Chapitre 3 - Lylhou
Une douce chaleur traverse mes paupières closes. Je cligne des yeux et découvre la Soleille qui se réveille, étendant ses rayons dorés à travers la brume matinale. Un oiseau chante au loin.
Je bâille silencieusement, m’étire et balaie les alentours du regard. Arakis n’est pas là, surement debout depuis longtemps telle que je la connais.
Je récupère mes affaires et descends de mon refuge nocturne. L’air est encore frais, porteur de l’odeur douce-amère de la mousse et du bois. Une fois au sol, je remets en route mon petit feu de camp, d’un claquement de doigts, pour y faire chauffer une tasse de thé, puis je m’assois contre le tronc. Comme petit déjeuner, ce matin, je termine les restes d’un snikeurse, une galette de farine de blé, de noisettes, de pois de terre et de miel.
Tandis que je grignote tranquillement mon repas, je réfléchis au rapport de mission que l’on ramène à mon père. Cela n’a pas été de tout repos et les nouvelles que je porte ne vont pas le rassurer. Il ne s’attend pas à cela, je le crains. En pensant à lui, une vague de souvenirs m’envahit. Il a toujours été là pour me guider, mais, bien que je le considère comme mon père, je sais qu’il n’est pas mon parent de sang. En réalité, je ne connais presque rien de mes véritables origines.
Je suis une ondine, une humaine de la Mer dont le peuple est exclusivement composé de femmes, et mes génitrices sont donc des femmes. Cependant, mes mères ont disparu dès mon plus jeune âge. Et c’est Vindikaëll qui s’est occupé de moi. C’est un phénix paladin qui dirige la guilde Aurore Éternelle, dont je fais moi-même partie. Ce dernier m’a trouvée en compagnie d’Arakis dans les collines Bleues, au pied d’un phare en ruines et langée dans une carapace de tortue. Il m’a alors recueillie et élevée comme si j’étais sa propre fille.
Après des études plus ou moins réussies, je suis finalement devenue une rôdeuse. Sous ce nom barbare se cache en réalité une personne qui aime voyager vers des contrées éloignées et qui possède une grande affinité avec la nature, les plantes et les animaux ; ce qui explique que je peux parfois parler aux arbres, même si ces derniers ne sont pas toujours très loquaces.
En tant qu’ondine, je suis quelqu’un de plutôt timide et réservée, voire même asociale. Cependant, la part de Feu qui coule dans mes veines fait que, lorsque l’adrénaline ou la colère monte en moi, je suis capable d’entrer dans une fureur noire. Et dans ces moments-là, mieux vaut ne pas se mettre en travers de mon chemin. Pour être franche, je ne me sens vraiment bien qu’en arpentant des plaines inconnues et des ruines mystérieuses, seule avec ma sœur, et loin des hommes et de toutes leurs pensées malsaines. Le lien d’empathie que je partage avec Arakis est plus fort que tout ce que je pourrais partager avec mes semblables et toutes les deux avons fait de l’exploration, la chasse au trésor ou la reconnaissance, notre spécialité.
Alors que je termine ma galette, les yeux dans le vague et un petit sourire béat sur le visage, Arakis se présente face à moi, les chélicères encore salivantes et rougies. J’en déduis rapidement qu’elle vient de dévorer le second kirk de la veille.
Elle me salue d’un « bonjour » sans grande conviction. J’esquisse une légère risette.
La journée va être longue. Arakis abhorre la ville tout autant que moi, et elle va donc sans doute être d’humeur massacrante aujourd’hui.
– Allez, en route, poussinette, ricanè-je, déridée.
La tarenkas se dresse vivement sur ses pattes, ses crochets luisant de menace. Sa grappe d’yeux verts me transperce d’un regard furibond.
– M’appelle pas comme ça ! siffle-t-elle. Je déteste ça !
Je lève les mains, faussement innocente, mais je ne peux m’empêcher de sourire.
Elle reprend, hors d’elle :
– Pour la peine, tu galoperas toute seule ce matin !
L’araignée géante bondit dans les arbres et disparait dans leurs frondaisons dans un bruissement de feuille à peine audible. Je secoue la tête. Quel caractère…
En sifflotant, je prends donc la direction de l’est et je me mets à trottiner.
Nous sommes dans une vaste futaie de bouleaux épais qui forment une haute canopée verdoyante. Les troncs défilent autour de moi, pareils à des gardiens muets, leurs écorces blanches se fondant dans les éclats de lumière du jour naissant. Le silence des bois est paisible et agréable. Il est tôt et les animaux sont plutôt discrets à cette heure-ci, même si parfois, un vol d’oiseaux qui s’enfuient à tire d’ailes, apeurés de croiser une tarenkas, en brise toute la quiétude. La Mère Soleille chauffe l’air tandis qu’une très légère brise caresse ma peau.
J’enchaine les kilomètres à bon rythme et bientôt, j’arrive à la lisière de la forêt, qui donne sur le Vertcanal, un cours d’eau artificiel d’environ quatre-cents kilomètres qui relie le Parte, un large fleuve à l’ouest d’ici, à Eaubelle, le lac qui trône au milieu de la Grande Vallée et où est édifié Mas’Kiria, ma destination. Il a été creusé par les premiers colons pour alimenter en eaux potables les villages et hameaux bâtis sur ses berges.
Je trottine le long du canal sur une demi-douzaine de kilomètres. Le murmure de l’eau accompagne chacune de mes foulées légères et la brise fait danser les feuilles au-dessus de ma tête.
Après une heure de marche à, je peux enfin le franchir — à sec — en passant par le Lion Fier, la dernière aubergeresse avant la Grande Vallée. Cette immense auberge-forteresse, ceinte de remparts, accueille les voyageurs qui cheminent le long du chemin Vert et leur fournit un abri sûr contre les prédateurs nocturnes, très nombreux et très dangereux, les pillards kirks — eux aussi malheureusement de plus en plus nombreux — ou les simples bandits de grand chemin.
Ma traversée du Lion Fier ne passe pas inaperçue. Je suis en effet connue comme le loup blanc par ici, mais comme je suis plutôt pressée aujourd’hui, je ne m’arrête pas, et refuse poliment toutes les invitations à déjeuner que l’on me propose — ce qui en soi m’arrange, car la communication avec autrui n’est pas ma meilleure compétence et si on ajoute Arakis à l’équation, cela devient tout simplement ingérable. D’ailleurs, cette dernière se contente de me suivre avec sa sociabilité légendaire envers les humains. En gros, elle grogne.
Une fois sur la route, nous accélérons un peu la cadence. Le chemin Vert est une chaussée pavée qui longe le canal et s’étend jusqu’à la cité des Trois-Ponts, à l’ouest, grand carrefour commercial entre la vallée du Parte au nord, Mas’Kiria à l’est, et Mas’Souna dans les déserts au sud. Elle est la seule voie praticable en charrette ou en carabe entre les richesses des montagnes et des forêts norraines et les terres australes arides. Nous croisons de nombreux voyageurs et cavaliers.
Les ombres se raccourcissent et bientôt la Mère Soleille culmine à son zénith.
Nous faisons halte au niveau d’une large pierre plate pour manger. L’herbe écrasée autour du rocher m’indique que nous ne sommes pas les premiers à avoir eu cette idée, et sans doute à peine une dizaine de minutes avant nous.
Assise contre le tronc d’un arbre, je grignote les restes froids de mon lapin de la veille, après m’être débarrassée de son coton de soie conservateur. Ma sœur tarenkas, n’ayant besoin de manger à nouveau que d’ici trois ou quatre jours, profite de cette pause pour s’étaler sur le dos. Elle écarte tous ses appendices et laisse son ventre frémir à la chaleur de midi, tel un énorme chat. Elle ne m’a toujours pas adressé la parole depuis ce matin. Ça commence à être long sa bouderie...
Une fois ma pitance terminée, je descends vers le canal pour me rincer les mains et le visage. Je remonte ensuite sur la chaussée et m’apprête à partir, lorsque le calme est soudain brisé par un silence brutal. Les oiseaux se sont tus.
Arakis bondit et se remet sur ses pattes d’un mouvement silencieux et souple. Elle est figée au milieu de la route. Elle a senti quelque chose.
Les yeux plissés, je dégaine immédiatement mon arc d’un geste fluide.
Au bout du chemin, à une vingtaine de mètres, se dressent cinq silhouettes humaines ornées de splendides ailes aux plumes aussi noires que le jais. Elles sont toutes drapées dans des armures de cuir sombres et leurs visages sont tournés sur moi et ma compagne.
Ce sont des séraphins, des hommes oiseaux…
Arakis les a sans doute détectés dès qu’ils ont posé les pieds à terre.
Au milieu du groupe, un individu plus imposant que les autres prend la parole.
– Par Sha’Tan, qui voilà donc ? Une rôdeuse apeurée et sa camarade araignée, seule, sur la route.
– Qui êtes-vous ? demandè-je en allant lentement poser mes doigts sur une des flèches dans mon carquois, pendu à ma taille.
Arakis s’est déjà plaquée au sol. Elle n’attend qu’un signe pour bondir.
Nous sommes pourtant proches de la Grande Vallée et les raclures dans leurs genres ne devraient pas trainer par ici normalement…
– Je suis Garmon, l’Écorcheur Ailé, annonce le chef. Et je vais écorcher ton cadavre et celui de ta vermine d’amie.
Il se déride et ses compagnons lui répondent d’un rire gras.
Visage imberbe et fin, nez aquilin, membres déliés et puissants, yeux vifs aussi perçants que ceux d’un aigle, mais aussi noirs que ceux d’une sombre bête, Garmon esquisse un sourire cruel qui déforme ses lèvres. Puis, il lèche la lame de son épée d’un geste lent et provocateur.
– Et bien, Écorcheur Ailé, tu as besoin d’autant d’hommes pour vaincre une femme seule ? lui répliquè-je, nullement impressionnée par son attitude.
L’araignée géante s’ébroue.
– J’compte pour walou, moi ? grogne-t-elle avec une ses expressions exotiques, signifiant qu’elle se sentait ignorée.
Je lui offre une risette conquérante et lui lance, les yeux étincelants de défi :
– Je te laisse t’occuper des larbins.
– T. k. t., je gère, répond-elle voracement, en utilisant une de ses abréviations typiques pour dire « t’inquiètes ».
Aussitôt sa phrase terminée, la tarenkas s’élance en hurlant son cri de guerre — enfin, si l’on peut qualifier son beuglement de cri de guerre — « Ikzooooooo ».
En un éclair, elle bondit, ses mouvements à peine perceptibles. Un instant au sol, l’autre déjà sur un arbre, elle s’abat sur le premier voleur. Il n’a pas le temps de réagir, ses armes encore au fourreau, alors que ses chélicères massives s’enfoncent dans son corps. L’attaque est fulgurante, imparable, et il s’effondre sans un bruit, la poitrine à moitié explosée sous l’impact. Jamais il n’aurait imaginé qu’une araignée géante puisse frapper avec une telle vélocité.
Un clin d’œil plus tard, un second séraphin se retrouve les pieds enlisés dans un jet de soie gluante et, dans une panique totale, tente vainement de décoller alors qu’Arakis lui saute dessus.
Tandis que ma sœur fait le ménage parmi les sous-fifres de Garmon, je décoche un trait qui perce les poumons d’un troisième larron. L’Écorcheur en était la cible, mais ce dernier avait lâchement utilisé un de ses sbires pour se protéger. Il disparait ensuite dans un grand battement d’ailes.
J’encoche en un éclair et pointe le séraphin, jurant en mon for intérieur.
Sa Mer, je n’aime pas ces fichus hommes volants…
Alors que ma visée est sure, je tire à nouveau. Ma flèche aurait dû le transpercer de part en part, mais elle traverse, en lieu et place de mon adversaire, un petit nuage électrique.
– Un transfert ? Voilà qui est intéressant, marmonnè-je en plissant les yeux.
Je range mon arc d’un mouvement souple dans son étui dorsal et dégaine mon épée.
Les transferts, sortilèges subtils de la magie de l’Air, offrent à leur utilisateur la capacité de se téléporter sur de courtes distances, créant un effet de dédoublement temporaire qui brouille les sens. Garmon allait donc sans doute surgir par-devant ou par-devers moi, dans un instant.
Il suffit de se tenir prête...
Au bout de la route, je vois d’un œil distrait Arakis fondre sur le dernier brigand qui prend la poudre d’escampette à tire d’ailes. Elle bondit, l’attrape en plein vol et le fait chuter. Il n’a pas dû imaginer qu’elle puisse sauter si haut, à son grand malheur, et malgré l’espace qui nous sépare, j’entends le bruit effroyable des os du séraphin se briser sous son poids.
– Pff, galette. Ras pour les trashes ! me crie-t-elle à plein poumon en se retournant, m’indiquant que tous les sous-fifres étaient éliminés.
L’air autour de moi devient soudainement lourd et étouffant, tandis qu’un éclair scintille sur ma droite. Un instant plus tard, une longue lame acérée se stoppe à quelques centimètres de ma gorge. Comme je m’y attendais, j’ai pu parer le coup.
Je me repositionne en un instant, face à la menace.
– Je dois admettre que tu es plutôt douée pour une rôdeuse, me flatte le séraphin noir qui venait d’apparaitre. Rares sont les personnes qui survivent à cette attaque.
Il frappe à nouveau, et j’esquive, dévie et bloque chacun de ses assauts avec précision.
– Je dois admettre que tu es plutôt mauvais pour un voleur, séraphin, ricanè-je, les yeux rieurs. Rares sont les personnes qui ne parviennent pas à me toucher.
Garmon recule d’un pas. Il semble déstabilisé. Il voit rapidement que tous ses hommes sont au tapis et que l’araignée l’observe sans avoir l’intention apparente de bouger. Il dégaine alors une dague, qu’il fait tournoyer dans sa main.
– Bien. Que les choses sérieuses commencent, enchaine-t-il en m’assaillant derechef avec ses deux armes.
Je pare une nouvelle fois sans difficulté. Cependant, alors que j’attends une ouverture pour estoquer, je n’entends que trop tard mon adversaire murmurer son incantation : « Magie des Ténèbres : Lame de l’Ombre ».
Aussitôt après, une cuisante blessure me laboure l’épaule.
– Et ça ? Tu peux le bloquer ? glousse-t-il en retirant son surin de ma chair et en m’arrachant un cri.
Son attaque a traversé le fer de mon épée et mon gilet de cuir comme s’ils n’existaient pas.
La douleur et la surprise réveillent en moi une tempête intérieure. D’un côté, l’Eau me murmure la prudence, tente d’apaiser mes pensées et de m’éloigner du chaos. Mais mon côté Feu, lui, ne se laisse pas contenir. Il rugit, se répand, embrase chaque fibre de mon être. Mon cœur bat comme un tambour de guerre, ma poitrine se gonfle, et la colère me fait serrer les dents à m’en briser les mâchoires. Le Feu consume tout sur son passage, enflamme mes entrailles, m’aveugle, me pousse à plonger tête baissée dans la bataille, téméraire et sans retenue. Entre la sérénité froide de l’Eau et la fureur brulante du Feu, je vacille, déchirée entre deux forces qui se heurtent en moi.
Je recule d’un pas, reprends ma garde et repousse l’assaut suivant.
– Quel triste individu es-tu pour utiliser cette magie interdite ? sifflè-je m’élançant. Que ta Mer t’emporte, séraphin. Soit la honte de ton peuple majestueux !
L’homme esquive sur le côté et me toise de haut. Il fait un pas en arrière puis pointe sur moi sa dague noire parcourue encore de fumeroles ombreuses, vestiges de son sort diabolique.
– Ne parle pas de ce que tu ne connais pas, femme de l’eau ! Seuls les plus forts et les plus malins survivent de par chez nous. Et je suis l’un des plus forts et des plus malins !
Il repart à l’assaut et frappe de toutes ses forces vers mon buste. Je lis dans ses prunelles noires la certitude de porter le coup fatal et je me campe fermement sur mes jambes, prête à bondir.
Un instant après, la terre et les pavés à mes pieds sortent du sol et érigent devant moi une barrière qui stoppe net la dague de mon agresseur, dont le fer se brise en plusieurs éclats scintillants. Un craquement sinistre et bref m’indique également qu’il vient de se casser, au mieux quelques doigts, au pire le poignet.
– Quoi ?
Le séraphin risque un regard en arrière et voit Arakis lui faire « coucou » avec ses pédipalpes tandis qu’un large sourire vorace lui illumine le visage. Il comprend, non sans horreur que c’est elle qui a invoqué le mur de pierre.
– Baltringue, lui hèle-t-elle alors.
Je saute par-dessus le rempart de terre et m’apprête à le fendre en deux dans toute sa hauteur, mais mon ombre me trahit.
Il lève les yeux au dernier moment… et s’écroule.
Ses réflexes lui ont sauvé la vie — pour l’instant —, mais le tranchant de son arme, qui vient de bloquer la mienne, imprime sur sa joue une longue estafilade. Il roule sur lui-même et se relève d’un bond agile en reprenant sa garde.
– Maintenant que la surprise de ta magie maudite est terminée, crachè-je, je vais moi aussi passer aux choses sérieuses. Magie élémentaire du Feu : Lame flamboyante.
Mon glaive s’enflamme et aussitôt, je charge mon adversaire. Ce dernier, déconcerté, pare les assauts violents qui le frappent de toute part et perd rapidement du terrain. Sa main brisée lui interdit toute défense efficace et j’en profite. En quelques secondes seulement, je l’ai acculé contre un arbre, à la lisière de la forêt. Il grogne :
– Je suis Garmon, fils de Garlord. Je ne faillirais pas face à toi, rôdeuse !
– Cause toujours.
J’arme ma prochaine attaque.
D’un coup, le séraphin prend appui sur le tronc et décolle en s’envolant dans un grand battement d’ailes. Puis, d’un mouvement souple et quasi surnaturel — comme les membres de son espèce en ont le secret —, il sort de je ne sais où, un énième poignard qu’il s’apprête à me lancer dans la poitrine.
– Magie des Ténèbres : Pointe d…
Une flèche se plante dans sa gorge et coupe cours à son incantation.
Les traits déformés, il gargouille son incompréhension et sa surprise en s’écrasant dans un nuage de poussière et de plumes.
Je le méprise du regard, alors que je garde la pose, profitant de ma victoire. Je n’ai même pas pris la peine de rengainer ou de lâcher mon épée. Elle pend juste par sa dragonne à mon poignet.
Oui, je suis une très bonne archère, et ce malgré ma blessure… Et encore plus avec un arc comme le mien. C’est mon bien le plus précieux, et j’ai sué sang et eau pour l’obtenir : c’est un arc court composite fabriqué en os de serpent de mer et en sylvacier, un bois souple et extrêmement résistant. C’est une relique, provenant d’un tombeau d’une reine ondine, trouvée au cœur des grottes de Calte, bien des années auparavant. Un objet d’une rareté et d’une qualité exceptionnelle, et qui a appartenu à mon peuple, les femmes ondines, à l’époque où elles étaient les maitresses des océans. Personne ne peut rivaliser avec moi sur ce terrain… Et ce Garmon aurait dû y réfléchir à deux fois avant de me provoquer…
– Pour ton malheur, je suis Lylhou, fille de Vindikaëll. Passe le bonjour aux raclures de ton espèce dans l’Outre-Monde, écorcheur de pacotille.
Le visage du séraphin noir se voile d’une ombre menaçante, et l’éclat de ses yeux s’éteint lentement. Sa poitrine cesse brusquement de se soulever, le souffle de sa vie se transformant en un gargouillement sinistre. Les derniers spasmes de son corps s’atténuent, tandis que le silence assourdissant de sa défaite tombe sur lui comme un couperet.
J’émets un grognement en plaquant ma main sur ma blessure. La lame de son attaque d’ombre a mordu profondément dans mon épaule, traçant une entaille juste au-dessus de mon bras. La chair s’est ouverte sous l’impact, mais par miracle, l’os est resté intact. Une vague de douleur lancinante pulse à travers mes nerfs, chaque mouvement envoyant une secousse brutale alors que le sang s’infiltre entre mes doigts crispés.
– T’as du bol que j’ai fini les trashes à temps pour te sauver le derche, belette, commence l’araignée en arrivant à mon niveau.
Je carre la mâchoire. Un grognement sourd monte de ma poitrine.
– Tu pourrais attendre que je récupère avant de me tailler… grommelè-je.
J’ôte mon gilet de cuir et relève la manche de ma tunique.
– Non, non, quand tu siouks, j’te taille, c’est normal, continue-t-elle en remuant le couteau dans la plaie.
Je n’ai pas été à la hauteur et je m’en rends compte. Je serre les dents, tant pour compenser la douleur que ma frustration.
– T’as voulu jouer la maline et t’occuper du boss. Assumes-en au moins les conséquences. Ha, la loose, il t’a cloué avec un simple shlas...
– Des fois, je me demande pourquoi on est sang-lié, pestè-je.
Maintenant que la fureur du combat est retombée, le Feu qui dévore mes tripes et mon esprit s’estompe, comme un rêve évanescent. La douleur me cisaille littéralement le bras. Je dois même m’agenouiller.
– Magie élémentaire de l’Eau : Onde de Guérison.
Je pose ma main sur mon épaule, me concentre et ferme les yeux.
Pour que la magie élémentaire fonctionne, les mages doivent pouvoir visualiser les effets de leurs pouvoirs et puiser, dans leur chair et dans leur être, l’énergie qui les façonnera. Certains sont très sommaires, et d’autres, beaucoup plus complexes. Ainsi, ériger un mur de pierre comme l’a fait Arakis, ou enflammer une arme ou un feu de camp, ne réclame qu’un instant et presque aucun effort mental. Mais soigner une blessure ou la fatigue demande beaucoup plus que de visionner une simple image dans sa tête.
Je m’efforce donc de calmer les battements frénétiques de mon cœur. Je m’imagine les pieds plongés dans une rivière paisible, l’eau fraiche enveloppant doucement mes chevilles. Le courant vivifiant apaise mon esprit, et, dans cette tranquillité, je laisse la magie de l’Eau se déployer à travers ma main. Elle s’écoule avec fluidité sur ma peau, nettoyant la plaie avec une précision délicate. La douleur se dissipe peu à peu, comme un écho lointain, jusqu’à devenir un souvenir fugace.
Je rouvre les yeux. Je suis soulagée : la blessure a commencé à se refermer – légèrement, mais c’est un début. Heureusement que la lame de son couteau n’était ni dentelée, ni suffisamment large pour interdire toute cicatrisation, comme celle de mon glaive, car ma maitrise de cet élément est plutôt limitée. Elle me permet certes de calmer la douleur et de laver ou d’accélérer la guérison d’une plaie superficielle, mais la régénération ou la réparation d’os brisé n’est pas de mon ressort. Certains clercs, les mages de l’Eau qui manipulent cette magie, sont capables de véritables miracles en la matière, mais moi, non.
Un instant après, l’énorme ventre velu de ma sœur se lève devant moi et un jet blanchâtre en jaillit. La vue des glandes filières qui s’agitent comme autant de petits doigts crasseux et abjects auraient pu me donner la nausée, si cela avait été la première fois que je les voyais s’affairer ainsi. La soie qui recouvre ma plaie durcit au contact de l’air et se resserre comme si je m’étais fait des points de suture. La soie d’araignée a d’excellentes vertus thérapeutiques et enveloppées comme ceci, ma blessure n’a pas besoin de bandage.
Je m’en tire finalement pas trop mal. Ce soir, à la guilde, j’irai peut-être trouver un guérisseur, mais au pire, je maintiendrais le tout au propre pendant quelques jours et ce sera bon.
– Eh oui, je te dois encore la vie, ma sœur, soufflè-je en me pinçant les lèvres et en remettant ma tunique non sans grimacer.
– Allez go lout ! s’exclame l’araignée en s’approchant du cadavre de l’Écorcheur et en ignorant totalement mes propos.
L’expression d’Arakis me fait sourire. « Go lout » signifie « ramasser un butin ». Cette formule fait référence aux louts, des punaises domestiquées qui étaient traites pour leur lait sucré par les mirmes, les femmes fourmis, qui ont dominé une partie du monde bien avant l’avènement des humains. Aujourd’hui, les aventuriers, et donc par extension ma sœur et moi, emploient ce terme dans le sens de récupérer un trésor ou un bien précieux, car, pour les mirmes, le lait des louts était une de leur plus grande richesse.
Dans le même acabit, Arakis utilise aussi le mot « trashes » ou « ras ». Dans la société mirme, les trashes désignaient les femmes-fourmis qui ne sortaient jamais des ruches et qui étaient responsables de leur entretien. Elles avaient une place très importante et gratifiante, mais dorénavant, cette expression, devenue péjorative, qualifie plutôt les domestiques, les hommes de main ou les esclaves. « Ras », quant à lui, est un terme militaire pour dire « rien à signaler », dans le sens de « tout va bien », « pas de problème » ou encore « j’ai terminé ».
En fait, ma sœur, qui crache sans arrêt sur les humains, se fait un plaisir de ponctuer ses phrases avec tous les argos possibles et imaginables. Que ces derniers proviennent d’un dérivé du mirme ou d’une expression typique d’une ville ou d’une profession. J’ai l’habitude maintenant, mais cela me fait toujours autant sourire. Cependant, je ne sais pas si elle le fait exprès pour faire son intéressante ou bien si c’est une seconde nature chez elle. À la fin du combat, j’ai eu l’impression qu’elle en a mis dans chacune de ses phrases comme pour en rajouter une couche. Ainsi, « siouks » signifie « ne pas être à la hauteur » ou même « être mauvais », me rappelant mon erreur et « shlas » désigne un couteau. Un couteau. Pas une dague ou une épée. Pas une arme de guerre. Un simple couteau… Et la « loose », ça veut dire la honte.
Finalement, avec ses mots, Arakis a bien résumé la situation. J’ai pas assuré… Bon, en même temps, je l’ai cherché aujourd’hui. Je devais bien me douter que le chef de ses raclures n’était pas un brigand comme les autres…
Comme pour oublier mes erreurs et ma frustration, je me concentre à nouveau sur le présent, et le lout. En tant que voleurs, les séraphins portent toute une ribambelle de couteaux et de dagues de toutes tailles et de toutes formes. Certains d’entre eux ont en plus des épées ou des arcs, mais leurs qualités médiocres font que cet attirail ne vaut pas grand-chose. Inutile de s’encombrer avec de pareils objets et occupons-nous plutôt leurs escarcelles. Ahhh ! Elles sont bien pleines, et je me fais une joie de récupérer leurs trônes et de les enfourner dans ma bourse. À côté de cela, je trouve également quelques flèches en bon état et une paire de mitaines en cuir de très bonne facture qui me va parfaitement : les hommes oiseaux étant de constitution mince.
Pour fouiller Garmon, je dois d’abord repousser ma sœur, déjà en train de se repaitre de ses entrailles. Écœurée par ses bruits de succion horripilants, je la chasse de la main. Ses yeux brillent de colère lorsque je lui demande de partager le cadavre, sachant que moi, ce qui m’intéresse, c’est juste son argent ou son équipement.
Elle recule, se ramasse sur ses pattes velues et tapote la terre d’impatience avec ses pédipalpes.
– Grouille… Mon poulet va r’froidir…
– T’as déjà mangé ce matin, tu vas grossir… ripostè-je.
Je commence ma fouille, un léger sourire aux lèvres, mais ma déception se fait rapidement sentir. Je pensais que leur chef possèderait plus de biens précieux que cela, mais hormis un collier en fer blanc, il n’a rien.
Je me relève et observe les arbres à la ronde. Derrière moi, trépignant de désir, comme un chien affamé devant une gamelle, Arakis se jette sur le mort pour continuer son festin.
Nul doute que le reste des affaires de l’Écorcheur écorché — et de ses éventuels butins — sont dans une cachette aux alentours, car ni lui ni ses larbins n’ont de vivres ou de matériel pour dormir à la belle étoile. Et comme retrouver la planque des séraphins est peine perdue, certainement flanquée au sommet d’un arbre des environs, je ne m’attarde pas plus et reprends la route. Arakis me rattrapera bien assez tôt et les prédateurs et les charognards auront vite fait de débarrasser la chaussée des corps sans vie de ces voleurs à plumes.
D’ailleurs, les croassements des corbeaux faucheurs résonnent déjà.
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Les Séraphins, les hommes oiseaux
Les séraphins constituent sans le moindre doute le peuple le plus à l’écart de notre continent, Turème. En raison de leur nature et de leurs caractères, ils sont peu appréciés et vivent souvent isolés des autres communautés.
Ce qui frappe le plus dans l’aspect des séraphins reste leurs ailes légères, d’une envergure allant de 3,20 m à 4,50 m. Ils en tirent une grande fierté, et passent de longues heures à les soigner. Leur teinte peut osciller entre le blanc et le gris ou le brun et le noir, parfois moucheté ou rayé. Changeantes au cours de leur existence, la couleur de leurs plumes varie en fonction de leurs caprices, de leurs troubles ou de leurs passions. Par exemple, les séraphins aux empennages ivoire sont des individus au bon fond, joyeux ou qui tendent à aider leur prochain ; tandis que ceux aux panaches ténébreux sont des personnes colériques, hargneuses ou tout simplement malfaisantes.
Certains racontent que cette altération de nuances est l’héritage maudit des anges corrompus par Sha’Tan lors de la Guerre des Cieux. Ainsi, les séraphins qui ne parviennent pas à tempérer leurs mauvaises émotions feraient ressortir leurs anciens démons tout comme leurs ancêtres ont fait apparaître les vampires pendant la Troisième Ère.
Les séraphins ont la peau d’un blanc de porcelaine, et leur chevelure est noire, blonde ou argentée. Contrairement à leurs ailes d’ailleurs, cette teinte n’est pas liée à leurs caractères. Femme ou homme, ils ont tous les cheveux longs, soigneusement attachés ou tressés. Leurs yeux présentent des variations éclatantes de vert, d’ambre ou de bleu et rappellent le regard perçant des grands oiseaux de proie.
Les séraphins mesurent 1,80 m en moyenne, ont un visage aux traits délicats et sont dotés de membres fins et gracieux. Ils demeurent les plus splendides et les plus remarquables humains, même si, trop souvent, cette beauté est gâchée par la condescendance et la morgue qu’ils manifestent à l’égard des peuples terrestres. Ils ont en effet toujours considéré ceux qui ne peuvent voler comme des sujets d’apitoiement (dans le meilleur des cas) ou de raillerie (le plus souvent).
Avec une espérance de vie d’environ 150 ans, les séraphins sont des individus intelligents qui ont érigé leurs cités dans les îles du Confins, au sud de Turème. Ce sont de magnifiques villes faites de verre et de marbre, aux tours élancées et construites sur les nefs qui parsèment la région et survolent les mers du Sud. Hors de leurs territoires, on retrouve beaucoup de séraphins aventuriers qui mettent à profit leur capacité de vol pour faire d’eux des éclaireurs, des rôdeurs et des francs-tireurs exceptionnels. On rencontre au moins tout autant de séraphins qui exploitent ces mêmes capacités pour rançonner ou piller sans vergogne. Les Pirates du Golfe sont, par exemple, tous des séraphins et sont grandement connus par tous les capitaines de vaisseau de Mas’Ilia et de Mas’Mara.
Par sieur Daraiden, maître du savoir de Mas’Ilia
Annotations
Versions