CHEZ SÉRÉNA
Ils avaient poursuivi leur lente progression, jusqu'à ce qu'une autre silhouette se dessine entre les arbres. Ici, la forêt était moins dense et ils finirent par déboucher dans une clairière assez vaste. Quelqu'un avançait vers eux à pas lents, assurant sa marche à l'aide d'un bâton de buis.
— Je vous attendais ! Roman, je pensais que tu connaissais le chemin mieux que ça !
— Je n'ai pas vu de chemin, répondit-il avec hésitation.
— Oh, il existe pourtant bien, tu le sais...
Elle les conduisit à la petite maison de pierre, de l'autre côté de la clairière et les fit entrer sous un abri naturel de végétation très serrée.
— Le cheval dormira ici. Amenez Iléa par là.
Elle désignait un tunnel entre les buis. Tout en parlant, elle avait découvert la jeune femme et ôté les sangles qui la maintenaient sur le travoi. Roman la souleva sans effort et suivit l'étrange guérisseuse. Rayan leur emboîta le pas sans rien demander, pour une fois, mais tous sens réglés sur « ultra-sensible ». Ils passèrent une arche et entrèrent dans une pièce constituée d'un mélange de roche et de végétation inextricable. Il y faisait sombre mais peu à peu leurs yeux s'accoutumant à l'obscurité, ils distinguèrent au centre de l'endroit un tertre circulaire recouvert d'une herbe qui semblait si douce qu'ils s'y seraient roulés avec plaisir. Séréna sourit à leurs pensées d'enfants.
— Installe-la dans le cercle, la tête vers le Nord. Ça a l'air douillet, n'est-ce pas ? mais c'est l'infirmerie, et je ne vous souhaite pas d'avoir à vous y étendre.
— Ça avait juste l'air très agréable, murmura Crin de Feu en effleurant l'herbe du bout des doigts.
— Ça l'est. Maintenant, asseyez-vous près de ce hêtre, là. Je vous demande juste un peu de calme.
Son geste les avait fait reculer vers l'arbre en question. Il était tout jeune encore, à peine une dizaine de mètres de hauteur, mais bien droit, solidement arrimé à la terre, et il chantait déjà très bien. Alors qu'il n'était encore qu'une graine, c’était sa voix qui avait attiré l'attention de Séréna, et elle l'avait planté là, dans son édifice sylvestre, près d' un châtaigner et d'un frêne. Ils formaient un triangle par lequel se concentraient les forces de la nature, l'énergie et les esprits invoqués.
— Qu'est-ce qu'elle va faire ? chuchota Rayan.
— Des choses de sorcière, de la magie. Alors, ouvre grands tes yeux et tes oreilles ! Tu auras moins de questions à poser !
— De la magie... je n'aurais jamais pensé voir un truc pareil ! répondit le jeune homme sans même remarquer l'amicale moquerie.
— Assieds toi et reste tranquille, insista son guide, le contraignant à s'installer sur le sol couvert de feuilles.
Séréna s'était agenouillée près d'une source qu'ils n'avaient pas remarquée, cachée entre des pierres d'un blanc laiteux. Elle s'était soigneusement lavé les mains en parlant à mi-voix et s'était relevée. Elle prit dans le creux d'un arbre un petit pot rond et une coupelle taillés dans la même roche blanche. Elle les posa dans l'herbe, près de sa patiente, ôta le couvercle du pot contenant une poudre rouge qu'elle disposa dans la coupelle. D'un geste lent, elle passa la main au dessus et la poudre s'embrasa, dégageant une fumée à la fois âcre et grisante. Le récipient à la main, elle fit ensuite le tour du tertre de droite à gauche en disant d'une voix dont la force surprit les deux hommes :
— Par la grâce qui me fut donnée, je déferai ce qui a été fait !
La fumée passa du rouge au noir. Un vent violent se leva instantanément, lui arrachant la coupelle des mains qui se brisa sur les rochers de la source. Séréna étendit une main au dessus de la tête d'Iléa et tendit l'autre vers le ciel en criant :
— Par la grâce qui m'a été donnée, Je défais ce qui a été fait !
Le vent redoubla de violence dans un hurlement terrifiant, mêlé de cris de fureur, de haine et de douleur.. Des éclairs sillonnèrent la chapelle de verdure en tous sens. La terre se mit à trembler, ajoutant au vacarme. Séréna maintint la position, bien campée sur ses jambes. Sa robe claquait comme une voile dans la tempête, ses cheveux bondissaient autour de sa tête comme des serpents furieux.
— Je défais ce qui a été fait !
Des visages, des corps effrayants, apparurent entre les éclairs et la fumée de plus en plus dense. Les arbres se pliaient sous la poussée d'une force rageuse, feuilles arrachées, rameaux brisés voltigeant. Des flammèches s'éparpillaient de leurs cimiers enflammés. Ils gémissaient de douleur, se tordaient, alors que se propageait l'incendie. Rayan et Roman s'étaient levés d'un bond instinctif et, sous leurs yeux ébahis, le corps de Serena fut soulevée comme un brin d'herbe et violemment projeté au sol. Elle se releva en chancelant. La lumière noir qui avait envahi son regard les dissuada de s'avancer même pour l'aider. Elle avait reprit place près d'Iléa. D'un mouvement sec de la main, elle souffla les flammes des arbres, puis, rejetant la tête en arrière, bouche grande ouverte, elle jeta un cri, un rugissement terrible qui, à son tour, ravagea la chapelle et rompit le lien de haine qui tenait Iléa enchaînée à Jordan. Peu à peu, la fureur des éléments s’apaisa. Serena se laissa tomber à genoux dans l'herbe en disant d'une voix épuisée mais ferme :
— Par la grâce qui me fut donnée, j'ai défait ce qui avait été fait !
Iléa soupira profondément puis un faible sourire éclaira son visage. Les deux hommes s'étaient approchés avec hésitation. Voyant que tout restait calme, ils aidèrent Serena à se relever. Promenant un regard inquiet autour d'eux, Rayan demanda :
— C'est vraiment fini ?
— Oui, jeune homme. C'est fini. J'ai rompu le sort. Iléa est libre, et elle guérira.
— Merci, murmura Roman. Merci.
La sorcière eut alors ce geste étonnant: elle lui caressa doucement la tête avant de lui dire :
— J'ai brisé le lien, Crin de Feu, mais je ne peux rien faire contre la haine de cet homme. Tu comprends...
— Je veillerai sur Iléa, mieux que sur moi-même. J'en fais le serment.
— Que dit La Rumeur ? Si tu savais...
— Sois prudent. Bon, j'ai encore un peu de travail ici. Ensuite, nous la laisserons se reposer. Attendez-moi à l'extérieur.
Dans la clairière, aucune trace du combat. Tout était paisible. Le soleil, sur son déclin, traçait des rayons d'or liquide entre les troncs. Rayan se frotta vigoureusement les yeux, interrogeant son compagnon :
— Qu'est-ce qu'il s'est vraiment passé ?
— Je ne suis pas un expert, mais je pense que Jordan avait ensorcelé Iléa, en quelque sorte, et qu'il se repaissait de sa souffrance.
— C'est écœurant.
— C'est la guerre. Nous aurons de ses nouvelles. C'est certain...
La voix de Serena interrompit leur conversation. Elle chantait. Curieux, ils se rapprochèrent de l'entrée et restèrent bouche bée. Elle chantait, et sa voix avait la pureté du cristal, quelque chose qui n'était pas de ce monde, un accent aérien, une vibration céleste. Elle passait d'un arbre à l'autre, les embrassait, les félicitait, les caressait tendrement. Elle chanta et leur parla, les cajola, les soigna. Elle les aimait tant...
Rayan tremblait incontrôlablement. Ce chant lui déchirait le cœur, emplissait son âme de bonheur, lui arrachait rire et larmes, en vagues indisciplinées. Quand la houle fut passée, il s'allongea sur la terre, se roula en boule et s'endormit aussitôt. Inquiet, Roman s'accroupit et lui toucha le front en quête de fièvre. Mais en fait, il le trouva bizarrement froid. Inquiet, il allait appeler la sorcière, mais sa voix résonna juste derrière lui. Il se releva et l'interrogea du regard.
— Pour renaître, il lui faut d'abord mourir. C'est pour cela qu'Adesha me l'a envoyé. J'ai commencé le travail dès que vous êtes entrés sur mon territoire.
— Le travail ? Il va vraiment mourir ?
— Ça y ressemble.
Quelque chose se hérissa, se rebella dans l'esprit de Roman.
— Crin de Feu, le monde est plein de magie. Je ne fais que prendre et donner. Sois confiant, vous n'avez jamais eu aucune raison de me craindre. Je ne lui veux aucun mal. Et ce n'est pas moi qui ait interdit la magie. Ce sont eux qui nous ont fermé leurs portes depuis des millénaires, conclu-t-elle en désignant Rayan, piètre représentant des Villains, et tout ça par peur. Alors, je vais faire ce que je dois faire et tu vas m'attendre dans la maison, si cela heurte ta sensibilité !
— C'est pas ça, c'est juste que...
Il s'interrompit, embarrassé.
— Ôter la vie... rendre la vie... se faire l'égale des dieux... si toutefois ils existent...
— J'ai dit « ça y ressemble », rappela Serena avec impatience.
— Oui. C'est...
— C'est effrayant, n'est-ce pas ?
Il y avait une étonnante douceur dans sa voix.
— C'est ça, oui.
— C'est effrayant, mais tu m'as confié Iléa...
— Je n'avais pas le choix, et tu as toujours été bonne avec elle.
— Alors, laisse-moi faire ce pour quoi la Nature m'a faite, je te prie. Et sache que c'est grande chance pour vous que je sois de votre côté. Tu peux rester ici ou rentrer dans la maison. Il y a du pain et des noix sur la table.
— Je vais vous laisser tranquille.
— À ton aise, Homme qui court avec les chevaux.
Roman était entré dans la maison. Il détailla rapidement la pièce unique où l'âtre encore plein de braises dispensait une lumière douce. L'aménagement était restreint: une table, deux chaises, une étagère où se côtoyaient quelques bols et assiettes de bois, casseroles de cuivre et des pots de terre cuite. Partout aux poutres étaient accrochés des bouquets de plantes, des paniers pleins d'autres. Ici et là, d'étranges pierres et des choses qu'il n'avait jamais vues. Il nota l'ambiance paisible du lieu.
Par la fenêtre, il voyait Serena debout devant Rayan. Elle étendit les mains au dessus du Villain. Elle était entourée d'une lumière indigo qui diffusait dans toute la clairière. Ses lèvres bougeaient mais il n'entendait pas ce qu'elle disait. Ses paroles étaient couvertes par une sourde vibration qui semblait venir de partout à la fois. Le corps de Rayan trembla et se tendit comme un arc avant de retomber, inerte, dans les feuilles. Et Serena libéra Rayan de sa puce. Roman aperçut un éclat lumineux dans la main de Serena avant qu'elle ne referme le poing et ne l'enfouisse dans son tablier. Rapidement la lumière indigo perdit de son intensité et disparut, comme aspirée par le corps du jeune homme. Serena s'agenouilla alors près de lui et le baisa au front.
— Demain, tu reviendras parmi nous.
Ses mots avaient résonné dans le silence revenu. La vibration avait cessé. Roman se sentit soudain très fatigué. Il tira une chaise près de la cheminée, remit un peu de bois, s'assit pesamment et soupira en allongeant les jambes.
— Tu me peines, Crin de Feu, s'exclama l'Ancienne en entrant peu après. Un solide gaillard comme toi doit manger ! J'ai déjà deux patients à surveiller, j'aimerais autant ne pas avoir à te servir de nourrice !
Ses brillaient d'un sombre éclat, mais il y avait de la bonne humeur dans sa voix.
— Je sais que tu te sens mal à l'aise, mais reconsidère les choses, si je n'étais pas intervenue, ta belle serait en train de mourir car Jordan aurait bu sa vie jusqu'à la dernière goutte. Et, ce jeune homme ne vous aurait été d'aucune utilité. Alors, détends-toi et réfléchis !
— Je ne voulais pas vous offenser. Tout devient tellement confus depuis quelques temps...
— Tu vois, Roman, l'espèce humaine change de plus en plus. Dans quelques décennies, il y aura plus de Différents que de représentants de l'ancienne souche. Peut-être même qu'un jour elle s'éteindra.
— Mais pour le moment, nous somme encore une minorité.
— Nous sommes bien plus nombreux que tu ne le penses.. Beaucoup d'entre nous n'ont pas conscience de leur vraie nature, d'autres la cachent, la renient parfois. À cause de cette saleté de Livre des Lois !
— J'espère qu'un jour, tout cela finira, et qu'on pourra vivre en paix. Je veux y croire. Je suis un homme de la terre et ma vie me convient comme elle est.
La vieille femme n'avait pas répondu. Elle avait juste hoché la tête en le regardant avec une intensité et une profondeur qui lui firent baisser les yeux.
— Pauvret... souffla La Rumeur.
Elle s'était assise et lui avait coupé une tranche de pain.
— Vous ne mangez pas, Serena ?
— Ne t'inquiète pas, il y a bien longtemps que je n'ai plus tant besoin de ça...
Il grignota, sans appétit, se disant que l'air, ici, semblait le nourrir, ou la lumière, ou autre chose. Fatigué, il salua la sorcière des Grands-Bois et s'en fut s'allonger sous un beau châtaigner. Entre les branches, il voyait les étoiles. Le temps avait changé. Le Cers avait balayé les lourdes nuées maritimes au terme d'un combat épique. Demain, il ferait beau, mais il sentait le parfum de l'hiver amené par le vent. Enroulé dans sa cape, il se laissa, peu à peu, envahir par une paix, un abandon tranquilles. État de grâce. En rêve, il caressa les cheveux d'Iléa, déposa un baiser derrière son oreille et recueillit son sourire comme un miel doré. Ils étaient amants, amis et complices, chacun librement offert à l'autre. Mais à présent, il savait que le lien qui les unissait était bien plus solide.
Rayan s'était éveillé bien avant le lever du jour, dans un état de confusion qui lui sembla durer des heures, jusqu'à ce qu'il se souvienne pleinement comment il était arrivé dans cette clairière. Alors, rassuré, il s'étira longuement et se dirigea vers la maison d'où lui parvenaient les échos d'une conversation. Il était tout près, mais avant qu'il n'ait eut le temps de signaler sa présence, Séréna l'avait apostrophé :
— Rayan, te voici revenu parmi nous ! Je suis contente de te voir ! Je disais justement à Roman que vous alliez devoir retourner chez vous. Je vais garder Iléa quelques temps. Elle vous rejoindra quand elle sera guérie. Elle connaît le chemin et n'a pas besoin d'escorte, soyez tranquilles.
Toi, Rayan, je t'ai débarrassé de ta puce. Tu es libre maintenant. Il se peut qu'au début tu aies quelques soucis de mémoire, mais ce ne sera que passager. Tous ceux que j'ai libérés ont ressenti ça. Il semble que cela passe en quelques jours. Va directement donner des nouvelles à Adesha, je te prie.
— Je vous le promets.
Les deux hommes rentrèrent, suivant le “ chemin ” en sens inverse, sans s'égarer et sans escorte.
Rayan apprenait à aimer la forêt. Et il avait un bon professeur. Roman était né sous ces frondaisons, et y avait grandi dans la douceur d'un foyer paisible. Mais le destin ayant cependant parfois de méchantes idées, ses parents furent emportés par une sombre fièvre. Il fut recueilli par sa grand mère maternelle et finit de grandir grâce à ses bons soins et son amour dans cette contrée qu'il aimait et dont il finit par connaître chaque coins et replis.
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