LE FANTÔME DU TRAIN
Elisa travaille dans une cafeteria du centre-ville où elle dresse les assiettes, débarrasse les tables et effectue des travaux de nettoyage entre autres, un emploi qu’on appelle « polyvalente » en langage professionnel.
C’est une jeune femme gentille et un peu enveloppée comme la décrivent ses collègues... qui sont d’ailleurs les seuls amis qu’elle ait. En fait d’amis, il serait plus juste de parler de compagnie intermittente : un groupe qui l’inclut à la pause déjeuner ou à l’occasion du repas annuel de l’entreprise.
Le soir, les autres filles sortent avec leur copain ou rentrent à la maison retrouver leur famille. Elle, n’a ni l’un ni l’autre. Ses collègues masculins – plus ou moins célibataires – ne lui portent pas d’intérêt particulier. Il y a bien Timo, toujours sympa à son égard... Mais il fait partie des gars déjà casés.
Après sa journée de travail, Elisa rentre toujours chez elle. Ses sorties se limitent aux magasins pour les courses. Il lui arrive d’aller se faire un ciné, mais elle préfère rester à la maison à regarder la télé ou lire en écoutant de la musique. Pour le week-end, son entourage professionnel ne partageant pas les mêmes centres d’intérêt qu’elle, elle évite les sorties en boîte du samedi soir, d’autant plus que l’électro ne la branche pas, car elle roule de préférence pour le rock qu’elle porte à ses oreilles lors de ballades à la campagne.
Aux vacances d’été, Elisa jette une tente dôme et une valise dans le coffre de sa voiture pour tailler la route à la découverte de l’Europe.
Il y a bien eu quelques rencontres enrichissantes, d’autres sans lendemain, mais elle finit toujours par se retrouver seule dans son petit deux-pièces.
Ces derniers mois, Elisa s’est mise à déprimer ; elle se souvient du collège, son surnom de « Boulette », les quolibets de ses camarades, le lycée avec les fêtes organisées chez les uns et les autres auxquelles on la conviait, où des couples se formaient, sauf avec elle qui préférait alors aider à débarrasser plutôt que de tenir la chandelle.
L’arrivée dans l’age adulte et la vie professionnelle ont amélioré ses rapports avec les autres, ils ont évolué en cordialité (hypocritement à son avis) sans que cela ne lui permette toutefois de vivre une histoire sentimentale. Certes, elle possède ce que de plus en plus de gens recherchent : un travail et un logement, mais sa vie lui paraît vide sans compagnon, et ce n’est pas un chat qui fera l’affaire.
Et quand son moral touche le fond, elle songe, en amatrice de sensations fortes, à aller effectuer un saut à l’élastique… Sans élastique...
Cette après-midi, rentrée d’une journée de travail éprouvante, elle a pris une douche et, un paquet de sablés à la main, s’est assise dans le fauteuil en face de la télé qu’elle n’allume pas tout de suite.
Sur la table basse devant ses genoux, traînent divers magazines dont une brochure qu’elle avait rapportée d’un parc d’attraction visité il y a deux ans dans le cadre d’une sortie entre collègues.
La sortie lui a laissé de bons souvenirs, surtout son passage sur les coasters : une montée à 70 m suivie d’une descente vertigineuse donnant une sensation d’apesanteur, une accélération fulgurante à laquelle s’enchaînent vrilles et loopings ou encore le ramdam d’une course folle sur le timber coaster de bois. Après cela, elle s’était dit qu’il n’y aurait guère que le saut en parachute qui pourrait encore l’impressionner. Elle a aussi assisté à un spectacle sur glace où les costumes des patineurs changent et s’illuminent au gré des tableaux. Malgré tout, une nouvelle journée dans ce parc situé à quelques dizaines de kilomètres de chez elle, ne serait pas de refus car ce dimanche-là avait passé si vite qu’elle n’avait pas eu le temps de tout voir.
Machinalement, Elisa feuillette le magazine, laissant son regard et ses pensées errer de page en page, depuis les sourires des personnages jusqu’à l’enthousiasme sur les visages des visiteurs : des sentiments de joie mis en images pour inviter à la féerie.
Elle soupire. C’est le genre d’endroit où l’on s’amuse si l’on est à plusieurs or, ironie de la vie, ses proches habitent loin et le seul parent éloigné qu’elle connaisse, vit dans le village voisin... Mais ils ne s’entendent pas. Quant à ses collègues, s’ils y retournent, c’est avec leur propre famille.
Lasse, elle referme la brochure et la lance sur la table.
« Aouh ! » Un gémissement surgit soudain quelque part dans la pièce. Interloquée, Elisa se redresse sur son siège en tendant l’oreille.
– Voilà que je me mets à entendre des voix, maintenant ! se dit-elle tout haut.
– Je ne sais pas si vos oreilles fonctionnent mais en tous cas mon nez en a pris un coup !
– Qui est là ? demande Elisa effrayée en se levant, scrutant la pièce en tous sens.
– C’est moi !
– Où êtes-vous ?
– Ben là, sous la brochure, voyons !
Bien qu’elle se demande si elle a encore toute sa raison, Elisa, poussée par la curiosité, se décide à retourner du bout des doigts le magazine du parc d’attractions. La photo en gros plan d’un bonhomme portant un haut-de-forme et une paire de lunettes rondes au-dessus de ses joues rouges s’anime sous ses yeux. Le personnage est en train de grimacer tout remuant son nez entre le pouce et l’index comme pour s’assurer qu’il n’est pas cassé. En apercevant la jeune femme, il esquisse un sourire qui se transforme rapidement en rire tant la bouche bée et les gros yeux arrondis d’Elisa l’amusent.
Comme celle-ci ne parvient pas à prononcer le moindre mot, le bonhomme de la photo reprend la parole :
– Bonjour !
Elisa reste muette de surprise. L’autre insiste.
– Bonjour, Elisa ! Excusez-moi, je ne me moque pas... !
– Ah ! Euh... Mais vous connaissez mon nom... ?
– Eh bien je connais quelques petites choses sur vous... Par exemple : que vous aimez les manèges à sensations, écouter de la musique, que vous ne dédaignez pas un peu de poésie dans la vie... Et aussi que vous vous sentez seule, que vous avez l’impression de n’intéresser personne, et pire, que de mauvaises idées commencent à vous passer par la tête...
– C’est vrai... Mais comment savez-vous tout ça ?
– Depuis que je suis sur votre table, j’ai forcément entendu vos conversations téléphoniques… Et, de temps en temps, vous pensez à haute voix !
Elisa se sent gênée. Elle a l’impression d’avoir été espionnée.
Avant qu’elle n’ait le temps de protester, le personnage reprend :
– N’ayez crainte, personne n’en saura rien car je suis sage comme une image et, dans quelques instants, je serai redevenu aussi muet qu’une photo. Mais auparavant je veux vous dire ceci, continue le personnage en haussant l’un de ses sourcils : vous êtes invitée au parc d’attractions, ce soir.
Se prenant au jeu malgré un étonnement croissant (après tout, si une photo se met à parler, tout est possible), Elisa poursuit l’échange :
– Ah bon ? Par qui ?
– Ça n’a pas d’importance. Passez l’entrée un peu avant 20 heures.
– Mais il me semble que le parc ferme à cette heure-là...
– Pour tout le monde, sauf pour vous !
– Ah...!?
– Inutile d’acheter un billet, naturellement !
– Mais...
– Au revoir, Elisa ! Et n’oubliez pas : ce soir, juste avant 20 heures ! Soyez ponctuelle !
Le visage se fige avec un clin d’œil amical.
Elisa n’en revient pas. Elle pense être victime d’hallucinations. Elle ne semble pourtant pas fiévreuse se rassure-t-elle en passant la main sur son front. Elle se rend dans la salle de bains pour connaître le diagnostic du miroir. Il est vrai qu’elle a l’air fatigué et pâlot...
Mais de là à converser avec une image...!
« Bon, je pense que je vais me coucher tôt, ce soir » décide-t-elle avant d’aller préparer son dîner.
*
Cela fait déjà une demi-heure qu’Elisa est assise près de la grande fontaine ronde ornée de statues stylisées, regardant les gens qui passent : on entend les exclamations des enfants, grands et petits encore sous le coup des émotions, d’aucuns riant des peurs des autres ou vantant leurs prouesses ; il y a les peluches géantes dans les bras des filles, les sombreros qui coiffent de pseudos héros, les baudruches gonflées à l’hélium dont l’une au moins s’échappera de la main d’un petit malheureux ; il y a ceux qui pressent le pas pour regagner leur voiture afin d’échapper au bouchon, et ceux qui traînent les pieds en cherchant à éloigner encore un peu le moment fatidique du départ ; on se perd en conjectures, on se cherche au téléphone, on retrouve des amis...
19h58. Elisa se lève, se dirige vers les portiques d’entrée où elle croise le personnel occupé à saluer les visiteurs quittant le parc ; elle entre sans difficulté et remonte le flux de la foule qui s’attarde encore aux boutiques ou devant les manèges.
Elle se rend compte qu’elle ne sait même pas dans quelle direction aller. On l’a invitée, oui, mais elle ne va pas se promener toute seule, bêtement, jusqu’au bout de la nuit dans le parc.
Au milieu du brouhaha elle distingue soudain une voix qui l’interpelle :
– Mademoiselle ?
Elisa se retourne. C’est une théière.
– Oui...!?
– Un thé ?
– Merci !
La théière lui tend un gobelet cartonné d’où s’échappent de fines volutes parfumées, puis s’éloigne.
Elisa s’assied sur un banc pour déguster tranquillement sa boisson chaude tout en observant les visiteurs qui se hâtent vers la sortie, mouvement dans lequel vient bientôt se greffer le ballet du personnel.
Nul ne semble s’apercevoir de sa présence. Elle continue de boire son thé tout en soufflant régulièrement sur la surface du liquide pour le tiédir. Lorsque le niveau atteint la mi-hauteur du gobelet, des lettres – ou plutôt des mots – apparaissent sur le pourtour intérieur : une phrase, une invitation qui semble adressée à Elisa : « Suivez la luciole! »
– Une luciole ? s’étonne-t-elle à haute voix en scrutant les alentours. Où ça ?
À quelques mètres de là, une lueur virevoltante attire son attention. Elle cherche à s’en approcher mais le point lumineux s’éloigne. Elisa le suit. Il finit par entrer dans une sorte de chalet, une petite maison de bois d’antan mise à la disposition des clients pour se restaurer.
Elisa passe la porte également. Le lampadaire de l’allée permet à peine de distinguer l’intérieur ; la luciole va se poser au sommet de ce que Elisa distingue être une bougie trônant au centre de l’une des tables. Puis le petit animal luisant disparaît, laissant une flamme naître sur la mèche dont la lueur éclaire l’unique pièce juste assez pour en voir la décoration : des photos de jadis en noir et blanc dans leur cadre austère et quelques bibelots, eux aussi témoins d’une époque.
Au pied du bougeoir, une feuille de papier attire son attention. Elisa s’en approche. « Asseyez-vous et soyez patiente » suggère une phrase manuscrite. Elle obtempère et prend place sur le banc, regardant la flamme danser. Une sensation de fatigue l’envahit. Elle appuie ses coudes sur la table.
Lorsqu’elle relève la tête de ses bras, il fait presque complètement noir.
« Mince, je me suis assoupie depuis un bon moment ! » pense Elisa en s’étirant. « Tiens, la luciole est de retour » s’étonne-t-elle encore en voyant le point lumineux faire des zigzags au-dessus de la table voisine.
Comme un peu plus tôt, elle se remet à suivre le ver luisant qui la guide au-dehors. On a éteint les lampadaires et les décorations. Il y a cependant un endroit éclairé, un peu plus loin ; il s’agit de la station où s’arrête le train miniature qui emporte en journée les visiteurs dans un tour du parc.
Justement, la locomotive rouge et ses cinq wagons est en gare, moteur allumé.
Elisa gravit les marches et s’avance sur le quai. Le train est vide... Non, pas tout à fait : à l’arrière il y a quelqu’un. Assise de dos, une personne toute de blanc vêtue, tourne soudain la tête et appelle :
– Venez, n’ayez pas peur !
Plus la jeune femme approche, plus elle remarque qu’en fait, le personnage est complètement blanc, y compris sa tête et ses mains... voire même un peu translucide... comme un fantôme ! Elle n’en a jamais vu, bien sûr, des fantômes, mais cela ressemble en tous cas aux représentations que l’on en fait dans les films ou les illustrations.
Elle se trouve maintenant à deux pas de lui.
Ce visage ! Elle le reconnaît ! C’est le même que celui du personnage de la brochure !
– Bonsoir, Elisa, reprend-il, je vois avec plaisir que vous êtes venue !
– Bonsoir...
– Asseyez-vous, le train va partir...! invite-t-il en désignant la place libre à côté de lui.
Elle se retourne pour vérifier l’avant du convoi.
– Il n’y a personne dans la loco !
– Sans importance, elle connaît le chemin ! répond le « fantôme » avec un clin d’oeil malicieux.
Le train s’enfonce dans la nuit ; sur son passage, les lampadaires forment un éphémère tunnel de lumière. Elisa ne sait pas où ils vont ; elle voit seulement le paysage s’éloigner devant elle. Pour la première fois depuis qu’elle est arrivée dans le parc, elle s’interroge sur ce qui va se passer. Elle demande à son voisin :
– On va où ?
– De surprise en surprise ! Je vous emmène faire un tour, magique et mystérieux !...
À peine a-t-il fini de prononcer ces mots, qu’une musique surgit des haut-parleurs du wagon, une chanson ad hoc des Beatles.
– ....Sauf que nous allons le faire en train et pas en bus, ajoute le fantôme. Vous aimez cette musique ? demande-t-il ensuite.
– Oui... Mais je préfère des choses plus récentes.... comme Coldplay.
Le fantôme fronce légèrement les sourcils et perd un peu de son sourire.
– Je croyais que vous aimiez beaucoup Sia...!
– Oui, bien sûr, mais en ce moment, c’est plutôt Coldplay que je préfère....
Le fantôme semble contrarié. Il sort de sa poche ce qui ressemble à un smartphone et, après quelques manipulations de l’index, il retrouve son large sourire.
– Voilà ! Tout est en ordre !
– Quoi ?
– Patience...!
La voix des Beatles s’estompe progressivement, une autre, féminine celle-ci, fait une annonce :
– Madame, monsieur, chers enfants... Ah ?! Non... Pardon ! Vous êtes venus sans les enfants... Je reprends : Madame, monsieur, nous arrivons en gare musicale !
– Bah ! Elle plaisante !
– Qui ?
– La voix. À force de répéter chaque jour plusieurs fois la même chose, elle s’est laissée prendre au piège de la routine alors, pour se rattraper, elle a dit ça ainsi. Elle sait bien que nous n’avons pas d’enfants.
– Moi, j’dirais pas non...
– Oh, mais moi, je suis hors service !...
– J’voulais pas dire avec vous bien sûr ! s’exclame Elisa faussement offusquée. Elle a remarqué le sourire en coin du fantôme qui, par ailleurs, ne lui semble pas être vilain garçon. Vous êtes aussi un plaisantin, vous, hein ! le gronde-t-elle amicalement avant de reprendre sur le sujet : non, mais si j’avais un amoureux... Comme celui que j’avais à quinze ans...! lâche encore Elisa, le regard perdu dans les guirlandes lumineuses de la station où le train finit par s’arrêter.
Un petit groupe marche vers eux. Des musiciens.
– On descend ici ? demande Elisa.
– Allez-y ! Moi je reste à bord ; dans quelques minutes, nous allons repartir.
Ce sont des hommes-orchestres avec leur grosse caisse sur le dos. Ils commencent à jouer puis s’arrêtent à quelques mètres d’elle.
Elisa écarquille les yeux d’étonnement. Elle les a reconnus :
– Coldplay ! s’exclame-t-elle en se mettant à fredonner, en même temps que le groupe l’interprète, A sky full of stars dont la sono des lieux diffuse le mélodie. Elle les écoute, les regarde, émerveillée.
À la fin de la chanson, elle applaudit, enthousiaste, accompagnée par le fantôme. Puis le chanteur s’approche d’Elisa frémissante, et lui tend le bouquet de fleurs qui ornait le manche de sa guitare.
Elle voudrait lui parler... Un éclair vif l’éblouit. Lorsqu’elle rouvre les yeux, les artistes ont disparu.
Derrière elle, une voix l’appelle.
– Elisa ! Le train va partir !
La jeune femme regagne sa place, encore sous l’effet de l’enchantement.
– Cela vous a plu ?
– Oui !.... Mais j’aurais aimé lui parler... avoue-t-elle en faisant tourner le bouquet entre ses doigts.
– Ne regrettez rien. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir...
Toutes les lumières s’éteignent sauf celles du train qui redémarre. Le paysage reprend son cours à rebours devant elle.
– En fait, c’est vous, n’est-ce pas, qui avez fait ça ? dit-elle après quelques instants de silence.
– Quoi ?
– Coldplay qui est venu jouer.
– Ma foi, je dois avouer que oui...
– Merci.
– Ne commencez pas avec des remerciements, s’il vous plaît, c’est avec plaisir que je vous invite à quelques surprises.
– Mais pourquoi ?
– Eh bien... On va dire... que c’est pour vous remonter le moral...!
La voie serpente entre les arbres puis passe à proximité du petit lac sur lequel glissent en journée les radeaux dans une balade aux décors africains. La nuit, sous la lune, tout est figé sur le reflet scintillant de la surface.
Soudain, dans une explosion d’eau au-dessus des projecteurs immergés, des jets aux couleurs changeantes s’élancent en rythme sur une musique classique, interprétant un ballet d’arabesques et de sautillements crépitants tandis que le train ralentit.
– C’est magnifique ! fait remarquer Elisa, Je n’avais pas vu ça lorsque j’étais venue avec les collègues de boulot...
– Ce spectacle n’a lieu que pendant la saison hivernale, normalement... explique le fantôme.
– Merci !
– Vous avez déjà oublié ce que j’ai dit, il y a deux minutes !
– Mais...
Une voix connue interrompt leur conversation :
– Madame, monsieur, nous arrivons en gare des nuages.
– Des nuages ? s’étonne Elisa.
– Oui, confirme son guide blanc, et cette fois, je descends avec vous car, ici, c’est trop le pied !
Elle le regarde, surprise.
– Vous parlez comme un jeune, d’un coup !?
– Ça m’arrive ! répond-il simplement en arborant son air coquin.
Ils pénètrent dans un bâtiment dont le sol s’illumine sous leurs pas tandis qu’une musique, comme inspirée d’un film d’aventure spatiale, les enveloppe. Ils gravissent quelques marches puis s’asseyent à bord d’une nacelle de coaster.
Une sirène retentit, avertissant du départ, puis le wagonnet dans lequel ils sont installés commence une ascension sur son rail en spirale.
La lumière et la musique s’estompent au fur et à mesure qu’ils montent, jusqu’à faire place au noir et au silence complet. Un air frais les baigne maintenant. Elle se serre contre son voisin.
– Vous avez peur ? demande le fantôme. On est à 100 m de haut !
– Je suis un peu stressée car on ne voit pas où on va et il fait un peu frais... Mais peur ? Non. Après tout on est dans un manège, en principe en sécurité ; et puis, arrivera ce qui arrivera, ça peut être très excitant ! conclut Elisa en levant la tête.
Au-dessus d’eux brillent les étoiles. Leur montée cesse ; l’embarcation s’immobilise. Tout est silencieux. En bas, elle aperçoit les phares des minuscules voitures sur l’autoroute, et le hameau lilliputien voisin du parc d’attractions.
La nacelle se remet en mouvement ; au-devant, les rails s’allument comme des barres de néons, revêtant une couleur fluo bleue qui dessine une pente vertigineuse dont elle distingue à peine le bout à travers la nuée ouatée en contrebas.
Et c’est la descente. Une descente vertigineuse qui arrache à Elisa un long cri strident où se mêlent frayeur et plaisir tandis que son voisin pousse, lui, des hurlements dignes d’un cow-boy participant à un rodéo.
L’air glisse sur les joues de la jeune femme qui a l’impression de subir un lifting avant l’heure de la part de ce souffle dont la puissance lui mouille les yeux.
Mais la fin de la descente n’est pas celle de leurs émotions : avec des rires d’enfants ravis, ils se laissent prendre aux sensations fortes que leur procurent vrilles et loopings, tout au long d’un parcours à vitesse folle ne semblant plus en finir, et les surprenant de plus belle lorsqu’ils traversent les nuages soufflés des brumisateurs qui le jalonnent.
À la sortie de la dernière brume, le train du coaster ralentit un peu, permettant à Elisa de mieux apercevoir le bout du chemin, la fin du rail qui plonge dans la mer... ! Pour la première fois, la jeune femme a peur. Elle se cramponne à la barre de sécurité alors que la nacelle se jette dans les vagues...
– Nooon !
Non, ils ne se noient pas. Cette mer effrayante n’est en réalité que virtuelle, un hologramme très réaliste à travers lequel ils passent pour terminer leur ébouriffant voyage dans un freinage abrupt les ramenant à leur point de départ.
*
Le petit train rouge a repris son cheminement dans le parc.
– Alors ? demande le fantôme.
– Génial. Trop fort ! Je n’ai jamais vécu un truc pareil ! Même mes collègues de boulot n’oseraient pas monter dans cette attraction s’ils savaient...! J’ai vraiment eu peur qu’on plonge dans l’océan, à la fin !
Un moment passe sans que personne ne prononce un mot. On n’entend guère que le bruit de la loco et le tressaillement des wagons sur la voie ferrée.
« Il doit être déjà tard », se dit Elisa sentant un creux à l’estomac. Cela lui rappelle la dernière fois, avec les collègues : ils avaient pris un sandwich chez Moby Dog’s Hot Dick, le snack près des attractions aquatiques. Mais tout est fermé à cette heure et il n’est pas question de céder au grignotage.
Le fantôme prend soudain la parole, interrompant le fil de ses pensées :
– C’est comme ça, la vie...
– Comment ?
On la voit défiler tandis qu’on avance sans toujours savoir où l’on va, avec ses surprises, ses bons cotés, ses hauts et ses bas et ses peurs ; les choses que l’on a connues s’éloignent pendant que l’on poursuit son chemin... L’essentiel c’est d’apprendre pour continuer d’avancer… Et d’en profiter…
Ses mots restent en suspens, laissant à nouveau la place au silence des voix.
Encore éblouie par ce début de nuit, le regard fixé sur les traverses qui fuient, Elisa songe aux paroles de son compagnon de voyage.
– Mais la vie est aussi faite de rencontres sentimentales... Et pour moi...
– Madame, monsieur, nous arrivons en gare de la Lune.
Tous deux se regardent sans mot dire. Le fantôme tend la main pour inviter la jeune femme à descendre.
Ils gravissent les marches de ce bâtiment rond qu’elle reconnaît à ses poutres apparentes, une salle de spectacles devant laquelle elle était passée la dernière fois.
Lorsque Elisa ouvre la porte. Il fait bien noir à l’intérieur mais, à peine en a-t-elle franchi le seuil, que tous les éclairages de la salle s’allument. Elle reste un instant immobile à découvrir les lieux.
Des gradins de bois sur trois étages forment un arc de cercle autour de la scène en demi-camembert ; sur le pourtour de celle-ci, d’un tunnel à un autre, court une voie ferrée miniature semblable à celle des modèles réduits de son enfance.
Les rideaux du fond s’entrebâillent pour livrer passage à un petit homme qui s’avance sur la scène en faisant un geste de la main, invitant les deux visiteurs à prendre place au premier rang.
Une fois tous deux assis, ils aperçoivent un train qui débouche de l’une des ouvertures pour accomplir son trajet circulaire, les saluant à coups de sifflet tandis que la locomotive à vapeur souffle des bulles de sa cheminée de petites bulles irisées qui s’élèvent rapidement en un chapelet vers la voûte de la salle. Lorsque le dernier wagon disparaît dans le tunnel, l’éclairage diminue jusqu’à plonger les lieux dans l’obscurité.
Quelques secondes de silence dans le noir.
Soudain, faisant sursauter les deux seules personnes du public, des accords musicaux retentissent ; les deux fois trois coups de semonces introduisant La Force du Destin, de Vivaldi. Chaque sonnerie allume les projecteurs dont les faisceaux – d’abord rouges, puis violets, bleus, verts, jaune et enfin blancs au centre – tombent sur la scène.
Commence ensuite le mouvement des violons qu’accompagnent ceux de l’artiste. Cet homme à la taille et au coeur d’enfant, comme en écho à la loco, insuffle l’existence à des sphères légères et les disperse dans la lumière colorée, les assemble, les enfume et les déforme au son de la musique, dentelle torturée accompagnant leur vol jusqu’à l’éclatement qui signe de quelques larmes la fin de leur éphémère vie.
Après avoir marqué une brève pause pour accueillir les applaudissements des quatre mains, le sculpteur de bulles propose à Elisa de monter sur la scène.
Les yeux pétillants, elle accepte volontiers l’invitation et vient se placer au centre d’un plateau circulaire rempli d’eau, les pieds sur un petit podium qui les garde au sec. L’artiste fait alors coulisser autour d’elle du haut vers le bas un cerceau pourvu d’un manche. Il soulève ensuite le cerceau qui remonte le long du corps de la jeune femme, entraînant à sa suite un cylindre d’eau savonneuse, une enveloppe lisse et fragile à travers laquelle Elisa peut voir ce qui l’entoure mais d’une façon étrangement déformée. Son compagnon de balade, même, ne ressemble plus à un fantôme : sa blancheur presque translucide a disparu au profit d’une peau couleur chair et d’habits multicolores. Et elle se surprend à lui trouver un certain charme.
Il lui adresse un clin d’œil... Pouf ! La bulle éclate... Tout reprend son allure initiale.
Enfin, pas vraiment tout. Le (redevenu) fantôme se lève et sort tandis que l’éclairage vire au tamisé.
Elisa demeure un instant immobile.
Derrière elle, une musique soudain s’échappe d’un piano. Elle se retourne.
Le souffleur de bulles a disparu, il a cédé sa place à un pianiste assis devant son instrument noir, faisant glisser en cadence ses mains sur le clavier. Puis sa voix vient se poser sur cet accompagnement qu’elle reconnaît être une interprétation d’Imagine, de John Lennon. Les yeux du musicien pétillent dans le regard d’Elisa qui prête plus attention à son visage qu’à sa chanson. Ses traits ont quelque chose de familier ; ils lui rappellent... le fantôme ! Pourtant il semble bien être de chair et d’os, à l’instar de ce qu’elle a pu apercevoir à travers la bulle - hormis que là, il a troqué les habits colorés de tantôt contre un jean classique et une chemisette... Enfin, s’il s’agit bien de la même personne...
Avant de reprendre le couplet, le pianiste profite du passage musical pour s’adresser à Elisa :
– Venez donc vous asseoir à côté de moi, sur la banquette...
Elle ne se fait pas prier et vient prendre place près du musicien sans oser tourner la tête vers lui. Elle regarde plutôt ses mains qui se promènent sur le clavier.
À la fin du morceau, il laisse sonner la dernière note puis demande :
– Vous aimez chanter ?
– Oui... sous la douche ! se surprend-elle à répondre avec un sourire plaisantin.
Tous deux se mettent à rire.
– Alors, essayez sans eau ! propose le jeune homme.
Ça aussi, c’est une différence avec le fantôme, remarque Elisa, cet homme-là, il est jeune…
– Mais...
– Vous connaissez Stand by me ?
– Oui...
Sans la laisser en dire davantage, il se saisit d’une guitare appuyée contre le piano et commence à jouer l’intro. Lorsque vient le moment de chanter, il inspire et fait un signe de la tête pour inviter Elisa à l’accompagner. Leur duo résonne dans la salle vide comme un concert qu’ils se donnent mutuellement.
Lorsque le dernier accord s’échappe de la guitare, ils se regardent en souriant.
Elle sait que ce doux moment prend fin.
– Le train vous attend... Il faut y aller, intime le jeune homme à Elisa en se levant.
Puis il lui prend la main :
– Au revoir, Elisa.
– Au revoir.... Mais... Comment vous appelez-vous ?
– Léon.
– Léon....?
Elisa hésite encore à partir.
Le train l’appelle de son sifflet caractéristique.
– Allez-y Elisa !
Le train qui la ramène à l’entrée du parc est vide. Complètement vide, cette fois, car le fantôme n’y a pas repris place.
Tandis qu’il roule tranquille pour finir sa boucle, Elisa, assise sur le siège de la locomotive, repense à ce qu’elle a vécu, ces moments de joies, de frissons et d’émotions ; elle revoit ce petit homme qui fait de grandes et belles bulles, le fantôme sous ses diverses apparences, les mots qu’il a prononcés lui reviennent à l’esprit... Ou était-ce Léon ?...
*
Lorsque Elisa se réveille dans son lit, elle se rend compte qu’elle est encore toute habillée. Les rayons du soleil fendent les lames du volet roulant pour l’inciter à se lever. Elle tourne la tête vers le réveil.
– Mince ! Dix heures du mat’ déjà ! s’exclame-telle. Heureusement que je bosse pas aujourd’hui !
D’un bond elle se rend à la cuisine pour se faire couler un café. Elle fouille le placard.
– Zut ! Je croyais pourtant qu’il y avait encore un paquet !
En d’autres temps, elle aurait pensé, dépitée : « Tant pis, j’me fais un thé ». Ce matin, Elisa met une veste légère car elle décide de sortir pour aller acheter son café.
En traversant le séjour, elle remarque le magazine du parc, encore ouvert sur la table basse.
Alors qu’elle passe à côté, elle y jette un regard furtif.
« Quel drôle de rêve, j’ai fait cette nuit ; ça semblait si réel... ! » se dit-elle.
Elle s’arrête soudain. Quelque chose a attiré son attention : l’une des pages est illustrée par une photo où l’on voit Coldplay et, en face du groupe, une jeune femme de profil. Cette jeune femme...
– C’est moi ! s’étonne Elisa à voix haute.
Elle saisit la brochure pour en avoir le cœur net. Sans en être trop certaine et aussi pour se rassurer, elle conclut que non, cette personne lui ressemble beaucoup, certes, mais ce ne doit pas être elle, c’est impossible.
Elle jette le magasine sur la table, marque un temps d’arrêt en dressant l’oreille. Pas de grognement.
« Je commence à travailler du chapeau » se dit-elle en fermant à clé la porte de son appartement. Elle dégringole les escaliers et sort de l’immeuble.
Le choc n’est pas très violent mais plutôt déstabilisant lorsqu’on ne s’y attend pas. Elisa n’a pas vu le passant, et réciproquement, a priori.
– Oh, pardon ! J’étais plongée dans mes pensées, je ne vous avais pas vu...
– Moi non plus, répond le jeune homme en train de ramasser sa casquette tombée par terre lors de la rencontre. Vous n’avez rien ? demande-t-il en se relevant.
Le temps de ce bref échange leur a permis de retrouver leurs esprits. Et, se faisant maintenant face, ils restent interdits en se dévisageant.
– Je vais vous paraître stupide ou ringard, reprend le jeune homme, mais il me semble vous avoir déjà vue quelque part...
– Non... Oui... Enfin, je veux dire que non, vous n’êtes pas stupide et oui, moi aussi il me semble vous connaître... Vous êtes musicien...?
– Exact, j’ai ma guitare avec moi répond-il en montrant l’étui qu’il porte en bandoulière.
– Mais vous êtes aussi pianiste et vous vous appelez Léon, s’enhardit-elle.
Il reste bouche bée.
– Vous devez me prendre pour une folle…
– Pas du tout ! C’est vrai que je suis pianiste ! Mais pour mon prénom, ça pourrait être juste, dans un certain sens... En fait, je m’appelle Noël, explique le jeune homme. Puis, après une seconde de réflexion, il propose : vous avez un peu de temps pour boire quelque chose et discuter, au café, là-bas ?
– Oui, avec plaisir !
– Bon, alors allons-y, Alisée.
– Elisa. Mon nom, c’est Elisa.
– Ah ? C’est étrange, j’étais persuadé que vous vous appeliez Alisée...!
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