Chapitre 13 - Jarr
Le crépitement de la cheminée derrière moi dépose une odeur âcre dans l’air glacé. Mon souffle s’est ralenti depuis un moment, battant au même rythme que mon poing qui serre la poignée de ma dague à ma ceinture.
Ce fumier d’Écorcheur n’est toujours pas là…
« Elle vaut plus qu’un trésor, mais faites vite. » Les mots de notre commanditaire résonnent dans mon esprit. « Et attention, elle est plus dangereuse qu’elle en a l’air. » Je me suis moqué. Une femme, dangereuse ? On m’a déjà fait le coup, et aucune d’entre elles n’a jamais survécu au bout de ma lame. Alors deux assassins pour une femme ? Si cela n’était pas si bien payé, j’aurai refusé cet affront.
La patrouille passe l’angle de la rue. Elle va revenir par ici dans moins d’un quart d’heure. Je n’ai plus le temps d’attendre l’autre emplumé.
Perché sur les toits, à l’abri derrière une cheminée fumante, cela fait une heure que j’observe ma proie, à travers sa fenêtre entrouverte, sur la façade d’en face. Elle est rentrée chez elle et s’est couchée. La lumière est éteinte depuis. Il faut que j’agisse maintenant.
Je grimace et m’avance légèrement. Je surplombe la rue en contrebas où grouillent les badauds qui trainent et errent encore en cette heure tardive. Tous ces hommes et ces femmes qui se pavanent avec leurs vies futiles, qui croient avoir de l’importance dans ce monde… Ils sont pathétiques. Aucun d’eux ne comprend ce que signifie exister pleinement. Ils sont faibles, insipides. Ils vivent, mangent, dorment, et se persuadent qu’ils valent mieux qu’une fourmi sous la semelle. Mais moi, je vois la vérité. Une vie n’est rien qu’une nuisance à effacer.
D’un bond souple, aussi discret qu’une ombre, je traverse la courte distance qui me sépare du toit plat en face de moi. Il est juste à côté de la bâtisse où se terre ma proie. Je déploie mes ailes pour amortir ma chute et m’accroupis en silence.
Ma langue avide se promène sur mes lèvres, ivre de sang. Je tire lentement ma dague de son fourreau capitonné et me relève.
Je me plaque contre le mur et utilise le parapet pour rejoindre la paroi. La fenêtre est au-dessus de moi. En m’aidant d’une main et de mes ailes, je me hisse sans effort à son niveau.
Mes doigts ont déjà joué avec tant de vies, extrait tant de cris d’agonie et de peur. Les visages se confondent, leurs voix se noient dans le néant. C’est ce que j’aime, c’est ce qui me fait vibrer, cet instant où je deviens leur dernier souvenir… Leur ultime terreur. La mort a une beauté que les gens ordinaires ne pourront jamais saisir. La façon dont les corps se détendent, comme si toutes leurs faiblesses, tous leurs espoirs se dispersaient dans l’air. Cette quiétude, cette délivrance… J’ai le privilège de les observer à ce moment. Ils ne comprennent pas que ce que je leur offre, c’est une fin, le point final de leurs misérables existences. Parfois, dans mes rêves, je revois leurs visages. Ils ne disent rien, ils se contentent de me fixer, leurs yeux remplis de reproches muets. Mais au réveil, tout est silencieux, tout redevient simple. Je n’ai pas besoin de m’attarder là-dessus… Les morts sont les morts, et moi, je suis vivant. Ça a toujours été comme ça.
Plaqué dans l’ombre, j’observe une chambre plongée dans une demi-obscurité. Des reflets dorés miroitent sur la poignée de la porte, le seul éclat dans cette pièce austère. Mon regard se fige sur ma proie, étendue sur son lit. Une respiration lente et régulière soulève à peine la couverture. Elle semble paisible, vulnérable, ignorante de qui l’attend.
Il est presque dommage d’abimer une si jolie proie, j’y pense. Je l’aurai bien ramenée chez moi, tiens. J’en aurais fait mon trésor. Elle doit être… succulente.
Un nouveau sourire dément se dessine sur mes lèvres assoiffées. La paye sera bonne. Sa trogne vaut tout de même son pesant de trône, mais pour cela, je dois la livrer vivante. Mais, vivante ne veut pas dire en bon état et rien dans mon contrat ne stipule ce détail. Je me contenterai donc d’une nuit avec elle et d’un doigt, que je garderai en souvenir.
Un frisson d’excitation me vrille l’échine.
Normalement je n’accepte que les missions d’assassinats — je n’ai pas volé mon nom de Jarr l’Éventreur pour rien — mais la prime sur la tête de cette femme était si haute que je me devais de la prendre. L’argent n’a pas d’odeur, on l’apprend très vite dans notre métier. Que ce soit un bambin, un vieillard ou un guerrier que je doive tuer, molester ou estropier ne me gène guère, tant que les trônes tintent dans ma bourse une fois la tâche accomplie. Et avec un peu de chance, ce soir, j’aurai fini ma rapine avant le retour de l’Écorcheur et je n’aurais même pas à partager la récompense, haha.
L’Écorcheur… Qu’est-ce qu’il croit, celui-là ? Qu’il est mon égal ? Misérable fou ! Il n’a pas la moitié de mon talent ni de ma finesse. Il arrive toujours après moi, ramassant les miettes comme un chien affamé. Mais cette fois, non… Cette mission est la mienne, elle et la nuit de débauche que je vais m’offrir avec le corps frêle de ma proie.
Un rire aliéné résonne dans mon esprit.
Je pousse très lentement les montants de l’embrasure et pose un pied sur le rebord.
Parfait. Un enlèvement discret me laissera un ou deux jours d’avance pour filer avant que ses compagnons ou sa famille ne donnent l’alerte. Un rictus vorace illumine mes traits cachés sous ma capuche.
Je termine d’ouvrir en grand la fenêtre sans un bruit. L’ombre que je suis glisse, tous muscles prêts à frapper, dans l’encadrement. J’entends son souffle, lent, imprudent. Tout va se jouer en un battement de cœur.
Un sourire plaqué sur les lèvres, je bondis — mais l’instant suivant, une vive douleur me transperce et me repousse sur le côté.
Le choc chasse tout l’air de mes poumons et je m’écrase sur le toit plat d’où j’étais parti, le gout métallique de mon propre sang dans la bouche. Je n’ai même pas vu l’agresseur qui m’a intercepté.
Il va me le payer !
Je tente vainement de me remettre sur pied, mais un éclair de souffrance me cisaille la panse, si fulgurant qu’il me cloue sur place. Le monde semble vaciller autour de moi. En baissant les yeux, ma vision me pétrifie d’horreur : mes entrailles se répandent de mon corps, ruisselantes, s’enroulant comme des serpents brillants sous la lune. Mon esprit hurle, mais seul un gargouillement étouffé sort de ma gorge. L’air empeste le fer et la chair pourrie. Un spasme m’échappe, et mes mains, tremblantes, tentent désespérément de retenir cette marée de viscères poisseux et sanguinolents.
Un souffle passe au-dessus de moi, moqueur.
– Mouais… il semblerait que notre petit assassin se soit pris pour un lion, marmonne la voix, comme si elle s’adressait à un jouet cassé. Clairement pas au niveau d’un Harutha ou d’un Fizt…
Un simple « hum » terrifiant lui répond, sur ma gauche. La voix bâille de façon exagérée, presque paresseuse :
– Il n’était rien de plus qu’une souris le pauvre. J’aurais mieux fait de rester au lit…
Je serre les dents à rompre et tente de me retourner. Ces fils de putains osent se moquer de moi ! Mais pour qui ils se prennent ces raclures ? Ils ont juste eu de la chance de m’avoir surpris !
La voix semble se lover dans le silence avant de reprendre pour son acolyte :
– Les renseignements que t’a fournis l’Écorcheur étaient exacts tout compte fait…
Le fils de p… Cette catin d’Écorcheur m’a vendu…
J’essaie encore de bouger, mais la douleur, aigüe et implacable, me paralyse. Un relent fétide monte de mes entrailles en décomposition, s’insinue dans mes narines et m’arrache un haut-le-cœur. À demi conscient, les yeux à peine entrouverts, je sens ma langue, lourde et inerte, pendiller hors de ma bouche, comme un dernier signe d’abandon. Autour de moi, les ombres semblent s’épaissir, se refermer lentement, s’étirant comme des doigts griffus prêts à m’engloutir.
C’est Elle. La Mort. Elle m’a trouvé.
La Mort et moi, on se connait bien. Elle me frôle à chaque mission, elle attend, patiente, espérant que je trébuche un jour et rejoigne sa sombre compagnie. Mais j’ai toujours cru que tant que j’aurai une lame et une cible, je la tiendrai à distance, la garce. Mais ce soir, je la sens qui rampe et glisse sur mon corps, prête à m’emporter dans son étreinte sépulcrale.
Un ultime souffle s’échappe de ma gorge en un râle étouffé, avant que les ténèbres ne m’avalent tout entier. Le dernier son que j’entends dans l’air froid de la nuit est le froissement des plumes d’un corbeau qui se pose à côté de moi.
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
La Monnaie
Les pièces de monnaie restent relativement rares en dehors des grandes cités phénix. Dans les régions rurales, les petites bourgades et les villages isolés, le troc est une pratique courante. Par exemple, un meunier prélèvera une portion de grain pour sa propre réserve avant de moudre celui qu’on lui a confié. De même, un boucher pourrait demander une part de gibier avant de préparer la viande à consommer. Ce système permet aux habitants de pallier la rareté de la monnaie en échangeant des biens ou des services, chacun apportant sa contribution pour l’intérêt général. Certes, les devises sont acceptées en contrepartie de certaines prestations — comme nourrir un noble et sa suite ou forger une arme —, mais ces transactions restent exceptionnelles et ne peuvent faire vivre une famille entière.
Cependant, bien que le troc et les accords verbaux suffisent dans la plupart des arrangements, rien ne vaut l’efficacité de quelques pièces sonnantes et trébuchantes pour faciliter le commerce dans les grandes métropoles phénix. En effet, dans ces agglomérations tentaculaires, c’est principalement la monnaie qui fait tourner l’économie urbaine, qui repose sur la valeur de l’or et de l’argent. Ces deux métaux, avec le cuivre et le platine, sont universellement acceptés dans toutes les communautés marchandes, peu importe la région où ils ont été frappés.
La monnaie se présente sous diverses formes, tailles, poids, estampilles et matières. Certains territoires produisent leur propre devise, tandis que d’autres se contentent d’utiliser celles émises par les villes voisines. Les pièces les plus courantes sont classées en trois catégories : les trônes d’or, les disques d’argent et les terreaux de bronze.
Les trônes d’or sont des pièces lourdes, finement gravées et éclatantes. Elles circulent rarement en dehors des coffres des nobles et des bourgeois, tant elles représentent une forme de richesse et de prestige. Les disques d’argent, quant à eux, portent l’image des dirigeants des cités où elles ont été fabriquées. Ils passent principalement dans les mains des commerçants et des artisans. Enfin, les terreaux de bronze, souvent frappés à la hâte, sont des devises grossières, parfois percées pour faciliter leur transport. Cabossées, sans inscriptions ou symboles, elles ricochent dans les écuelles des mendiants et sont échangées contre de la bière coupée à l’eau dans les basfonds. Le terreau est la monnaie des miséreux.
Le taux de change entre ces trois types de pièces, bien qu’il puisse fluctuer d’année en année, est généralement le suivant :
1 trône d’or = 25 disques d’argent
1 disque d’argent = 12 terreaux de bronze
Par sieur Daraiden, maitre du savoir de Mas’Ilia
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