ARKAN ET ENGUERRAND, MISE AU POINT SUR LES RELATIONS HUMAINES

Ils avaient passé la soirée dans le hameau paisible du Linas où on leur offrait toujours bon accueil.
Enguerrand s'était absenté pour la nuit, heureux de retrouver sa Belle d'Âme, la douce Juliette qui lui avait donné tant d'espoir dans sa geôle. Il l'avait tendrement serrée contre son coeur au petit matin, lui promettant de revenir dès que possible et il était parti après un dernier baiser.
Arkan l'attendait sur la placette, assis sur la margelle du puits. Ils se saluèrent en silence et s'éloignèrent rapidement.

La vie s'éveillait au rythme des premières lueurs du jour. Ils effrayèrent une famille de lapins qui s'éparpilla en une seconde, puis ce fut un chevreuil qui croisa sans hâte leur chemin. Enguerrand profitait de la paix du moment, à sa façon, marchant avec aisance et délectation entre les arbres. Arkan avançait, le pas hésitant, fatigué. Le soleil était proche de midi.

― On se fait une pose ici, proposa Enguerrand.

― Oui, merci.

― Tu as une sale tête. Mal dormi ?

― Pas dormi.

― Tu as rejoint la Danseuse ?

― Oui.

― Alors vous avez fait quelques excès...

Malgré ses lugubres pensées, Arkan sourit. C'était pour des réflexions comme celle-ci qu'il appréciait tellement son frère, pour cette ruse déguisée en banalité qui le faisait toujours craquer. Et là aussi, il allait craquer, il le sentait. Il aurait préféré ne pas en parler, mais c'est déjà trop tard.

― Bon, alors, quoi ?

― Arrête...

― Non. Depuis qu'on est partis, je ne t'ai vu qu'une fois en douce compagnie.

― Je sais...

― Pas moi !

― Enguerrand, chut...

― Je ne suis plus ton frère ?

Ils mangèrent une boule du Sampa* offert par Juliette, en poursuivant la conversation :

― Saphira t'a dégoûté à ce point ?

― Non, c'est pas ça, mais...

― Raconte !

Arkan se frotta le visage. Il se sentait tellement fatigué...

― C'est d'accord, je vais te dire, mon frère.

― Merci.

― Il y a quelques étapes, j'avais rencontré une femme et accepté son invitation. Quand elle m'a entraîné dans les fourrés où elle avait son nid, tout est allé très vite. Je voulais lui dire...

― Et ?

― Elle m'a enlevé la chemise, comme seule sait le faire une femme, comme par magie.

Sourire des deux.

― Mais quand elle a vu mon corps, ses yeux se sont remplis d'effroi et de larmes... Elle a posé une main sur mon épaule et elle l'a vite retirée. Elle tremblait.

― Pas facile.

― Elle m'a dit qu'elle était désolée... J'ai répondu que ce n'était pas grave, que je comprenais...

― Et elle est partie...

― Oui.
Arkan avait fermé les yeux, mais son frère insista :

― Et la Danseuse, hier ?

Il baissa la tête, le rouge aux joues et répondit à mi-voix :

― J'ai décliné son invitation. Je n'ai pas eu le courage...

― Tu aurais pu lui expliquer, la préparer...

― Ce n'est pas grave...

― Ce n'est pas grave, prétend ta bouche... Mais tes yeux me disent le contraire !

― Enguerrand...

― Non. Je ne vais pas me taire, c'est hors de question ! Je vais te dire ce que je pense. Je suis d'accord, c'est impressionnant, mais les femmes sont fortes et probablement, le choc passé, elles auront tendance à te chouchouter.

― Je ne sais pas... Et puis aussi, je n'arrive plus à faire sonner mon luth correctement, ma voix ressemble à un grincement de porte, je fais peur aux Dames et je suis épuisé après une demi-journée de marche. Saphira a fait de moi un mort vivant... et je la fuis comme un lâche...

Arkan , malgré ses airs de charmeur conquérant avait toujours été impressionné par les dames. Il les sentait infiniment différentes, fascinantes, inexplicablement étranges.

Et Saphira... ricana La Rumeur.

Enguerrand sentit monter en lui une flambée de rage, se demandant comment une telle splendeur pouvait receler autant de noirceur ? Il lui trancherait volontiers son joli cou, et avec plaisir... Ils étaient repartis en silence, chacun absorbé par ses pensées.
Plus tard, une fois le campement établi, il avait renoué le fil de la conversation. Il voulait rassurer son frère qu'il sentait profondément déstabilisé.

― Arkan, il ne faut pas désespérer. Quand on en aura fini avec cet épisode pourri, tu pourras réapprendre à jouer. Et pour les dames, tu dépasseras ta peur, pour toutes celles qui sont douces et aimables. Tu vas revivre.

― Peut-être...

― Samira a dit aussi que ton esprit a subi un choc terrible et qu'il faut souvent beaucoup de temps pour retrouver un équilibre.

― Je détalle devant Saphira comme un lapin, je suis incapable de lui faire face, je me dégoûte.

― Faut pas, parce qu'on n'a pas affaire à quelqu'un de normal. Cette femme a quelque chose de monstrueux... Moi aussi j'ai la trouille. Mais on va s'en sortir !

* Sampa : Boulettes végétales à base de farine de châtaigne ou autre, agrémentées de baies, fruits, plantes aromatiques et miel, séchées, pour les déplacements et la conservation de nourriture pour l'hiver.