Chapitre 4 - Arakis
Je bondis de branche en branche dans les arbres qui bordent la route, où ma sœur marche d’un trot rapide, perdue dans ses pensées.
Le combat d’aujourd’hui a levé de nombreuses questions dans sa petite tête de belette. Comme nous sommes proches de Mas’Kiria, on n’aurait pas dû croiser de kaillera par ici… De la kaillera qui n’hésite pas à attaquer une tarenkas, d’ailleurs. Une tarenkas… sans déconner… Étaient-ils aussi téméraires, voire fous ? Ou juste ignorants alors. Suicidaires ? Ils n’ont jamais entendu parler des araignées des jungles d’Azami ? Pfff… Quelle belle bande de baltringues, je ne me suis amusée qu’un instant avec eux…
Mon regard s’arrête sur Lylhou, qui maintient toujours son allure, semblant voler sur les pavés.
Par contre, le Garmon, lui, a failli nous poser quelques problèmes. Il faut savoir que la Magie des Ombres est une science interdite qui remonte à la Guerre des Titans. Durant cette sombre période, Sha’Tan, le Seigneur des Ténèbres, avait rallié à sa cause bon nombre de magiciens à qui il apprit à manipuler les Ténèbres. Sans rentrer dans les détails — vous commencez à me connaitre — cette énergie n’est pas liée aux quatre éléments qui composent le monde, mais fait directement appel aux Ombres elles-mêmes. Inutile de vous préciser que c’est très dangereux, aussi bien pour son utilisateur que pour ses cibles potentielles.
Aujourd’hui, nous avons eu de la chance, Garmon ne maitrisait cette saloperie que depuis peu et sa puissance était encore faible. Mais qu’en aurait-il été si nous étions tombés sur un mage aguerri ? Je préfère ne pas y songer… Ça avait failli très mal finir avec le dernier sorcier noir que nous avons croisé…
Alors que je suis à mon tour noyée dans ma gamberge, au détour d’un virage, une caravane de marchands se présente à nous. Lylhou ralentit le pas et se décale sur le côté de la route, pour les laisser passer. Elle s’essuie le front avec sa manche et profite de l’instant pour avaler quelques gorgées d’eau, prise de l’outre de l’un des sacs attachés à sa ceinture militaire.
Je m’arrête à mon tour, et me pose à côté d’elle.
La troupe est composée d’une douzaine de phénix et de trois grands scarabées, qui leur font office de char. Au vu de leur tabard, une guilde de raideurs est en train d’en escorter une autre de commerçants et, au vu de leur héraldique totalement inconnue, elles ne viennent pas de Mas’Kiria.
Les premiers soldats de la colonne ne font pas attention à nous, même si certains me jettent des regards inquiets, impressionnés, voire terrorisés. Cependant, l’un des mercantis s’arrête et sourit à ma sœur, en m’ignorant.
– Belle journée, ma dame, commence-t-il en s’inclinant.
– Euh, bonjour, répond-elle, les yeux fuyants en rangeant son outre.
Je me retiens de pouffer. Elle me désespère. Son côté petite fille timide qui sait plus quoi faire quand un inconnu lui parle me tord de rire. Cela dit, l’accent du marchand me fait penser aux phénix du sud, originaires de Mas’Souna. Et ses derniers ne sont pas réputés pour considérer les femmes à la même place que les hommes. Après, un marchand reste un marchand et tous les trônes sont bons à prendre, mais il est rare qu’ils interpellent une femme en temps normal. Et vu la gueule de ma sœur, avec ses fringues et sa crasse, il doit également en déduire qu’il s’agit d’une aventurière. Et les aventuriers sont mal vus dans leur pays. Alors, soit ce gars-là est l’exception qui confirme la règle, soit il a faim de tune…
– Nous avons une gamme de bijoux, torques et bagues de qualité remarquable, explique-t-il. Forgés par les séraphins de Hurle-Tempête !
Il semble très fier de sa marchandise et continu :
– Nous avons aussi beaucoup de matériel pour les raideurs comme vous.
Ma sœur lui fait un demi-sourire, mais l’homme n’attend pas et claque des doigts. Aussitôt, le premier des trois scarabées de la caravane s’abaisse et se pose lourdement. De là, un autre phénix arrive et ouvre les larges sacoches qui sont accrochées à sa carapace.
– Regardez, ce ne sera pas long ! Nous avons de bons prix en ce moment, et comme vous êtes notre première cliente de la journée, je vous ferais un rabais supplémentaire.
Un regard en coin de Lylhou m’implore de la sortir de cette situation embarrassante, mais en tant que sœur bienveillante, je lui réponds :
– Vas-y, je t’attends.
Puis je lui fais mon plus beau sourire carnassier et la laisse avec les marchands. Ça lui changera les idées !
Elle remet maladroitement sa mèche orange derrière l’oreille puis se penche sur les biens à vendre.
Je m’approche du deuxième scarabée.
– Pas trop dur le commerce, caravanier ?
La créature me dévisage de ses petits yeux ronds et noirs, en agitant ses longues antennes lamelliformes — antennes aplaties en forme de lamelle — typiques des individus de son espèce.
– Non, dame tarenkas, je peux porter beaucoup plus que cela. Les grigris de ces marchands ne me gênent guère, au contraire. Et, entre nous, je préfère cela à la mine ou à l’armée. Ici, on est bien traité, bien nourri et on voyage beaucoup, que demander de plus, finit-il en souriant avec ses mâchoires titanesques.
Ces ainés sont des lucalisks, des carabes cuirassés à la force herculéenne qui louent leurs services comme bêtes de somme ou de combat. Avec une carapace de couleur noire aux reflets métalliques, ils ont une paire de mandibules en forme de faux gigantesques qui les rendent particulièrement impressionnants. Ils viennent de la savane de Brokar et œuvrent beaucoup avec les Suniens et les Bédouins comme char de guerre. Cependant, depuis que la paix a été signée entre les différentes cités-États phénix du sud, la plupart d’entre eux se sont reconvertis dans le transport ou la manutention.
– Silik était seule ce soir, repris-je.
– Oui, nous avons vu. Nous avons même hésité à partir aujourd’hui. Mais la route est longue jusqu’à la cité des Sables, et l’hiver sera sans doute très précoce cette année encore, ajoute-t-il d’une voix grave et morne.
– En effet, acquiescè-je. Il sera précoce et froid, la Terre nous le dit.
Le lucalisk, qui est également un ainé lié à cet élément, tout comme moi, hoche son énorme tête en signe d’approbation.
– Oui, dame tarenkas, et elle nous annonce d’autres tristes nouvelles. Tu le perçois aussi, n’est-ce pas ? Les Ténèbres vont finir par traverser le chemin Vert… À certains endroits, on rencontre des courants d’Ombre qui fuitent et s’émissent vers le sud.
Le carabe abaisse son crâne à mon niveau, comme pour me révéler un lourd secret.
– Tu le ressens aussi, n’est-ce pas ? me murmure-t-il en se répétant. Les Ténèbres se rapprochent... Peut-être que ce sera notre dernier été, alors mes frères et moi avons poussé les marchands à prendre la route ce matin. Nous voulons retourner auprès des nôtres avant l’hiver, vois-tu…
Je hoche la tête.
– Je comprends, caravanier. Je sens aussi les Ombres dans la Terre. Mais ne foncez pas sans réfléchir non plus, nous avons croisé une bande de voleurs, un peu plus tôt.
– Ne t’en fais pas, dame tarenkas, réplique-t-il en se redressant avec un rire qui résonne dans ses énormes mâchoires. J’étais char de guerre à Verte-Dune, ce ne sont pas trois bandits qui vont me faire peur.
– Je n’en doute pas un instant, vétéran, mais c’est pour les puinés que je m’inquiète.
Son regard s’illumine, comme animé d’une grande fierté, alors qu’il entend mon changement d’intonation à son égard. Puis, il hausse ses épaules massives et ricane :
– Un de perdu, dix de retrouvés. Ce ne sont que mes employeurs, le jour où ils ne seront plus là, j’en trouverai bien d’autres.
Le lucalisk est donc bien un mercenaire, comme je le soupçonnais. Ce n’est pas un sang-lié, comme ma sœur et moi.
D’ailleurs, en parlant de la louve, on en voit la queue. La voilà qui me hèle :
– Arakis, j’ai fini !
Je lui grogne une réponse fleurie, exaspérée, puis salue mon acolyte :
– Ravi d’avoir fait ta connaissance. Bon voyage, vétéran.
– Bon voyage à toi aussi, dame tarenkas. Que Quetzal veille sur ta route.
Nous laissons la caravane repartir.
Quelques minutes plus tard, Lylhou, qui a retrouvé ses esprits, loin des hommes qui la dérangent tant, me foudroie du regard.
– T’es pas cool !
– Arrête, fallait te changer les idées, la forêt t’entendait gamberger à 3 kilomètres à la ronde. Et puis, vois le bon côté des choses, tu as trouvé un joli bracelet.
Je désigne de la tête son poignet où j’ai immédiatement remarqué le bijou. Il est en argent et porte la rune de Hurle-Tempête, preuve de son authenticité. C’est une belle pièce, qui a dû lui couter une grande partie du butin de tout à l’heure.
– C’est un collier en fait, m’explique-t-elle en levant l’avant-bras pour l’observer. Mais je n’aime pas les artifices autour du cou…
–… ça offre des prises aux adversaires, je sais, la coupè-je. En tout cas, il te va bien.
Elle plisse les yeux, surprise.
– Tu me fais un compliment ? Ça sent l’embrouille.
Je hausse les épaules et elle sourit.
– J’ai acheté ça également, reprend-elle en fouillant dans une de ses sacoches. Du thé vert et une nouvelle pierre à aiguiser, plus légère que l’ancienne. J’ai aussi trouvé des pointes de flèches et des plumes de raptor pour renouveler mon carquois.
Elle pose doucement sa main sur mon crâne velu.
– Merci, Arakis.
Elle m’offre une risette tendre et s’exclame, tout enjouée :
– Allez, en route, poussinette ! Il serait bien d’arriver tôt, j’ai envie de prendre un bain !
Je grogne. C’est de bonne guerre…
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Les guildes
Toutes les cités-États de Turème possèdent des guildes : de Mas’Brida, perdue dans la toundra du nord, à Mas’Ilia, métropole grouillante de vie. Et il en existe pour chaque type d’activité : artisans, commerçants, mercenaires, militaires, bâtisseurs, navigateurs, cultivateurs ou encore aventuriers, aussi qualifiés de raideurs.
La plupart de ces guildes sont dirigées par un maitre de guilde et un corps officier, dont l’effectif est variable en fonction de leurs occupations. Par exemple, une petite guilde de bucherons ou de trappeurs peut ne compter qu’une dizaine d’individus, alors qu’une guilde de maçons à Mas’Souna peut en avoir plusieurs centaines.
Les guildes sont indépendantes des autorités de leur cité-État, mais elles sont soumises à leurs lois et paient un impôt. La direction d’une guilde se transmet souvent de génération en génération, les fils ou filles prenant la relève, mais il arrive que certaines optent pour une élection interne rigoureuse, où seuls les plus anciens membres peuvent voter.
Les guildes peuvent également migrer et changer de localité (sous certaines conditions, et avec l’aval de la ville qu’elle quitte et de celle qu’elle souhaite rejoindre). Cette pratique était peu utilisée aux siècles précédents, mais la tendance commence à s’inverser depuis la signature de tous les traitées de paix entre les cités phénix. Cependant, cela donne toujours lieu à de rudes négociations qui réveillent bien souvent de vieilles tensions et de vieilles rancunes.
Il n’est pas rare aussi que les guildes les plus puissantes rachètent leurs concurrents directs (on parle dans ces cas d’absorption ou de fusion) ou que des grosses structures se scindent en plusieurs entités distinctes suite à des divergences d’opinions entre leurs dirigeants.
La vie des guildes est très mouvementée, régie par les fluctuations des demandes ou du marché, les arrangements intercités ou les caprices de leurs maitres.
Les guildes tirent leurs ressources financières des commanditaires. Lorsqu’un individu ou une organisation a besoin de leurs services, il soumet une requête à plusieurs guildes. Une fois l’accord trouvé, la guilde est rémunérée en fonction de la difficulté et de la durée de la mission et les gains sont répartis entre l’impôt, les caisses de la guilde, et les membres impliqués dans cette dernière.
Par sieur Daraiden, maître du savoir de Mas’Ilia
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