Chapitre 5 - Lyhlou

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Au détour d’un virage, nous entrons enfin dans la Grande Vallée, étape finale de notre périple qui fut quand même bien long.

La vallée s’étend, sans fin, écrasante par son immensité. D’ici, on peut apercevoir sans peine le lac d’Eaubelle, véritable turquoise brillante ceinte de champs et de forêts. Il est alimenté par la Borne, qui descend des montagnes Noires au nord, et qui est gonflée par nombre de petits cours d’eau et par le Vertcanal. Au centre du loch trône fièrement l’ile de Pierre. Érigée sur elle, Mas’Kiria aiguillonne le ciel de ses toits grisés.

Vers le couchant, le Ruban Bleu, le fleuve qui s’éloigne vers l’est en serpentant entre des collines boisées couvertes de moulins à vent, transporte avec lui quantité de chalands de pêcheur et de péniches. Pour la plupart, ces bateaux naviguent jusqu’à Las’Cros, la Croisée, première ville sous l’égide de Mas’Ilia dans les Grandes Plaines de l’Est. Si le commerce avec Mas’Souna passe exclusivement par route terrestre, car le Vertcanal n’est ni assez large ni assez profond, le négoce vers Mas’Ilia emprunte quant à lui la voie fluviale.

Au nord, aux pieds des premiers monts austères, j’aperçois les champs de Cendres. Anciennement riche et fertile, cette étendue brulée et aride n’est aujourd’hui plus que l’héritage des violents combats qui ont conduit à la défaite de Rédemption, une guilde de traitres qui avait mis la cité à feu et à sang, il y a une vingtaine d’années de cela.

À mesure de notre descente dans la vallée, je sens l’air changer, plus frais, parfumé de fruits. Les arbres s’écartent peu à peu, dévoilant des domaines cultivés à perte de vue. Plusieurs hameaux d’une demi-douzaine de bâtisses émergent parmi les plantations de céréales, les vergers, les pâtures et les vignes. Palissadés de rondins, parfois avec un ou deux miradors, ils sont reliés les uns aux autres par de longues ramifications labyrinthiques de routes qui fourmillent de paysans au travail.

Sous la lumière déclinante de la Mère Soleille, luisent les toits d’ardoise de Mas’Kiria qui, même à cette distance, impose sa stature à toute la région et reflète ses hautes murailles dans l’eau scintillante du lac qui l’entoure. La brise légère balaie les étendards ivoire qui éperonnent les murs et disperse les fumées épaisses des cheminées et des forges. La cité de Pierre, édifiée maints siècles avant la Chute par les explorateurs phénix venus du sud, rayonne de vie et d’activité.

À mesure que nous approchons, je sens Arakis grogner et marmonner des tas de mots fleuris dont elle a le secret.

Une fine risette dévoile mes dents.

La voir s’agiter ainsi tout en tentant de rester stoïque... C’était un spectacle qui me faisait toujours sourire, un rappel que, malgré son attitude revêche, elle était là, fidèle. Je peux dire sans difficulté qu’Arakis est asociale avec les humains, et j’ai l’impression parfois qu’elle les déteste vraiment et qu’elle ne les supporte que parce que je suis avec elle. Mais ce n’est pas très étonnant. Les tarenkas sont des créatures plutôt solitaires dans leurs jungles et il est extrêmement rare… Non, en fait je crois que, hormis Arakis, aucune araignée d’Azami n’a jamais quitté sa forêt tropicale pour se joindre à un humain. Il y a comme cela, certains ainés qui ne semblent jamais recevoir l’Empathie, et les tarenkas sont de ceux-là. Arakis est donc une exception. Et quelle exception… Au fond, sous ses airs de grande sœur revêche se cache un véritable cœur d’or et je serais bien incapable de vivre sans elle, même si souvent, elle m’énerve au plus haut point.

Notamment sa manière de parler… À débiter des mots plus grossiers les uns que les autres, ou des expressions mirmes que peu ne comprennent. Et plus Madame en met dans une phrase, plus elle est contente !

– À quoi tu gamberges pour faire ta tronche de niaise ?

La voix d’Arakis me sort de mes rêveries. Sa grappe d’yeux est rivée dans les miens, froncés, comme pour me sonder, tandis qu’elle marche en crabe à côté de moi.

– À rien, ma chère sœur. À rien.

Je lui souris tendrement, ignorant sa raillerie, et lui ébouriffe le crâne en lui tirant la langue.

L’espace d’un très court instant, elle me rend ma risette puis se dégage de ma main et se replace derrière moi.

Mon regard se porte à nouveau sur la ville, de l’autre côté du pont de Garre, du nom de son ingénieur, que nous venons d’atteindre après quelques heures. Il s’étire sur près d’un kilomètre et ses arches sont larges et laissent passer les bateaux de pêche sans encombre.

J’ai arrêté de courir et marche d’un pas léger.

Sous la lumière dorée de cette fin d’après-midi, les remparts de Mas’Kiria semblent se dresser sans fin, s’élevant au-delà de toute perspective. Je peux distinguer à présent la Grand-Porte, massive et flanquée de deux tours, premier seuil vers l’immense cité à trois niveaux. Les gardes patrouillent inlassablement, surveillant l’incessant va-et-vient des charrettes, des marchands et des voyageurs qui se pressent pour entrer ou sortir. De là où je me tiens, les terrasses supérieures s’empilent telles des marches monumentales, chacune défendue par ses propres enceintes et fortifications. Plus haut encore, les toits ardoisés des plus nobles bâtisses transpercent le ciel comme des lances.

Un cavalier arrive à notre rencontre.

– Lylhou, fille de Vindikaëll, quel plaisir de vous revoir enfin ! commence l’homme de la Terre en uniforme.

Il s’arrête à mon niveau et tape sa poitrine de son énorme poing — signe de salut règlementaire pour sa guilde.

– Frèktar, Drèktarfils, c’est un honneur que d’être accueillie par le capitaine des Patrouilleurs en personne.

Il descend de son destrier : un raptor harnaché d’une selle de guerre, de fourreaux d’armes et de sacoches, et se met à marcher à mon allure.

Visage épais et chauve, peau grisée comme la pierre, yeux noirs profondément encaissés sous des arcades sourcilières prononcées, l’homme de la Terre me dépasse d’au moins trois têtes, imposant comme une montagne.

Frèktar est un goliath dont la carrure aurait fait pâlir de jalousie plus d’un kirk. Son uniforme est celui des Patrouilleurs, les membres de la guilde du même nom qui veillent aux frontières de la ville, et qui s’occupent de sa sécurité, intérieure comme extérieure. Il porte un plastron de couleur blanche, frappé des emblèmes de la cité, complété par de lourds bracelets et une chemise de mailles qui lui arrive aux genoux.

– Quelles sont donc les nouvelles de l’Ouest, rôdeuse ? me demande-t-il.

– Le Fort Noir est à nouveau aux mains des kirks.

– Ce n’est pas nouveau ça… répond-il en haussant les épaules. Chaque été, on les repousse, et chaque hiver, ils reviennent.

– Ils sont plus nombreux cette année, rajoutè-je en fronçant les sourcils. Beaucoup plus nombreux. L’hiver fut long, et ils ont eu plus de temps pour se rassembler…

– Les hivers sont de plus en plus longs, rétorque Frèktar d’un air sombre. Et les kirks en profitent et en profiteront encore.

– Oui, mais ce n’est pas tout. Ils ont trouvé un chef cette fois. Un chef capable de maintenir la cohésion, dangereux que l’on devrait abattre rapidement.

Je vois le capitaine s’habiller d’un regard dur. Je reprends, comme pour le rassurer :

– Aurore Éternelle m’a envoyé en simple reconnaissance là-bas, mais je pense qu’elle lancera une mission d’exécution dès qu’elle aura de mes nouvelles.

– Bien, répond-il. Vos gars sont réputés, je suis sûr qu’ils s’en sortiront haut la main.

Je sens une pointe de nostalgie dans sa voix.

Il y a quelques années tout au plus, Frèktar faisait lui aussi partie d’Aurore Éternelle. Mais suite à la perte d’une personne qui lui était très chère, il a quitté la guilde pour rejoindre les Patrouilleurs. Rapidement, il a gravi les échelons et a été promu capitaine de patrouille, mais dans son cœur, je sais qu’il est encore un Aurore. Il s’entend d’ailleurs très bien avec mon père et il arrive parfois qu’il participe à certaines de nos missions, en tant que renfort.

– Ce n’est malheureusement pas tout, finis-je par reprendre. Nous avons également croisé plusieurs sombres bêtes au bois d’Ébène. Quelque chose de plus noir que les kirks est à l’œuvre, et nous n’avons pas pu mettre la main dessus.

Le regard du goliath se durcit. Savoir que les créatures des ombres sont de plus en plus nombreuses ne lui dit rien qui vaille apparemment.

Drapées d’effroi, les sombres bêtes, autrefois des ainés vénérables, sont désormais des abominations, corrompues par les Ténèbres. Leurs corps se fondent dans la nuit, tandis que leurs yeux rouges, incandescents de malveillance, semblent bruler de haine pure. Ivres de sang et de violence, elles ne connaissent ni pitié ni raison, et sont traquées sans relâche. Elles incarnent la peur qui rôde à l’extérieur des cités et des lieux fortifiés. Leur présence, rare durant le jour, est évitée par la seule lumière de la Mère Soleille qu’elles craignent comme la peste. Mais, à mesure que les hivers s’allongent et que les jours s’amenuisent, elles deviennent chaque fois plus audacieuses. Chaque crépuscule semble les rapprocher un peu plus du moment où le jour s’éteindra définitivement, et où leur règne de terreur n’aura plus de limites.

– Le Ragna’Rack se dessinerait-il à l’horizon ? se demande tout haut le raptor du capitaine, d’une voix sifflante typique de son espèce, en me tirant hors de mes tristes pensées. Les augures de nos peuples sont clairs à ce sujet. Les Ténèbres se réveilleront lorsque Séléni disparaitra sous les coups du Démon à Se...

– Ne dit pas de sottise, Argonas, le coupe sèchement Frèktar. Ces prophéties ne sont que des fables à dormir debout !

– Parle pour toi. Nous, les ainés, sommes bien plus versés dans l’histoire de notre monde que vous ne le serez jamais. Nos ancêtres étaient là pour combattre les Titans Noirs ! Il m’arrive de revivre ces batailles dans mes pires cauchemars… Mais vous autres, puinés, vous ne pouvez pas comprendre…

– Ne prends pas ton air arrogant avec moi, Argonas. Je connais moi aussi les légendes, les rois des Quatre Règnes ou la princesse des Alizés. Et je n’y crois pas. Mon destin est dans mes mains, pas dans les mémoires des anciens ou les contes des grand-mères.

– Prophétie ou pas, le coupè-je, il faudra renvoyer des hommes au fort et trouver la cause de ce chaos, avant que cette noirceur n’entreprenne de rassembler autre chose que des kirks et des sombres bêtes…

Au même instant, alors qu’un cruel silence s’installe entre le capitaine et moi, et que nous nous apprêtons à passer les portes de la ville, un hènu se pose devant nous.

Sa silhouette du canidé ailée combine force et agilité. Son pelage brun clair luit sous la lumière, et chaque muscle se dessine avec précision à chacun de ses mouvements. Ses yeux, vifs et intelligents, ont une légère teinte de rose. Son museau fin renifle l’air, captant mille odeurs invisibles à mes sens. Ses ailes puissantes, aux plumes dégradées du chocolat au crème, se replient contre ses flancs, tandis que son collier de cuir cliquète doucement, révélant une médaille aux armoiries des Patrouilleurs.

– Capitaine ? commence la chienne, si je me fie à l’intonation de sa voix. Railder a besoin de vous.

Le goliath fronce ses lourds sourcils tandis que la hénu poursuit :

– Marshal et Roki sont aux prises avec des paysans pas très coopératifs quant à la suppression de leurs champs pour laisser place à la forêt.

L’homme de la Terre grommèle en secouant la tête.

– Je dois vous laisser là, Lylhou, conclut-il en montant sur son raptor. Transmettez le bonjour à votre père.

– Je n’y manquerai pas, Frèktar, Drèktarfils. À bientôt.

Le capitaine s’élance alors à la suite de la hènu qui décolle et le guide dans la Grande Vallée.

En dépit des nouvelles préoccupantes que je viens de partager avec le goliath — et le visage sombre de ma sœur —, un sentiment de soulagement m’envahit à l’idée de retrouver notre foyer. La perspective de rentrer à la maison, malgré les circonstances, me fait sourire.

Encyclopédie des Savoirs Anciens :

Les Goliaths, les géants de la Terre

Les goliaths sont imposants et n’hésitent pas à se jeter de tout leur poids dans la mêlée. Descendants des géants de Jotur’Ème, selon leurs cultures, les goliaths sont connus pour leur courage, frisant la témérité.

Le goliath moyen est tout simplement grand et puissant, et doté d’une espérance de vie située aux alentours des septante ans. Il mesure entre 2,10 m et 2,40 m pour un poids avoisinant les 150 kg. Leur peau, d’un gris cendré aux nuances de brun et de noir, est marbrée de motifs complexes et fréquemment ornée de tatouages tribaux qui soulignent leur statut et leurs exploits. Leur crâne est marqué par des arcades sourcilières massives et une mâchoire carrée. Ils ont une chevelure foncée, que les femmes nattent ou tressent, et les hommes portent très souvent la barbe. Leurs yeux, qui voient parfaitement dans le noir le plus complet, sont généralement gris ou noirs, voire très rarement bleus. Les goliaths aiment se parer de bijoux, notamment des anneaux dans les oreilles ou dans le nez.

À une époque lointaine, avant la Chute, les goliaths régnaient sur de vastes royaumes souterrains, aujourd’hui effacés de la carte par les ravages du temps et des guerres. Dorénavant, ils se regroupent en petites communautés résilientes et occupent principalement la vallée du Parte, les Hautes-Brumes, la banquise de Blanche et la savane de Brokar.

Au vu de leur intrépidité et de leur force, nombre d’entre eux louent leurs services aux guildes des grandes cités phénix en tant que mercenaires, gardes du corps ou soldats. Ils sont de précieux alliés pour qui gagnent leur confiance, ou remplissent leur bourse.

Par sieur Daraiden, maître du savoir de Mas’Ilia

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