Le raid de trop

4 minutes de lecture

3781.

Aussi dénommé "Raid de la mule" - Lang. pop.

Guerre de mille ans (aussi dénomée abusivement "Guerre éternelle" - Lang. pop.).

----------------

Le sergent

----------------

Le soir tombait à plat sur le Chemin des Dames. Il ne pouvait pas faire autrement, rien qui ne dépassa dans ce paysage de table rase. La terre avait tout recouvert à sa manière, lente et obstinée, couche après couche en sédimentations empilées qui interdisait aux paroles des morts de sortir des tombes.

Les Centauriens ne risquaient pas de vouloir parler. Les cadavres, juste derrière dans le creux des deux talus, seraient sans doute ramenés sur Alpha en grande pompes avec la légende de bravoure adaptée aux héros. Pourquoi s'élever contre cette gloire posthume qui allait s'abattre sur leur mémoire ?

-"T'as du feu ?"

-"Tiens."

-"Merci."

-"Merci."

-"Tu sais que je suis né pas très loin ? A Craonne." me dit Ivan, "Pas loin de la caverne du dragon."

Cette histoire de caverne m'en rappelait une autre.

-"Il y a rarement des dragons dans les cavernes, mais des fois y'a des trucs bizarres. Il y a une dizaine d'années je me suis retrouvé à devoir me planquer dans une grotte avec une Gardienne, tu sais les obsédées d'histoire et d’artefacts des temps obscurs.

Plutôt badasse la meuf d'ailleurs. Elle m'avait impressionné par sa détermination à finir la mission malgré toutes les emmerdes qui s'accumulaient. Une sacrée grognasse."

-"En bref tu bandais comme Fernande." se moqua le doc, usant d'une formule irrévérencieuse faisant allusion à un texte contesté de Saint GBrassens dont l'interprétation, traditionnellement sujette à grivoiserie, restait à établir.

-"Ivan, une Gardienne ! Ne blasphème pas s'il te plait. Mais, oui, elle n'était pas totalement fermée à la proposition en dépit de ses voeux. Le moment aurait été mal choisi, on était plutôt en mode survie, sans compter l'absence total de la moindre parcelle de romantisme.

On ne pouvait pas faire autrement que de s'enfoncer dans les souterrains pour essayer de trouver une issue qui ne nous renvoie pas direct dans les pattes des troupes centauriennes. Après plusieurs heures à marcher comme des rats, on est tombé sur des poteries, des vieilles poteries, très vieille, même moi je l'ai remarqué. La Gardienne, elle a fait un genre de crise d'épilepsie ou d'orgasme spontané. Mais le plus bizarre c'était les dessins sur les pots et les assiettes de terre."

Je tire une taf doucement. Il faut toujours laisser un silence avant la révélation. Sinon l'histoire ne fonctionne qu'à demi. La fumée s'échappe de ma bouche vers les étoiles naissantes. Voilà, Ivan va me demander quoi ?

-"Des Centaures ! Je te jure, des putains de centaures ! Quatre pattes, un corps de cheval et un buste d'homme. Et des bras et des mains. Super bien fait en plus. On voyait encore les couleurs par endroit. La gardienne, plus tard, m'a dit qu'à son avis, les artefacts dataient sans doute d'avant la période primordiale. En gros ça voulait dire que ces bestioles humaines étaient déjà là bien avant nous. Jamais elle n'a voulu confirmer mais j'ai franchement eu l'impression que certaines théories désavouées se trouvaient proche de la réhabilitation. Elle s'est fait faucher par les Centauriens quand on est sortie de sous la terre. Elle est tombée dead à mes pieds. Moi j'ai toujours eu de la chance. Des fois c'est pas cool d'avoir de la chance, en fait."

Petite taf pour lui laisser le temps de digérer l'info, et un peu pour moi aussi.

-"Tout est possible, on ne sait pas grand chose des premiers temps." Du Ivan pur jus, surtout ne pas montrer qu'il a pu être impressionné le moins du monde.

Nos cigarettes respectives arrivaient en fin de vie. La fiole de 12 ans d'âge s'est matérialisée entre mes mains. Une rasade chacun, pour l'haleine. Vieux rituel bien rodé. C'était à lui de prendre la parole.

-"Tu sais pourquoi ca s'appelle le Chemin des Dames ?"

-"J'sais pas. Y'avait Un bordel au bout de la route où tu pouvais niquer des dames gratos ?"

-"Toujours dans la délicatesse. Pas du tout."

Maintenant c'était à lui de me faire mariner.

  Adieu la vie, adieu l'amour
  Adieu toutes les femmes
  C'est bien fini et pour toujours
  De cette guerre infâme
  C'est à Craonne sur le plateau
  Qu'on doit laisser sa peau
  Car nous sommes tous condamnés
  Nous sommes les sacrifiés*

Il ne chantait pas, il récitait.

Autour la boue, le froid et nous, enterrés à ciel couvert sur le plateau. j'ai dit à Marcel tu ne vas pas te tirer, déserter ? Non il m'a dit pas moi, je ne veux pas creuver contre un poteau flingué par mes potos. T'es con, je lui ai dis. On s'est marré. Poteau, potos ! Du marcel tout craché.

Quand il rigolait, Marcel, on aurait dit un gros chien qui s'ébroue. Avec de la boue des bandes molletieres jusqu'à la baïonnette, il en éclaboussait de partout. Moi ca me faisait rire encore plus.

C'était comme si j'étais au cinématographe devant "Max fait le chien mouillé". Ca serait une chouette idée pour Monsieur Max Linder, il faudra que je m'en souvienne.

ll en était à sa troisième secousse quand il m'a attrapé par les épaules et plaqué au sol. Bouge plus. Le plomb s'est mis à pleuvoir à boire debout aussi imprévisible qu'une averse d'été, pas un nuage et ca se met à tomber comme vache qui pisse.

Une fois la grêle passée, je me suis décollé de la glaise et en me relevant je lui ai dit c'est pas passé loin. Marcel ? Tu veux boire toute la boue du plateau ? Marcel ?

-"Ivan ? tu ne dis rien depuis tout à l'heure. Tu vas bien ?"

-"Oui. Drôle de guerre, sergent, non ?"

Je n'ai pas répondu. J'avais fait ma part. Seul l'Ordre de la Culture importait maintenant.

-"On y va ?"

-"On y va."

*La chanson de Craonne

Annotations

Vous aimez lire az ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0