Chapitre 10 - Arakis
– Je t’aime ! Allez !
Ma voix transpire l’hypocrisie et même le plus tebé des baltringues le verrait. Cependant…
Ma sœur s’immobilise. Les épaules contractées, je la sens qui maitrise sa respiration.
– Je t’aime aussi, finit-elle par lâcher. Mais des fois, tu m’exaspères au plus haut point…
Lylhou tourne la tête légèrement vers moi, qui suis derrière elle, et j’entrevois un œil mauve vitreux.
Je carre la mâchoire.
Merde, j’y suis peut-être allé un peu fort. J’adore taquiner ma frangine, mais la faire chialer ? Pas mon but, bordel…
Je m’approche d’elle. La peine teinte son regard. Je m’arrête et pose un pédipalpe sur son bras.
À peine je la touche, elle se retourne d’un coup et se love dans mes pattes. Je la serre contre moi.
– Je te déteste quand tu fais ça, me murmure-t-elle d’une voix dure.
Je fais la moue et soupire bruyamment.
– Je suis désolée, sœurette…
Elle lève la tête et plante ses prunelles dans les miennes.
– Toi ? Désolée ? Tu m’en diras tant…
Je lui souris.
– Je suis sincèrement désolée. Mais comprends-moi, je pouvais pas passer à côté d’une telle occasion de me foutre de ta gueule !
Elle recule et me repousse violemment le crâne de la main.
– Arakis ! C’est sérieux ! Ce type était bizarre…
– Ah ! J’avais donc vu juste ! Je me demandais si c’était un homme ou une femme qui t’avait mise dans tous tes états.
– Un homme. Mais pas un homme normal… Je… Je ne contrôlais plus rien. C’était comme si… comme si mes jambes ne m’appartenaient plus. J’étais hypnotisée, complètement figée. Une seule envie me hantait : me jeter dans ses bras…
– Il était canon au moins ?
– Oh, carrément, souffle-t-elle, les yeux un peu perdus. Il était… sacrément bien foutu.
– Donc, ton seul problème, c’est que t’étais à deux doigts de baver devant lui ?
– On peut avoir une discussion sérieuse pour une fois ? crache-t-elle, en croisant les bras sur sa poitrine, le regard acéré.
Je hausse les épaules nonchalamment.
– C’est plus fort que moi, m’excusè-je en ricanant.
– Il dégageait quelque chose…
Je soupire d’exaspération.
– Il dégageait rien du tout, ma pauvre ! Ce baltringue était juste bien gaulé et t’a surprise, c’est tout. Je suis sure que t’es devenue rouge piment dès qu’il t’a parlé. T’es tellement une noub pour gérer tes émotions face à un mec ou une meuf que tu serais capable de te noyer dans un verre d’eau…
Ouais, rappelez-vous que les ondines respirent sous l’eau, et qu’elles ne peuvent donc pas se noyer… Ironie, hein ? Et j’en profite, un noub, c’était une larve mirme avant leur première mue. Aujourd’hui, les soldats se sont approprié cette expression pour qualifier de manière péjorative les nouveaux arrivants ou les individus particulièrement faible et mauvais.
Elle grimace et je reprends, tout à coup sérieuse :
– Un haki ?
Lylhou secoue la tête.
– J’y ai songé, j’suis pas débile ! Mais j’ai dressé ma muraille mentale dès que je l’ai aperçue et qu’il m’a troublé. Mais il n’avait pas d’aura activée.
– Ou elle était trop badasse pour que tu puisses la détecter...
– Non, je pense pas. Mon père m’a préparé à cela et je doute que ce type ait un haki plus puissant que celui de mon daron.
Je souris intérieurement. Elle a utilisé un de mes mots, haha !
Elle soupire et continue :
– Non, c’était autre chose… Et en plus, je risque de le recroiser, il est membre des Aurores apparemment.
– Chouette ! Du drama ! ris-je en frottant mes pédipalpes.
Lylhou se retourne en maugréant et se remet à marcher.
Les relations amoureuses des humains seront toujours un mystère pour moi… Chez nous, c’est simple. Les femelles cherchent un mâle, lui défonce la gueule pour lui prouver qu’elles sont assez forte pour engendrer, copulent et se barrent. Il n’y a pas de : « je t’aime », « moi, non plus », « ô mon amour, que tu es beau »… Rien, nada, walou. Nous allons à l’essentiel, basta. En plus, nos géniteurs servent à tchi. Ils sont rachitiques et faibles.
– Allez, j’ai faim, lance Lylhou par-dessus son épaule.
Trois rues plus tard, nous arrivons devant l’Épée Brisée. Un établissement humble et sans prétention qui prépare un ragout délicieux — enfin, je ne mange pas ce genre de bouffe, vous imaginez bien, mais c’est ce qu’en dit ma sœur en tout cas.
Dès que nous franchissons les portes, une vague de chaleur nous enveloppe, effaçant la fraicheur de la nuit.
La salle, petite et intime, ne compte qu’une demi-douzaine de tables, dont la moitié est déjà prise. L’odeur du pain grillé, des herbes séchées et des patates qui mijote flotte dans l’air, nous invitant à nous assoir dans un coin tranquille.
– Lylhou ! Arakis ! nous salue Lysanna.
La serveuse a une vingtaine d’années avec une voix joviale et un minois si riant qu’on dirait qu’elle a avalé un rayon de soleille. Ses ailes de séraphin sont d’un blanc immaculé. Elle a des yeux bleus, perçants comme des lames, et ses cheveux blonds sont coupés aux épaules et coiffés en deux tresses qui lui encadrent la figure.
Elle prend Lylhou dans ses bras et la serre tendrement.
– Ça fait plaisir de vous revoir, mes jolies. Que désirez-vous ?
– Le ragout de ton papa bien sûr ! répond ma sœur. Avec un bol de lait pour la terreur qui m’accompagne.
La jeune demoiselle tourne alors les talons tandis que Lylhou la regarde s’en aller, un demi-sourire aux lèvres.
Lylhou connait Lysanna depuis que sa mère l’a mise au monde, bien que celle-ci soit morte en couche, la pauvre. Que Atal’Neit veille sur son âme. Son père, Amitila, un ancien clerc séraphin d’Aurore Éternelle, un bon ami de son paternel a raccroché son tablier au clou, suite au décès de sa femme. Avec ses économies, il a ouvert cette auberge, transformant son chagrin en bon vin, comme on dit. Enfin, comme les puinés disent.
En raison des liens solides qu’il avait avec Vindi, Lylhou a passé une bonne partie de son enfance à trainer avec Lysanna, au point qu’elles se considèrent presque comme des sœurs de lait — bien que la différence d’âge rende parfois cette dynamique un peu bizarre, comme deux araignées dans une même toile. Quand Lylhou a pris le chemin de la carrière de raideur à la fin de à l’Académie, leurs routes se sont quelque peu séparées. Mais malgré tout, leur affection l’une pour l’autre n’a pas faibli. À chaque fois que Lylhou rentre à la maison, c’est comme un retour aux sources : elle file voir Lysanna et son père.
En hiver, quand la neige recouvre le sol comme une couverture, on leur donne souvent un coup de main, chassant sangliers et daims à la lisière de la forêt ou dans les champs en jachère au sud. Je ne suis pas vraiment fan des puinés en général, mais Lysanna, c’est l’exception qui confirme la règle. Une vraie pépite, cette fille, avec son charme kawaï et sa coolitude.
Ka-quoi ? Faites chier, faut vraiment tout vous expliquer, c’est relou à force. Kawaï, ça veut dire mignonne.
Quelques minutes plus tard, alors que Lylhou rêvasse en caressant mon crâne velu, la petite blonde revient avec notre commande.
Ma frangine la remercie, toujours souriante, tandis que je rapproche de moi le bol, qui a plus la taille d’un gros saladier, avec mes pédipalpes. J’y plonge ensuite mes lourdes chélicères et entame ma dégustation à grand bruit de succion, que je me fais un malin plaisir à rendre désagréable.
La serveuse penche la tête sur le côté et ose d’une voix timide :
– Cela fait longtemps que je me pose la question, Arakis. Mais pourquoi du lait ?
Je lève ce qui me fait office de sourcil et ricane :
– Parce que ça m’change d’la barbaque. Enfin, de la pulpe d’organe prédigéré, pour être plus précis…
– Tu m’épargnes les détails, s’te plait ? claque ma sœur d’un regard noir. Je mange là !
Je lui souris de tous mes crocs avant de reprendre à l’adresse de la blonde amusée.
– Toi, tu bouffes bien du pain sec et des feuilles de salade, non ? Ben moi, je tète des kirks et du lait. À chacun ses petites habitudes dégueulasses...
– Téter, téter. Tu tètes pas ta mère à la naissance à ce que je sache, tranche Lylhou, la bouche pleine.
– Nop, à ma naissance, j’ai plutôt becté mes frères et sœurs avant de fuir ma daronne qui voulait, elle aussi, essayer de me becqueter. Chez nous, on fait pas dans la dentelle, hein. C’est la loi de la jungle. Chacun pour soi et tous sur celui qui va geindre !
Je replonge mes chélicères dans mon bol en haussant les épaules tandis que Lysanna, hélée par un client, s’en va en riant.
Après avoir saucé son assiette jusqu’à la dernière goutte, Lylhou se rend aux cuisines pour saluer Amitila, ravi de la revoir. Ils discutent ensemble une grosse demi-heure jusqu’à ce que je commence à en avoir ras la rondelle de faire le tour du plafond pour taper la causette aux araignées des maisons qui y ont élu domicile.
Une fois dehors, elle reste un instant à inspirer une grande goulée d’air frais en posant sa main sur mon crâne.
– Allez, poussinnette, dit-elle en baillant. Il se fait tard. On rentre ?
Je recule d’un bond et grogne en la foudroyant du regard.
– Ça t’a pas suffi ce matin ? claquè-je. J’ai slacké pendant trois plombes pour t’attendre et tu me parles encore comme ça ?
– Tu vas finir par devenir une enrae, tu sais, glousse-t-elle en croisant les bras, ignorant délibérément mon ton menaçant. Ne prends pas tout au premier degré comme ça…
– Baltringue, je vais t’en foutre des degrés… Mais ouais, t’as raison, rentrons avant que je m’énerve pour de bon.
Je me retourne pour m’éloigner, mais je m’arrête, suspendue un instant, un millier de reproches et de mots fleuris me traversant l’esprit. Puis je dis finalement, d’un ton glacial :
– Et ne parle pas de ce que tu ne connais pas, ma sœur…
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Les enraes, serviteurs noirs de Sha’Tan
Les sombres bêtes, aussi appelées créatures des ombres ou enraes, en mirme, sont des êtres anciennement classés parmi les ainés, mais dont l’esprit a été altéré par des processus pathologiques liés à une forme de folie surnaturelle. Une fois transformées, ces créatures deviennent intrinsèquement malveillantes et agressives qui ne vivent que pour accomplir les desseins et les murmures fantomatiques de leur maitre, Sha’Tan, le Titan Noir des Ténèbres.
Indépendamment de leur espèce initiale, les sombres bêtes partagent des caractéristiques chromatiques communes. Leur apparence physique tend vers une palette de teintes ternes et obscures, principalement dans les gammes de noir, gris foncé et brun. Cependant, leur particularité la plus marquante réside dans leurs yeux, uniformément rouges et lumineux, évoquant une forme de haine intense. Selon les récits des mirmes, cette lueur rouge serait liée à la « rage de Silik », un concept spirituel désignant une colère destructrice d’origine divine.
Actuellement, les créatures des ombres sont activement traquées et éliminées à vue par toutes les civilisations humaines et les ainés qui les croisent. Ces bêtes vivent dans des ombres, ne quittant leurs refuges souterrains ou forestiers que lorsque la Mère Soleil est couchée ou occultée par une couverture nuageuse dense. Depuis quelques décennies, on observe une recrudescence d’attaques dans des zones qui, jusqu’à récemment, étaient rarement affectées. Des régions telles que la Sapine ou la savane de Brokar connaissent une diminution significative de la sécurité sur les routes, un phénomène préoccupant en comparaison avec la situation d’il y a dix ans.
Bien que la majorité des créatures des ombres présentes sur Turème aient été créées durant la Guerre des Titans, au cours de la Troisième Ère, certains ainés succombent encore à la folie aujourd’hui. Ce processus de corruption est principalement attribué aux vampires, eux-mêmes descendants des anges antiques ayant été pervertis par Sha'Tan. Les vampires traquent leurs victimes, les harcelant psychologiquement jusqu’à briser leur volonté et leur esprit. Une fois réduite à l’état de ruine psychique, l’ainé se transforme alors en un enrae : ses yeux prennent une teinte rouge sang, et sa peau, sa carapace ou sa chitine vire à des couleurs funèbres, caractéristiques de l’influence de Sha'Tan.
À ce jour, aucune méthode connue ne permet de restaurer la santé mentale d’un ainé ayant sombré dans cet état de folie. Les sombres bêtes sont considérées comme irrécupérables une fois métamorphosées. Leur présence croissante, particulièrement dans des zones telles que la Sapine et les contreforts volcaniques des pics Déchiquetés, est source d’inquiétude. Certains spécialistes suggèrent que cette prolifération pourrait être le prélude à un évènement eschatologique, identifié dans les textes prophétiques sous le nom de Ragna'Rack. Cette théorie trouve appui dans les avertissements anciens des mirmes, qui décrivaient un scénario apocalyptique il y a plusieurs millénaires.
Par sieur Daraiden, maitre du savoir de Mas’Ilia
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