Chapitre 11 - Charim
J’ouvre la porte et accueille ma maitresse avec un sourire chaleureux.
Anaria me salue d’un signe distingué de la tête, digne de son rang, puis me demande :
– Charim ? Auriez-vous l’obligeance de me préparer un bain, je vous prie ? Et de m’amener une collation, je n’ai rien avalé depuis midi, vous serez gentil.
– Bien sûr, ma Dame, avec plaisir.
J’attrape délicatement sa cape, encore fraiche de la nuit, et la suspend sur une patère finement ciselée.
– J’y vais de ce pas, ajoutè-je en refermant le battant.
Je descends ensuite les escaliers quatre à quatre et me dirige vers les cuisines de la guilde. Dans la pièce, où couve un feu vivotant sous une grosse marmite, je trouve notre chef et deux commis à qui je m’empresse de donner des directives. Un instant après, je me presse d’un trot rapide vers la salle des domestiques de garde.
– Térèze, lancè-je en entrant. Dame Anaria désirerait un bain, envoie les petits lui monter de l’eau chaude !
La bonne femme, vieillissante, pose sur moi des yeux fatigués et cernés. Son œil de verre semble rouler dans son orbite alors qu’elle bougonne en se levant :
– Elle pourrait aller aux thermes, comme tout le monde…
Je la foudroie du regard, bien qu’elle m’ignore totalement, puis repart aux cuisines aussi vite que j’étais venu.
Seuls les serviteurs que j’ai commandés s’affairent, le reste du bâtiment et ses couloirs sont plongés dans un silence presque effrayant.
Cela fait désormais quatre ans que je suis au service de Dame Anaria. Jadis valet à Mas’Souna, j’ai quitté ma ville natale suite à des querelles familiales, pour émigrer vers le nord. À mon arrivée dans la Cité de Pierre, je cherchais un poste de majordome, mais j’ai vite découvert à quel point les coutumes de cette région différaient de celles de la Cité des Sables. Ici, les femmes occupent des positions de pouvoir et d’influence, et l’esclavage n’existe pas. Cela m’a d’abord surpris, mais malgré ces dissimilitudes culturelles, jamais je n’ai été jugé pour mes origines sudistes. On entend souvent dire que les Suniens sont des rustres et des asservisseurs. Pourtant, même si certains d’entre nous en sont, beaucoup de nobles prennent grand soin de leurs domestiques, leur offrant gite, couvert, et salaire, et parfois, la liberté si tel est leur désir. Cependant, d’autres, plus cruels, considèrent leurs serviteurs comme des bêtes, vivant dans des conditions misérables, recevant à peine un repas par jour, et encore, lorsqu’ils ont de la chance.
C’est précisément cette brutalité qui a provoqué les dissensions au sein de ma famille. Nous avons toujours servi une lignée aristocrate de commerçants respectueux, qui traitaient leurs esclaves avec décence, même s’ils ne les affranchissaient pas. Mais à la mort du patriarche, son fils tyrannique a pris la tête de la maison et a imposé des règles inhumaines, réduisant les dépenses liées aux serviteurs pour accroitre ses profits. En tant que majordomes depuis des générations, mes parents et mes frères ont accepté cette nouvelle réalité, la considérant comme un caprice du destin, ni plus ni moins. Mon père, tout particulièrement, voyait ces changements comme inévitables et s’y plia sans résistance. Mais moi, je ne pouvais me résoudre à exécuter des ordres aussi cruels. Les serviteurs de cette maison étaient plus que de simples domestiques pour moi, certains étaient des amis. Alors, plutôt que de suivre les pas de ma famille, j’ai choisi de partir.
J’engage les degrés qui me ramènent vers les appartements d’Anaria, en tenant un plateau d’argent, et suis les trois bambins chargés de seaux d’eau brulante et fumante pour le bain.
Après quelques jours de recherche suite à mon arrivée dans la ville, je rencontrais Anaria, fille d’Anarion, qui avait besoin d’un nouveau majordome. Je me présentai au poste et fus accepté. Depuis ce jour, je voue mon existence à son bienêtre et à la tenue impeccable de sa guilde. Devenu rapidement premier majordome puis intendant, j’ai acquis une réputation dans toute la cité et mon travail est reconnu et apprécié.
Je toque doucement à la porte et entends la voix de ma maitresse qui m’indique que je peux entrer. Je pousse les battants et laisse passer les gamins qui se précipitent sans un bruit vers la chambre à coucher pour y préparer la baignoire.
Anaria est assise dans un fauteuil large, la tête en arrière, les yeux fermés. Elle a enlevé ses chaussures qui trainent devant elle, sur le tapis. D’un claquement de langue maniaque, je note mentalement de ranger vite fait bien fait tout cela avant de sortir.
Je pose le plateau sur la petite table qui trône devant elle, et lui approche sans un mot.
– Merci, Charim. Vous êtes un ange.
Je lui souris, son compliment m’allant droit au cœur.
– Je vous en prie, ma Dame, restaurez-vous.
Je soulève le couvercle et lui présente une assiette sur laquelle sont disposés une longue tartine de pain beurrée, un verre de vin blanc sucré, un croissant et une tranche de lard. Un repas simple, mais consistant, comme elle les aime.
Tandis qu’elle commence à manger doucement, avec la grâce d’une personne de son rang, je lui demande :
– Comment s’est passé votre entretien avec maitre Vindikaëll ?
Je m’assois en face d’elle, dans un fauteuil semblable au sien.
– Bien mieux que je ne l’imaginais, me répond-elle. Rattacher Okamy à sa mission fut un jeu d’enfant.
– Se doute-t-il de quelque chose ?
– Non. Je pense que mon numéro de charme a fait son petit effet. Le pauvre homme est seul depuis si longtemps, cela a presque été trop facile…
La voix de ma maitresse semble pleine de compassion.
– Est-il aussi séduisant qu’on le dit, gourmandè-je.
Elle lâche un faible rire.
– Il n’est pas repoussant et il ne fait pas son âge, c’est vrai. Il me sera sans doute aisé de le séduire le moment venu.
– Oh, le séduire ? Vous iriez jusque-là ?
Elle hausse les épaules.
– Il ne serait pas un mauvais parti après tout. De notre union pourrait naitre une fusion de nos deux guildes, ce qui serait largement à notre avantage.
Anaria sourit et porte son verre à ses fines lèvres et y boit deux gorgées.
– Vous êtes une femme plus que charmante, je parierais que nombre de nobles de Mas’Kiria, ou même de Mas’Ilia, pourraient vous faire la cour, si vous leur en laissiez seulement l’occasion.
– Charim, allons. Vindikaëll serait un bien meilleur parti que tous ces abrutis. Mais chaque chose en son temps. Occupons-nous d’abord de nos affaires. La séduction et le devenir du maitre des Aurores ne m’importent peu à l’heure actuelle. Mes soucis sont bien plus préoccupants.
Elle s’enfonce dans son fauteuil, ses doigts effleurant distraitement le bord de son verre vide. Son regard, autrefois perçant, s’est voilé d’une lueur lointaine. Ses prunelles, habituellement si vives, flottent dans l’indéfinissable, comme si elle cherchait des réponses dans un passé qu’elle seule peut toucher. Anaria ne dit plus un mot, enveloppée dans une réflexion profonde qui semble l’éloigner de tout, même de ma présence.
Je me tiens là, respectueux, observant le silence pesant qu’elle impose sans vraiment le vouloir. Quelles pensées peuvent la tourmenter ainsi ? J’ai servi ma maitresse durant des années, mais il est impossible pour moi de lire dans ses traits ce qui occupe son esprit. Pourtant, je sens que quelque chose de grave l’accable, une préoccupation qui, peut-être, échappe à ma compréhension.
- Ma Dame ? commencè-je d’une petite voix.
Elle ne m’entend pas.
Je me lève et m’approche d’elle.
Anaria reste une femme d’une beauté incontestable, même alors que les années s’attaquent à marquer leur passage. Arrivant doucement à la cinquantaine, son visage a conservé une fermeté élégante, soulignée par des traits nobles et harmonieux. Quelques rides subtiles s’étirent au coin de ses yeux, comme les témoins discrets d’une vie d’expériences et de sagesse, mais elles n’enlèvent rien à son charme. Ses cheveux roux, éclatants comme des flammes domptées, encadrent ses airs avec grâce, tombant en cascades lisses sur son dos. Ce mélange de force tranquille et de féminité raffinée la rend toujours aussi envoutante, un magnétisme qui ne faiblit pas avec l’âge, mais semble plutôt en être sublimé.
– Ma Dame ?
Je lui mets délicatement ma main sur son épaule et elle sursaute et rit :
– Pardon, Charim. Je me suis égarée dans mes pensées.
– Votre bain. Il se fait tard, vous ne devriez pas le retarder autant.
Je lui indique d’un geste la porte de sa chambre.
La phénix hausse la tête et se lève en soupirant. Puis, elle me sourit.
– Tu as raison, un bon bain me fera du bien.
Je la conduis vers sa suite.
Une fois à l’intérieur de la pièce, richement décorée, Anaria se déshabille, sans réelle intimité, tandis que je plonge un doigt dans le bain. L’eau est encore chaude, mais pas assez à mon gout. J’applique ma paume sur la cuve et la chauffe pendant une petite minute.
Nue comme un vers, Anaria se présente alors et s’installe dans la baignoire.
Je prends sur une étagère un pot d’huile de massage, mais alors que je m’apprête à l’ouvrir, la phénix me fait un signe de tête.
– Inutile ce soir, Charim. Je ne suis pas d’humeur.
J’acquiesce d’un mouvement de tête et repose le pot.
- Désirez-vous rester seule ? demandè-je.
– Non, ta compagnie me fait du bien, me dit-elle en fermant les yeux. Tu sais écouter, même lorsque je n’ai rien à dire.
Pour rien au monde je ne souhaiterais être à sa place. Les responsabilités d’un chef de guilde sont immenses, et encore plus par ses temps troublés. J’ai entendu ce matin un de nos rôdeurs, blessé, faire un rapport au chef de section. Sombres créatures, kirks, dangers, guerre. Tout cela me fait peur.
Anaria s’enfonce dans l’eau et disparait sous la surface. Elle reste ainsi un long moment puis finit par ressortir, le visage ruisselant et les cheveux coulant sur sa peau claire.
Elle laisse échapper un soupir, loin de sa bienséance accoutumée.
– Vous êtes encore troublée, ma Dame ?
– En effet. Il y a des jours où je me demande si j’ai pris les bonnes décisions.
– En ce qui concerne Okamy ?
– Oui. Avons-nous bien fait de la prendre sous notre aile ? Ses relations ne nous facilitent pas la tâche, et nous risquons de le regretter un jour.
Okamy a débarqué dans notre guilde il y a environ un an. Les Poussières d’Étoiles manquaient cruellement de soigneur et la clerc est arrivée à point nommé. Cependant, durant son entretien avec Dame Anaria, elle lui avait relevé certaines informations qui ont laissé planer le doute sur son adhésion ou non. Dame Anaria ne m’a jamais mis dans la confidence, et les quelques fois ou j’ai pu parler à Okamy, je n’ai pas pu en apprendre davantage. La clerc est une personne réservée qui n’accorde pas sa confiance aussi facilement.
Toutefois, après presque une semaine de réflexion, Okamy fut à nouveau convoquée dans le bureau de Dame Anaria et son contrat fut signé. Je ne sais pas quels en sont les tenants et les aboutissants, mais elle semble maintenant être une épine dans le pied de ma maitresse. Et je n’aime pas cela.
Je la regarde, essayant de deviner ses pensées. Mais avant que je ne puisse formuler une réponse, elle murmure, presque pour elle-même :
– Parfois, je me demande si certains destins sont inévitables, quoi que l’on fasse. Peut-être qu’en recueillant Okamy, nous avons involontairement attiré sur nous d’anciennes ombres que j’avais réussi à éloigner jusque-là...
Elle s’arrête, le regard fixant le vide.
– La Malédiction de Tyran, souffle-t-elle enfin, le visage grave. Je crains qu’elle nous ait rattrapées, malgré tous mes efforts.
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Mas’Kiria, la cité de Pierre
Mas'Kiria, la cité-État phénix du Mitan Central, s’élève majestueusement sur une ile rocheuse au milieu du lac d’Eaubelle, dans la Grande-Vallée. Abritant environ 20 000 âmes, c’est une ville florissante qui vit essentiellement du négoce.
La cité se dresse sur plusieurs niveaux. En contrebas, les Bas-Quartiers, vivant au rythme des pêcheurs et des dockers, s’étendent en constructions de bois, chaque jour gagnant un peu plus sur les eaux du lac à mesure que la population croît. Au-delà des Bas-Quartiers, ceinturés du premier rempart, le Mur Extérieur, se trouve le quartier des Marchands. Tout le commerce de la vallée passe par ici et c’est la plaque tournante économique entre L’Est et l’Ouest, ce qui assure à la métropole une prospérité croissante d’année en année depuis la signature des traités de paix entre les cités-États phénix.
Au-delà de la seconde muraille, le Long-Mur, qui monte plus haut que la première, demeure le troisième quartier : le Grand-Étage. Réservé aux habitations, il serpente en rond autour du promontoire ou s’élève le dernier secteur de la ville : le Haut-Quartier. Le Grand-Étage ne comporte qu’une unique avenue, la Grand-Rue, assez large pour des chars et du bétail. Les ruelles attenantes ne sont que de petites sections de terre battue, souvent sous les toits, qui permettent d’accéder aux résidences les plus excentrées.
L’ultime rempart, appelé tout simplement le Bastion, encercle le sommet de l’ile et atteint par endroits, en surplombant directement le lac, une centaine de mètres de hauteur. Le Haut-Quartier, abrité derrière ses grandes enceintes, est composé de la plupart des bâtiments administratifs, de l’hôtel de ville, des principales structures des guildes d’aventurier qui ont les moyens de louer de tel édifice et des villas de la noblesse de la région.
À la tête de cette cité florissante, le flamboyant Marakof, un paladin phénix, dirige d’une main de maitre. Sous sa gouverne, les accords commerciaux entre Mas'Souna et Mas'Ilia se sont multipliés, tout comme sa fortune, et les tentatives d’assassinat contre lui. Juste et droit, Marakof allie sens des affaires et honneur.
Par sieur Daraiden, maitre du savoir de Mas’Ilia
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