Chapitre 14 - Arakis
Les doigts de Mère Soleille crèvent les nappes de brouillard blême et me dorent le crâne. J’ouvre un œil et me baisse pour voir à travers les carreaux de la fenêtre, ma sœur qui s’éveille elle aussi. Baillant à s’en décrocher la mâchoire, elle croise mon regard et me sourit.
Après m’avoir laissé entrer, elle se débarbouille avec la bassine d’eau chaude et la serviette mise à sa disposition devant sa porte.
– Tu avais peur que je ne me réveille pas ? me dit-elle en se grattant la tête d’une voix endormie.
– Non, mademoiselle séduction. J’ai eu peur qu’un jeune et beau baltringue ne vienne te troubler, ricanè-je, incapable de lui avouer qu’en réalité je m’inquiétais pour elle et avais roupillé au-dessus de sa lucarne.
Elle ignore ma boutade et commence ses ablutions. Une fois lavée et un peu plus présentable, elle se coiffe rapidement et s’habille.
Je l’observe, amusée.
Lylhou porte la tenue traditionnelle des rôdeurs, bien qu’elle l’ait, au fil des années et de l’expérience, agrémentée de diverses modifications.
Son pantalon de treillis vert sombre, renforcé au niveau des genoux, épouse ses jambes souples et se termine sur des bottines noires aux lacets serrés qui montent légèrement sur ses chevilles. Bottines offerte par un noble à qui elle a rendu service il y a plusieurs années de cela il me semble et qui aurait sans doute aimé la foutre dans son plumard à cette époque.
Sur le haut du corps, Lylhou enveloppe la planche à pain qui lui sert de poitrine dans une bande pectorale ajustée. Elle enchaine ensuite avec une tunique couleur olive, elle aussi équipée de poches en tout genre, et un plastron de cuir qui protège son buste. L’ensemble forme une armure légère, mais suffisamment fonctionnelle pour lui permettre de conserver une grande liberté de mouvement — un atout essentiel pour des voyageuses comme nous. Aujourd’hui, les manches de sa veste sont retroussées, laissant ses bras nus, mais elle y ajoute des bracelets en lamelles de métal — destinés à parer les coups d’armes blanches — ainsi que des mitaines noires, qu’elle a récupérées la veille lors de sa rencontre avec les séraphins.
Sa tenue comporte également une large ceinture militaire en cuir sur laquelle est attaché le fourreau de son glaive à dragonne, son carquois, une bourse et plusieurs sacoches plus ou moins grandes. Sur son plastron, une gaine garde un long couteau de chasse dentelé, pommeau vers le bas.
Enfin, une cape brune de rôdeur, chaude et qui intègre l’étui de son arc, termine sa mise et la protège des intempéries.
Bref, un sacré bordel sans nom qui l’encombre plus qu’autre chose. Franchement, si j’étais une humaine insignifiante pas foutue de se battre sans outil, je ne trimbalerais que mes armes et ma bouffe, basta… Des fringues en plus ? Pour quoi faire ?
Lylhou soupire tout à coup et s’assoit sur son lit.
Je penche la tête, intriguée.
– Un problème ? demandè-je.
– Non, répond la jeune ondine. Juste que j’ai fait un rêve bizarre cette nuit.
Je me pose sur mes quatre paires de pattes et poursuis :
– Vas-y, crache le morceau… si tu veux causer d’un rêve, c’est qu’il doit être vachement chelou…
Sous ma verve familière se dissimule une inquiétude croissante que j’espère tout de même arriver à lui cacher.
– J’ai rêvé que j’étais au bord de la plage, avec mon père… Il y avait une jungle dense, et nous marchions sur le sable froid. Puis, tout à coup, une corne de brume a retenti, profonde et lointaine, et une silhouette a émergé des vagues. C’était une ondine. Elle était élégamment vêtue, mais j’étais trop loin pour saisir les détails de son visage. Ses cheveux noirs flottaient autour d’elle, comme les miens, mais il y avait quelque chose dans son regard qui m’échappait. Mon père a souri, m’a murmuré des mots que je n’ai pas pu comprendre, puis il a disparu, comme un voile que le vent emporte. J’ai alors voulu rejoindre cette femme de la mer, mais plus je courais, plus elle s’éloignait, jusqu’à ce que je ne puisse plus la suivre… et que je me réveille, perdue dans ce vide.
Je hausse les épaules, soulagée.
– Je crois qu’il va falloir que je t’emmène voir la mer, ma très chère sœur. Il semblerait que la Malédiction des Flots t’ait trouvé.
Lylhou arque un sourcil interrogateur.
– Je vis à proximité d’un lac… La Malédiction ne me touche pas ici.
– Les ondines sont les femmes de la Mer, pas les femmes des Lacs. Votre lien, c’est avec la mer que vous l’avez. Bien que vous ne mourriez pas ou ne dépérissiez pas en contact des rivières et des lacs, et heureusement pour vous d’ailleurs, vous avez tout de même besoin de la mer.
Je fais la moue en tapotant le sol de mon pédipalpe droit, et ajoute l’air songeur :
– Cependant, il est vrai que tu es plutôt jeune pour ressentir cet appel. D’habitude, il arrive vers les quarante ou cinquante ans. T’étais censé avoir de la marge…
– Je n’ai jamais vu la mer, c’est vrai, dit-elle le regard tout à coup triste, comme si une fatalité lui tombait dessus.
– Si, mais tu t’en souviens pas, rétorquè-je. Je t’ai trouvée sur une plage de la mer Bleue, avant de rencontrer ton père.
Elle secoue la tête.
– Pourquoi ressentirais-je cet appel maintenant alors ? Je n’ai que vingt-sept ans. Je suis donc loin des quarante que tu as dits.
– J’en sais rien. La Malédiction des Flots varie d’une ondine à l’autre, et dans ton cas, cela semble encore plus complexe. Avec le pouvoir phénix de ton père qui coule dans tes veines, il est difficile de dire quand elle se manifeste, ni à quel point elle va t’affecter. Certaines ondines, prises de panique et de terreur, se suicident quelques jours après avoir ressenti les premiers signes, accablées par le désespoir qu’elle engendre. Mais d’autres ne la sentent même pas. Il y a des femmes de la Mer qui ont vécu des dizaines d’années sans jamais la revoir et qui n’en ont subi aucun désagrément. Votre peuple est profondément inégal face à cette fatalité. Et, vu ton passé, je dois avouer que je ne m’attendais pas à ce qu’elle vienne aussi tôt. Il va vraiment falloir en tenir compte.
Le regard de Lylhou semble s’éteindre à mes mots. Je lui pose un pédipalpe sur l’épaule et ajoute d’une voix rassurante :
– Tkt, sœurette. Je sais exactement où d’emmener pour aller voir la mer. Je te laisserai pas déprimée au point de te jeter d’une falaise.
Je souris de toutes mes dents et continue d’un ton plus carnassier :
– Malédiction ou pas, je boufferai tout se qui se présentera à toi dans l’objectif de te faire du mal.
Elle pouffe en plissant les yeux, exaspérée. Cependant, elle pose tout de même sa main sur mon appendice et je sens la chaleur de sa peau sur mes poils sensoriels.
– Ah, ça veut dire que tu te boufferais toi-même ? dit-elle en relevant la tête, un éclat de provocation dans le regard.
Je retire mon pédipalpe de son épaule et lui ébouriffe les cheveux. Puis je lui réponds d’un ton grave :
– Tu es la seule entité sur cette terre à pouvoir me tuer, tu sais.
– Tu parles… Ma puissance ne t’arrive pas à la cheville, si on admet que tu en as, ni mes capacités élémentaires… Mais j’apprécie ta manière de me dire que tu m’aimes.
Elle sourit et se love contre moi. Un silence s’installe un instant, comme une bulle, où même la brise semble hésiter à se faufiler entre nous. Elle se redresse légèrement, mais sa proximité reste, et je sens la chaleur de son corps contre le mien. Puis, brisant ce moment fragile, sa voix s’élève, troublée.
– Et pourquoi moi ? Aucune ondine de la cité n’est jamais partie pour voir la mer à ce que je sache.
Elle a tout gâché !
– Mais tu me pompes l’air à la fin ! Tu me demandes t’interpréter un de tes rêves à la con ! Je t’en donne la raison la plus plausible. Je ne suis pas une ondine, et j’suis liée à la Terre moi…
Elle fronce les sourcils, visiblement énervée du revirement de mon ton. Je poursuis, avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir la bouche :
– J’suis pas devin. Va chopper Atal’Neit si ça te chante, mais moi j’en sais foutrement rien.
– Il y avait une jungle au bord de la plage…
– Ben, tu vis avec une araignée de la jungle, non ?
– Qui était cette femme alors ?
– J’sais pô ! Ton « toi » de la mer qui t’appelle ? Écoute, les ainés ne fantasment pas la nuit comme les humains. Vos mystères chelous ne nous concernent pas et je n’arrive même pas à imaginer ce que rêver veut dire…
Lylhou hoche la tête et se laisse choir sur son lit, les bras derrière la nuque.
– Vos nuits doivent être tristes…
– Ben au moins, nos matins, eux, sont pas compliqués comme les tiens. On n’a pas besoin de gamberger deux heures sur leurs significations.
– Des fois, je rêve que tu me dis « je t’aime »…
Je grogne et fronce les yeux. Elle continue avec un sourire, ravie de la pique qu’elle vient de m’envoyer :
–… ou que je suis une reine, attendant le prince charmant.
– Tu déboites du kirk par palette, qu’est-ce que tu viens me parler de prince charmant sérieux ? A la limite, si ton ambition est de devenir reine, on pourra en discuter, mais un prince charmant, non, mais à l’eau quoi ! crachè-je en reprenant une expression typique de son peuple.
– Tout le monde à des rêves, me répond-elle. Mais rassure-toi, les miens sont tout autre qu’être reine ou la bouffonne d’un prince à la noix.
– Ha, je te reconnais mieux là ! Bon, perso, j’osef des rêves. Si je veux me sentir puissante, il me suffit de puiser dans les réminiscences de mes ancêtres et de repenser à Tarakesh pendant la Guerre des Titans. Si tu savais le nombre d’ennemis qu’elle a dévorés ! Il me faudrait des semaines pour les compter.
– Tes souvenirs remontent aussi loin ?
– Oui, mais ils ne sont pas aussi précis que ma propre mémoire bien sûr. Mais lorsque j’ai besoin d’une réponse, je peux chercher dans cette mémoire atavique et le savoir de toutes celles qui m’ont précédé. Et c’est comme ça pour tous les ainés.
– Dommage qu’il n’en soit pas ainsi pour les humains, dit ma sœur d’un air distrait.
– Hein ? T’as craqué ! Je ne sais pas pourquoi les Titans ne vous ont pas donné cette capacité lorsqu’ils vous ont créée, mais c’est bien mieux ainsi ! Vous vous autodéfoncez la gueule suffisamment comme ça, sans vous rajouter la connaissance de vos morts ! Et puis, vu ce qu’ont fait la plupart de vos ancêtres, je ne donnerai pas cher de votre santé mentale si vous vous en rappeliez, haha. Depuis que les puinés sont sur Tella, ils n’ont fait que se battre et s’exterminer les uns les autres…
Ma sœur glousse et me coupe :
– On n’est pas tous comme ça, tu sais…
– Heureusement, petite sœur, sinon, j’aurais du pain sur la planche pour tous vous bouffer.
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Les Titans – seconde partie
Les Titans de la Terre
Atal'Neit, l’Araignée du Destin, la Tisseuse d’Âmes, est la Titan de la destinée et du temps, gardienne des artisans et des morts. Elle réside dans une caverne profonde, le Puits des Âmes, où une toile d’une brillance surnaturelle s’étend, surmontée des Portes du Paradis. Chaque fil de cette toile colossale symbolise la vie d’une créature de Tella. Lorsque le moment fatidique d’une existence approche, l’âme du défunt est guidée vers la Porte des Jugements, où Atal'Neit en décide le sort : sera-t-elle digne des Cieux ou, au contraire, condamnée à errer dans les ombres ? Si elle est jugée méritante, son esprit s’élève au Paradis, aussi appelé Asgardia par les séraphins, dans un éclat lumineux. Sinon, elle est engloutie par le gouffre sous la toile, destinée à sombrer dans les Enfers, à El'Ème. Les mirmes, dans leurs récits, murmurent que la Titan conclut fréquemment des pactes avec les âmes égarées, les chargeant de missions secrètes et de tâches obscures pour préserver l’équilibre du monde.
Képri, le Haut-Scarabée, la Carapace de Fer, était autrefois le Titan de la Terre et des Montagnes, protecteur des forgerons et des tailleurs de pierre. Mais durant l’Ère des Luttes, il se sacrifia pour sauver son peuple, les géants, ancêtres des goliaths, de la destruction imminente. Dès lors, il est devenu le Titan Noir de l’oisiveté, de la maladie et de la putréfaction. Sa forme, désormais celle d’un bousier vert et dégoutant, couvert de barbelures sordides, exhale une puanteur de décomposition. Enfermé dans les Tartares avec Dino'Niku, il reste prisonnier de la condamnation de Tain après la Guerre des Titans. Là, il dévore les âmes que rejette Atal'Neit, ces esprits jugés indignes d’atteindre les Cieux. Mais lorsque sa faim est trop grande pour être apaisée par ces âmes, il laisse éclater des épidémies sur le monde, attendant, la gueule grande ouverte, que les morts se précipitent pour satisfaire son appétit insatiable.
Les Titans de l’Eau
Kaa le Vieux, surnommé le Kraken du Profond ou le Soigne-Monde, était le Titan des mers, des guérisseurs, des marins et le protecteur des ondines. Avec ses tentacules gigantesques, il veillait sur les océans de Tella et purifiait le monde grâce à des pluies bienfaitrices. Selon les légendes anciennes des mirmes, Kaa et son frère Ka’Mo étaient fréquemment en conflit, et leurs affrontements titanesques donnaient naissance à des tsunamis dévastateurs et à des tempêtes furieuses.
D’après les récits transmis par les ondines, Kaa aurait péri en se sacrifiant pour protéger les océans de la trahison de Ka’Mo. Il aurait disparu lors de la Chute, un évènement tragique marqué par la destruction d’Ilas’Atlata, l’ile fabuleuse des femmes des Eaux. Bien que cet épisode soit de plus en plus contesté par les érudits modernes, les femmes de la Mer maintiennent que Ka’Mo tua son frère en submergeant leur royaume sous les vagues de la mer des Adieux. Cette trahison reste, pour les ondines, un symbole de douleur et de perte, gravé dans leurs mémoires collectives.
Ka’Mo, surnommé le Requin-Démon et la Mâchoire aux Mille-et-une Dents, est le Titan Noir des tempêtes, des marées et des grands prédateurs marins. Frère cadet de Kaa et père des jormungs, ces énigmatiques hommes-poisons, il partageait autrefois un lien étroit avec son ainé. Cependant, la destruction de son peuple, anéanti par des créatures des ténèbres et des séismes cataclysmiques, le plongea dans un profond désespoir. Rongé par sa défaite, Ka’Mo s’éloigna de Kaa et se laissa séduire par les murmures venimeux de Silik, qui accusa son frère de ne pas l’avoir aidé lorsqu’il en eut besoin.
Sous l’emprise de cette corruption, Ka’Mo trahit les siens lors de la Chute. Son parjure scella ainsi le sort des ondines, qu’il précipita au bord de l’extinction, et il porta un coup fatal à Kaa, le laissant mourir dans les flots qu’il avait juré de protéger. Aujourd’hui, les légendes racontent que le Requin Démon s’est réfugié dans les abysses les plus profonds de Tella, où il attend patiemment l’avènement du Ragna’Rack, connu dans les traditions comme l’Apocalypse.
Par crainte de sa colère, certains marins, même en ces temps modernes, continuent de lui rendre hommage par des offrandes ou des prières, espérant apaiser la fureur de ce Titan déchu et éviter qu’il ne déchaine les tempêtes sur leurs navires.
Par sieur Daraiden, maitre du savoir de Mas’Ilia
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