JOURNAL DE NORBERT, DE NOUVEAUX ARRIVANTS
Le Voyageur est revenu quatre jours plus tard. Il est arrivé peu de temps après la tombée du jour, avec son bâton et la machette à la ceinture. Les chiens m'avaient averti. Je l'attendais sur le pas de la porte.
— Ah, quelle bonne surprise ! Je me demandais si j'allais vous revoir !
— Je me suis installé à Campeau.
— Entrez, entrez ! On sera mieux à l'intérieur pour discuter.
Tandis que je sortais deux verres et la bouteille, il s'est assis, les jambes étendues devant lui, les mains croisées derrière la tête, l'air satisfait. Il est moins âgé que je ne l'avais cru à notre première rencontre, mais il doit quand même avoir passé les quarante ans. On a trinqué, à la mode du bon vieux temps. Ça m'a fait un drôle d'effet et je m'en suis senti ragaillardi. Peut-être que tout allait rentrer dans l'ordre. J'espérais encore un peu, même si, au fond de moi, je sentais que le monde ne serait jamais plus comme Avant.
Il m'observait d'un œil à la fois critique et curieux. J'ai resserré mon pardessus autour de moi, comme une cape magique en soupçonnant le nouveau venu d'avoir la désagréable faculté de lire jusque dans mon cœur. Si je connais bien ma part obscure, je ne suis pas prêt à la partager avec qui que ce soit. Il a haussé les épaules, presque imperceptiblement, comme s'il répondait à mes pensées par un : « peu importe, finalement ». J'ai repris à la hâte :
— Bon, alors, je dois vous appeler comment ?
— On m'a nommé Salomon.
— Moi, c'est Norbert. On choisit pas...
N'y tenant plus, j'ai posé la question qui me brûlait les lèvres :
— Est-ce que vous avez rencontré beaucoup de monde en venant ici ?
Il avait siroté une gorgée avec un air impénétrable qui m'avait mis les nerfs en pelote. J'aimais pas sa façon de faire le mystérieux et je lui aurais volontiers botté le cul, histoire de lui remettre les idées en place ! Au lieu de ça, je me suis surpris à réitérer ma question, calmement, poliment même :
— Est-ce que vous avez vu beaucoup de survivants ?
— Ça dépend de ce que vous appelez beaucoup.
J'avais une grosse envie de le gifler, de le secouer. Il me rendait dingue ! Je ne comprenais pas pourquoi cela m'était si important mais je voulais une vraie réponse et j'avais repris, les mâchoires crispées :
— Est-ce que vous avez rencontré du monde ? Ça fait longtemps que je suis seul. Et c'est angoissant de ne rien savoir.
Dans son regard, il y avait quelque chose comme de la pitié. Ça avait un goût amer. J'avais avalé une bonne lampée de ce Corbières exceptionnel pour faire descendre.
— Il doit rester un tiers de la population, tout au plus.
— À ce point... mais où sont-ils ?
— La plupart se sont regroupés près des villes...
J'ai senti comme un froid s'infiltrer sous ma chemise. Quelque chose clochait.
— Et... comment ça s'organise ?
Les mots râpaient un peu dans ma gorge. Je devinais que mes espoirs de sauvetage miraculeux allaient s'effondrer.
— Le monde s'en va à la barbarie.
Sa réponse m'avait fait l'effet d'une douche glacée. Terminés mes rêves de cinéma et d’interviews nés en 2012. Ils avaient persisté jusqu'à maintenant, mais finalement j'étais le Robinson d'un film qui ne serait jamais tourné. Un film qui n'existerait jamais que dans ma caboche. J'en aurais chialé !
— C'est vraiment le chaos, avait-t-il repris, je comprends votre déception, mais c'est la réalité.
— Va falloir faire avec.
— Ou plutôt sans.
— Vous êtes un rigolo, hein ?
— Je ne vais pas pleurer la disparition des deux tiers de l'humanité ! Qu'est-ce que vous croyez ? Que tout aurait pu continuer encore pendant des millénaires ?
J’ai été surpris de la colère qu'il dégageait.
— Je ne sais pas.
— Et bien, moi, je ne crois pas ! Parce qu'on a fait n'importe quoi ! Nous avons oublié la définition de l'Humain, et nous récoltons ce que nous avons semé ! Y a rien de compliqué là dedans !
— Mais...
J'allais poursuivre quand on a entendu les chiens.
— On a de la visite.
J'ai sorti en hâte le fusil de chasse que je tenais caché sous le bar. Après cette conversation sinistre, j'étais à cran. Il m'a jeté un regard à peine surpris puis a reporté son attention sur la porte. Les chiens étaient tout près et ils grognaient d'une façon que je n'avais encore jamais entendue, puis ils se sont mis à gémir et je me suis dit que, ce qui était dehors leur faisait une peur bleue.
Trois coups à la porte. On n'a pas encore oublié les bonnes manières.
— Ça viendra, chuchota La Rumeur.
J'avais répondu la formule magique. Salomon était toujours assis, mais il avait replié les jambes et se tenait prêt à bondir. Celui-ci avait survécu parce qu'il apprend vite... ou savait déjà. La poignée avait tourné et la porte s'était ouverte lentement.
Il faisait sombre. Qu'est ce que j'aurais donné pour une torche électrique ! Mais il y avait déjà un bout de temps que j'avais raflé les dernières piles du village. J'aperçus une silhouette maigre qui s'appuyait sur un bâton. De longs cheveux clairs. Mon sang s'était d'abord figé puis s'était mis à bouillonner. Une femme ! Il y avait tellement longtemps que je n'avais vu une telle merveille ! Je me souviens avoir pensé : heureusement que mon arme était dans l'ombre, j'aurais pu l'effaroucher !
— Mais entrez donc, mademoiselle ! vous êtes la bienvenue !
Elle avait passé la porte et, derrière elle, j'ai vu les trois autres. Des mômes ! Et, comble de malchance, la belle blonde de mes rêves s'est révélé être une vieille ! Une éternité d'abstinence, et qu'est-ce qu'on m'offrait ? Un cadavre ! Un zombie ! Cette journée était vraiment pourrie ! Le temps que je me ressaisisse, ils étaient tous entrés.
Salomon était debout, à présent, face à elle. Il lui avait dit « Bonsoir, Madame. » J'ai cru que j'allais éclater de rire. Mais je ne voulais pas louper la suite.
— Bonsoir, monsieur. Mon nom est Séréna.
J'ai immédiatement noté la fermeté et l'assurance de sa voix. En fermant les yeux je lui aurais donné vingt ans de moins. Salomon l'observait à la lueur du feu. Elle se tenait très droite, entre nous et les mioches, comme une laie entre les chasseurs et ses marcassins. D'une voix étonnement douce, il lui a demandé :
— Je vous ai aperçue, à Carcassonne. Vous m'avez suivi...
— Oui, de loin...
— Pourquoi ?
— Parce que vous aviez l'air sagement décidé ! Et que les gens décidés à autre chose qu'à piller et tuer, y en n'a pas beaucoup. Vous semblez avoir un but, voilà pourquoi.
— Et eux, c'est qui ?
— Des Enfants Perdus.
Le Voyageur les avait regardés attentivement. Ils étaient trois, deux garçons et une fille. Et, perdus, ils en avaient vraiment l'air. Ils étaient maigres et sales. Leurs yeux brillaient d'épuisement et de peur. La vieille les avait fait suivre, à marches forcées, cet homme qu'elle avait pressenti comme leur chance de salut. Elle fit une brève et intense prière, ça se voyait, pour qu'il leur permette de rester avec lui. Avec l'hiver qui arrivait, elle devait mettre sa petite tribu à l'abri. Décidément, les gens sont trop prévisibles !
— Bon, je suppose que vous voulez rester ici, avait ajouté Salomon.
— Ce serait bien. Les enfants sont fatigués. Ils ont froid et faim, et il fait nuit.
Bingo, j'avais vu juste !
— Pas question, pas au village ! Trop de bouches !
J'avais posé mon véto. Qu'ils aillent ailleurs puisque la population avait tant diminué ! Il devait y avoir de la place !
Salomon avait sans rien dire rempli son verre, une fois pour chacun. Je n'avais pas osé protester. Après ça, il avait juste ajouté, en prenant son bâton :
— Allons-y !
Je les avais regardé sortir. Personne ne m'avait salué et personne ne m'avait répondu quand j'ai affirmé que j'étais quand même maître chez moi !
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