille générations. Son tronc, plus large qu’une maison, est strié de cicatrices et de crevasses profondes. Ses racines, tortueuses et épaisses, s’enfoncent dans le sol comme des doigts cherchant à agripper la terre nourricière.
La jeune femme l’observe dans toute sa grandeur et sa majesté tandis que je me ramasse sur moi-même, à l’abri de son regard.
Je ne bouge pas.
La rôdeuse se dit sans doute que sa ramure lui procurera une bonne protection, aussi bien à la vue des prédateurs qu’à leur flair, et ce grâce aux odeurs qu’elle dégage. Et elle a raison, mais… haha, je suis déjà là.
Je souris en coin.
Elle pose la main sur l’arbre et attend son accord. Un léger bruissement parmi ses feuilles lui murmure qu’il l’accepte et elle hoche imperceptiblement la tête de satisfaction. En tant que rôdeuse, la jeune femme comprend les esprits des Sylves, tout autant que moi.
Une petite risette fend la joue de l’ondine.
Pour elle, l’endroit sera parfait pour un sommeil réparateur. Cependant, si le bouleau ne l’avait pas autorisé, il se serait transformé en cauchemar, voire même, en tombeau. Les arbres ont beaucoup de caractère, et pour les puinés — qui s’appellent eux-mêmes « humains » —, monter dans leurs ramures sans leur consentement frise l’inconscience.
Je descends d’une branche, pendu à un fil de sécurité. Puis, je m’immobilise de nouveau avant de me faire remarquer. J’observe alors avec attention la jeune femme.
Elle passe les dix minutes qui suivent à préparer un feu de camp modeste. Elle dispose de grosses pierres en cercle et dépose en son centre un amas de bois morts qu’elle allume d’un claquement de doigts. Elle fabrique ensuite une broche avec les quelques morceaux restants, et commence à y cuire un lapin dépecé. Elle installe également une tasse métallique remplie d’eau à côté des flammes et la garnit d’herbes diverses. Chacun de ses mouvements est précis, mesuré, presque chorégraphique et trahit l’habitude de la routine.
Une fois tout cela terminé, elle s’assoit contre le tronc en soupirant d’aise.
Descendant encore d’un cran vers le bas, je me rapproche un peu plus. Mes prunelles ne la lâchent pas et observent chaque partie de son corps si appétissant.
La rôdeuse est une ondine, une puinée affiliée à l’élément de l’Eau. Ce peuple, rare et exclusivement composé de femmes, est renommé dans tout Turème pour sa beauté, bien que les conditions de vie de celle-là mettent à mal cette réputation. Elle a la peau lisse et claire. Ses grands yeux mauves surmontent des joues fines couvertes de crasse et de sueur. Ses cheveux noirs sont coupés aux épaules et une mèche rebelle, d’un orange vif, orne la partie droite de son visage. Elle est plutôt petite et svelte, avec une poitrine ronde. Elle porte des vêtements verts foncés, usés et rapiécés, complétés par une cape de rôdeur cousue de manière à offrir un étui pour un arc. Enfin, à sa ceinture militaire, garnie de nombreuses poches et sacs, pend le fourreau d’une épée d’un côté et un carquois de l’autre.
Tandis que le regard de l’ondine se perd dans les flammes de son feu modeste et qu’elle tourne machinalement la broche de son repas, je descends une branche de plus.
Merde...
Une de mes pattes fait un faux mouvement et un léger craquement résonne dans le calme de la forêt. Aussitôt, la jeune femme lève les yeux.
Chier, je m’suis fait rôdave…
– Tu es à la bourre, Arakis, me dit-elle en souriant.
Je saute à terre en grognant.
– Reste tranquille, tu as des kirks à téter là-bas, enchaine-t-elle en désignant les corps du menton. Dépêche-toi, ils doivent être encore chauds et je sais que les tarenkas n’aiment pas manger froid…
Je grommèle à nouveau et me retourne. D’un bond souple et silencieux, j’atterris au-dessus de l’un des cadavres et y plante mes chélicères massives.
– Je ne demande comment tu fais pour avaler du kirk… soupire ma sœur en secouant lentement la tête. J’ai envie de vomir rien que d’y penser.
– Laisse-moi les kirks, et j’te laisse tes lapins maigrelets et tes tisanes de brins…, tranchè-je sèchement d’une voix sifflante et entrecoupée de bruit d’aspiration répugnant.
Lylhou glousse en dépliant la lame de son opinel, puis commence à manger.
Je vous présente donc ma frangine : Lylhou, fille de Vindikaëll et Rôdeuse d’Aurore Éternelle.
Houla, je vois d’ici vos yeux s’écarquiller. Oui, je suis une tarenkas, une araignée géante des jungles d’Azami, et oui, ma sœur est une ondine, une femme de la Mer. Ne vous faites pas de nœud au cerveau pour l’instant, sachez juste que nous sommes unis par un genre de lien du sang. Cela ne s’explique pas, c’est ainsi. Nous, les ainés, les premières créatures conscientes engendrées par les Divins, sommes parfois appelés à partager notre existence avec les puinés, les seconds nés. On ne le choisit pas et cette attirance quasi surnaturelle nous pousse quelquefois à traverser la moitié du monde pour trouver notre partenaire.
Pour ma part, j’ai rencontré ma belette de sœur alors qu’elle n’était qu’un bébé dans les… attendez... Pourquoi j’vous raconte tout ça, moi ? Croyez qu’on a élevé les chèvres ensemble ou quoi ? Allez, on reviendra sur l’Empathie, les sang-liés et mon passé plus tard… ou pas.
– Tu aurais pu m’aider contre les kirks quand même, baragouine Lylhou, la bouche pleine. Le plus grand des deux a failli m’avoir…
Je réponds sans même lever la tête :
– Tu le dis toi-même : failli. Alors pas d’problème. Ils auraient été huit ou neuf, à la limite t’aurais peut-être eu besoin d’un coup de patte. Et encore… Ces baltringues ne sont pas assez badase pour m’intéresser, tu le sais bien.
Ah oui, dernier détail me concernant. J’ai une manière de m’exprimer plutôt… exotique, comme dirait ma sœur. Un langage dont je ne suis pas peu fière ! Un savant mélange de l’argot des basfonds et du jargon fleuri des miliaires — très largement dérivé du mirme d’antan d’ailleurs. Des mir-quoi ? Allez, ajoutez ça à la longue liste des choses que je devrais vous expliquer, et que je ne ferai sans doute pas, haha…
Bon, je vous traduirai quand même de mes propos barbares, histoire que les durs de la feuille puisent piger ce que je leur raconte.
Donc, commençons par « badase ». Les badases étaient les soldates vétéranes des mirmes, généralement à la tête de leurs armées. C’étaient des genres de capitaines en gros. Les militaires et les mercenaires d’aujourd’hui utilisent dorénavant un dérivé de ce terme pour désigner une personne plus forte ou plus coriace que les autres. Et je suis quelqu’un de sacrément badase si jamais vous en doutiez.
– J’étais occupée, figure-toi, repris-je à l’adresse de ma sœur. L’arbre est sûr pour la nuit, je l’ai trapé. Et puis, deux crocos moisis ne sont pas plus dangereux pour toi qu’un vieux loup à l’agonie. Ils sont aussi forts qu’ils sont tebés, ce qui est plus un handicap qu’un avantage face à toi, alors arrête de chouiner un peu.
Merde. J’ai encore utilisé un mot chelou… Pfff, ça va être chiant de devoir tous vous expliquer par contre… En mirme, un trap c’est un piège et les femmes-fourmis s’en servaient beaucoup pour chasser. Là encore, les aventuriers et les soldats ont dérivé le mot en verbe, sans doute pour se la péter face au commun des mortels ignorants du bas peuple.
La rôdeuse hausse les épaules.
– J’ai dû utiliser ma magie, explique-t-elle en portant à ses lèvres sa tasse fumante. C’est rare contre des kirks...
– Ta lame de feu ? C’était surtout pour faire la kikou, ouais…
Alors que le vent du soir commence à se lever, Lylhou examine la position de la Mère Soleille. Elle est basse dans le ciel, à la lisière de l’horizon, découpé par la chaine montagneuse des Hautes-Brumes, loin au sud.
– Par contre, finis vite et viens, la nuit va tomber. Je te laisse emballer ça, s’il te plait.
Elle désigne de la tête les restes fumants de son lapin.
– T. k. t., belette, je ne crains pas le noir comme toi, ripostè-je avec une pointe de raillerie.
Je la regarde terminer à la hâte sa tisane, rassembler son équipement et étouffer le feu. Après quoi, elle monte à l’arbre avec souplesse et y cherche le hamac que je lui ai confectionné. Une fois ce dernier déniché, elle pend ses affaires à des branches alentours, tout en gardant son épée à portée de main, et s’y installe. Elle referme sa cape sur ses épaules et sa poitrine avant de mettre une petite couverture de soie, que je lui aie là aussi fabriquée, sur ses jambes. La nuit, il fait frais. Enfin, pour les puinés…
Elle sort ensuite un bouquin et commence à lire en m’attendant. C’est un grand classique qu’elle aime beaucoup : l’Encyclopédie des Savoirs Anciens, écrite et illustrée par Daraiden, un maitre du savoir de Mas’Ilia. Tous les mystères et les légendes de notre monde y sont soi-disant répertoriés. Vous sentez l’ironie dégouliner de ma phrase ? Ben vous devriez pourtant…
Je termine rapidement de vider mon kirk, puis j’enveloppe le suivant dans un cocon de soie et le pends à une branche basse. Il me servira de déjeuner demain matin. Dans la foulée, j’emmaillote le petit bout de lapin de Lylhou en deux temps trois mouvements de filières et le place à côté de mon repas. L’avantage de voyager avec moi, c’est que ma sœur n’a pas besoin de s’encombrer de tente, de toile, de hamac, de bandage, de corde ou de sac pour la nourriture… Elle peut ainsi pérégriner avec très peu de bagages.
Une dizaine de minutes plus tard, alors qu’elle est absorbée par sa lecture, je me pose face à elle.
– C’est bon, tu as fini de téter ton kirk ? me gourmande-t-elle, souriante d’oreille à oreille alors que j’enveloppe la branche à côté d’elle avec tous mes appendices, la faisant légèrement ployer sous mon poids.
Comme vous l’avez compris, je suis une tarenkas, une araignée géante. Je dois faire la taille d’une de vos bagnoles — une grosse, hein, pas une twingo — et suis assise sur huit membres velus accrochés à un céphalothorax, tout aussi velu, qui porte une impressionnante paire de chélicères — et j’dis pas ça pour me la péter. Entre ces derniers, encore barbouillés de sang et de poison, j’ai une gueule à la dentition bien garnie et à la verve brutale, le tout entouré de pédipalpes souples. Naturellement, comme tout arachnide qui se respecte, j’ai huit yeux brillants répartis en ligne sur mon crâne. Deux gros au centre, et les autres, plus petits, qui me cerclent le front — enfin, si on peut qualifier le haut de mon céphalothorax comme un front, mais vous aurez compris la nuance – enfin j’espère... Pour finir, le reste de mon corps est couvert d’un pelage épais et brun, plutôt sombre, avec des collerettes orange vif au niveau de chacune de mes articulations.
Je souris voracement à ma sœur.
– Yep, et je kiffe les kirks. Ils me rappellent le gout des serpents et des crocodiles de ma jungle.
Je m’arrête un instant, fais la moue et reprends :
– On est bientôt arrivé à Mas’Kiria, on va y crécher longtemps ?
– Pourquoi cette question ? réplique-t-elle en arrachant ses prunelles de son livre. Depuis quand t’intéresses-tu à la durée de mes séjours en ville ?
– J’m’en contre-cogne la glande à soie en fait, mais j’veux juste savoir si tu comptes y moisir deux jours ou deux semaines, t’as vu… T’sais bien que la téci est moi, ça fait quatre.
– Tout dépendra de mon père, ma très chère sœur au vocabulaire si fleuri. Mais comme le rapport qu’on lui ramène n’augure rien de bon, je pense que cela ne sera pas très long. Et puis, je te rappelle que je n’aime pas la « téci » non plus, me répond-elle en souriant et en se moquant de moi. On y restera pas plus que nécessaire, je te le promets.
Je lui rends sa risette en hochant la tête puis commence à ronronner tandis qu’elle y pose sa main. Hé, que je vous calme tout d’suite : n’allez pas imaginer qu’une tarenkas ronronne comme un chat, hein. Ça ressemble plutôt au mélange du stridulement d’un criquet et du sifflement d’un serpent… en plus effrayant.
Tandis que Lylhou se berce avec mon ronron, je regarde, les yeux mi-clos, la soleille disparaitre lentement à l’horizon. Dans notre monde, notre astre lumineux est une entité féminine, alors non, ce n’est pas une faute du bouffon qui retranscrit mes paroles que de dire « la soleille ». Bref…
La lumière faiblit progressivement, transformant la clairière en un patchwork d’ombres dansantes. L’air, encore tiède du soleil couchant, commence à se rafraichir, apportant avec lui des effluves de mousse humide et de résine de pin. Les murmures des bois, jusque-là étouffés, semblent s’intensifier, comme si chaque créature se préparait à la nuit imminente. Eh oui, je suis aussi en mesure de parler avec classe quand je veux.
Le ciel se dégrade lentement du bleu à l’orange et les quelques nuages blancs qui dérivent dans sa voute se teintent de rose.
Néanmoins, alors que le crépuscule se met à recouvrir la forêt de son sombre linceul, un évènement rare commence à l’illuminer. À l’Est se dresse Silik, la Lune Rouge, et l’air nocturne se dote d’un sinistre éclat pourpre.
Fronçant les sourcils, ma sœur range aussitôt son livre et attend quelques minutes pour voir si Séléni allait suivre sa jumelle.
Mais il n’en est rien. Silik est bel et bien seule ce soir…
Silik La Rouge et Séléni La Blanche sont les deux Lunes Jumelles de Tella qui, normalement, s’élèvent ensemble au déclin du jour. Cependant, parfois, l’une des deux doit avoir la flemme, je sais pas, et laisse tranquillement le ciel tout entier à sa frangine. Et lorsque cela se produit, ce dernier est baigné d’un rouge inquiétant et lugubre — quand c’est la baltringue de Rouge qui se lève en solo, hein, vous l’aurez pigé — ou, au contraire, dans une douce lueur crayeuse. Les Nuits de Sang de Silik sont toujours perçues comme de funestes présages tandis que les Nuits Blanches de Séléni sont plutôt annonciatrices de bon augure.
Mais ce soir, malheureusement pour ma sœur, c’est un mauvais auspice qui se profile à l’horizon, et je sens un frisson lui parcourir l’échine. Inutile de lire dans son esprit qu’elle fait immédiatement le rapprochement entre ce sombre évènement et notre retour de mission.
Pas du tout impressionnée par La Rouge, que je me contente de toiser les yeux mi-clos, j’attends patiemment que Lylhou puisse trouver un repos réparateur, ce qui risque d’être long cette fois-ci.
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Silik et Séléni, les Lunes Jumelles
D’après les légendes mirmes, Silik et Séléni sont les filles de la Mère Soleille et de Tain, descendant d’Aton, Père des Étoiles.
À l’aube de la création de l’univers, les deux jeunes sœurs se seraient disputées pour savoir laquelle était la plus belle et la plus désirée aux yeux de Gaib, leur frère aîné. Séléni, toute de blanche vêtue et d’un naturel timide et réservé, fut choisie par ce dernier, au grand regret de Silik, pourtant tout aussi séduisante et habillée d’une robe rouge carmin.
De l’union des deux Astres Divins naquit Tella, le monde que nous foulons. Ils y créèrent la vie et les huit Titans, puissantes créatures qui reçurent pour mission de façonner le visage de Tella et de la protéger des entités maléfiques du cosmos.
Malheureusement, Silik ne voyait pas cette union d’un bon œil. N’ayant jamais accepté la décision de son frère, elle lui voua une colère sans limites pour sa préférence envers Séléni. Cette colère se transforma très vite en haine meurtrière, et elle tenta plusieurs fois de l’anéantir : d’abord en corrompant les Titans eux-mêmes, puis en s’attaquant directement à leurs peuples. Arrêtée de justesse par Aton en personne, qui lui ôta tous ses pouvoirs, Silik fut condamnée à errer dans le sillage de la Blanche pour l’éternité. Cependant, les conflits qu’elle a provoqués détruisirent des continents entiers et dévorèrent des millions d’âmes innocentes.
Aujourd’hui, privée de ses capacités, il ne reste d’elle que ses légendes et ses Nuits de Sang.
Les mirmes racontent à ce sujet que tous les fléaux et les guerres qui ont frappé Tella jadis ont toujours été annoncés par une Nuit de Sang. Elles ont également prédit que lorsque Séléni serait tuée par le Démon à Sept Pattes, et que Silik demeurerait alors seule dans les cieux à jamais, la fin du monde serait proche. Tella sera plongé dans un hiver glacial. Puis, de lourds nuages sombres emprisonneront la lumière salvatrice de la Mère Soleille et nous serons alors noyés dans les ténèbres. Ensuite, sous la couverture de ces ombres éternelles, les Titans Noirs, enfermés dans l’Outre-Monde, sortiraient de leurs geôles pour nous anéantir. Ce jour funeste est appelé l’Apocalypse, ou Ragna’Rak dans la langue natale des mirmes.
Même si les légendes de Silik alimentent de nos jours beaucoup de contes et d’histoires au coin du feu, cela n’empêche pas les Nuits de Sang d’être craintes par tous les peuples, ainés et humains. Car, liés ou non aux mythes qui nous ont été transmis, bon nombre de guerres, d’épidémies, de catastrophes et de pillages ont bel et bien commencé par de tels phénomènes.
Par sieur Daraiden, maître du savoir de Mas’Ilia
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