LE CORRIDOR
Je suis né dans l’arène. Ou presque. Mon père aussi, ainsi que son père et son grand-père. Bien sûr, nos mères n’ont pas enfanté sur le sable mais, dès tout petit, nous avons baigné dans l’atmosphère de la corrida.
Je me souviens encore de la première fois où je suis entré dans ce cercle de fête avec tous ces gens aux habits multicolores assis dans les gradins, la musique, les peones qui courent en tous sens, sautent et s’accrochent aux palissades... J’y étais allé avec mon grand frère ; mon père, en habit de lumières, inaugurait une longue série d’affrontements sur le sable, une carrière marquée par de nombreux succès face aux colosses d’ébène.
Pour faire honneur à son père, à la famille... J’entends encore les acclamations du public.
J’ai grandi entre l’école et les arènes, les études et les corridas, j’ai joué avec les vachettes, bravé les jeunes taureaux ; l’an dernier, j’ai fait la connaissance de Mona, et il y a un mois, je l’ai épousée.
Aujourd’hui, je suis entré dans l’arène, je me suis avancé jusqu’au centre en saluant le public. À mon tour de rencontrer le brave animal avec lequel j’exécuterai le ballet dangereux qui fera peut-être de moi le digne successeur de mon père.
Mona n’est pas venue, elle est fatiguée, elle porte notre enfant.
Mona n’aime pas la corrida. Elle craint le pire et s’inquiète pour moi.
« Je veux que notre fils connaisse son père... », m’a-t-elle encore dit hier.
Je l’ai rassurée.
« Promets-moi qu’il n’ira jamais dans l’arène », a-t-elle ajouté.
Je n’ai pas pu le lui promettre.
Ma mère non plus n’aime pas la corrida mais, face à l’obstination de mon père...
À l’extrémité de l’arène, les portes s’ouvrent : il est là, je le sens, je le sais.
Il ne sort pas tout de suite.
Enfin, le voilà dans la lumière sous les clameurs. Les peones agitent leur cape écarlate, l’excitent et le piquent. Il les menace en vain.
Je le jauge.
Voici le deuxième tercio.
Les peones agitent encore leur cape écarlate, l’excitent encore et le piquent encore. Il fulmine.
Voici le troisième tercio.
Il m’observe.
Il hésite.
Je déploie la muleta et lève la banderille sous les yeux du public qui s’impatiente dans les gradins débordant de cris de joie.
L’animal plonge ses gros yeux dans les miens. Il me trouble. J’ai une sensation étrange de déjà vu.
Il s’avance.
J’hésite.
Il accélère. Je n’arrive pas à réagir. Je sens une violente douleur qui transperce ma poitrine.
J’entends encore les exclamations du public...
*
Il fait noir. Une voix surgit.
– Patxi !
– Mona ?
– Non, ce n’est pas Mona. Mona te pleure.
– Je ne vois rien ! Qui es-tu ?
– Peu importe.
– Où suis-je ? Que se passe-t-il ?
« Que se passe-t-il ?… Que se passe-t-il ?… » reprend l’écho.
– N’as-tu jamais entendu dire qu’au moment de mourir on voit défiler sa vie ?
– Tu… Tu veux dire que je suis mort ?... Tu plaisantes ?... Je suis en train de te parler !...
– Sais-tu qui tu es ?
– Patxi, Patxi Doro, le matador… Il me semble vaguement…
– Tu étais...
« Patxi Doro, le matador… Tu étais » répète l’étrange écho.
– Alors qui suis-je ? C’est vrai, je ne me souviens pas trop… Il y a de vastes prairies, du vent… Mais… Que sont ces clameurs que j’entends maintenant ?
– C’est à l’extérieur ; tu vas le savoir bientôt… Et tu retrouveras ton frère.
– J’ai un frère ?
– Oui. Tu le reconnaîtras sur le sable à ses habits de paillettes. À présent, tourne la tête. Tu vois la lumière qui grandit au fond du couloir ?
– Oui.
– Ce sont les portes qui s’ouvrent. Vas-y, tu sauras.
– Enfin !...
Depuis le temps que je patiente dans cette chambre noire.
D’après « La corrida », de Francis Cabrel, à écouter à la suite.
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